Auteur : Blog de la Plateforme d'Observation des Droits Culturels
La Plateforme d'Observation des Droits Culturels vise à problématiser les droits culturels par une recherche participative avec des Centres Culturels; elle relie et valorise initiatives et idées en ce sens.
Ce rapport de recherche présente quatre années de travaux et de recherche participative menés par la Plateforme d’observation des droits culturels de Culture & Démocratie (Plateforme) entre 2022 et 2025.
Il prolonge les acquis de la précédente phase de recherche en termes d’observation et d’évaluation de l’effectivité des droits culturels1. À travers des études de cas et des pistes de recherche2, cette première phase avait pu amener des questionnements liés à l’effectivité des droits culturels au niveau des signaux de progression de ces droits, aux actions qui les renforcent ou non, à des leviers ou des freins à leur exercice. De même, cette recherche avait également réussi à développer son propos au regard de la diversité d’appréhension des droits culturels dans les pratiques, des différentes manières d’observer et évaluer l’effectivité de ces droits. De la sorte, des questions transversales touchant à l’exercice de ces droits avaient été relayées et discutées avec les participant·es de la recherche, en ce qui concerne notamment des aspects liés au langage, au temps, au plaisir, à la responsabilité et à la place donnée à l’humain.
À présent, la question de la précédente recherche « comment observer l’exercice des droits culturels ? » évolue, en dialogue avec les équipes partenaires et le terrain, vers la problématique de « comment travailler avec les droits culturels ? ». Ce questionnement élargi constitue l’objet de réflexion de ce rapport de recherche à travers l’examen de la Plateforme, de la recherche participative menée aux autres axes de travail .
Dans cet ordre d’idées, le rapport se déploie en plusieurs étapes :
Une première partie vise à poser le contexte de la recherche (II.) et définir la méthodologie participative (III.). Au niveau du contexte, ce sont surtout les instances, les missions, l’état de l’art et la question de recherche qui évoluent en vue d’un approfondissement et d’une dynamique associative autour de la Plateforme. La méthodologie prolonge les acquis de la précédente convention mais identifie aussi les limites. En ce sens, elle se fait davantage participative et dans une co-construction plus étroite avec les partenaires.
Ensuite, une seconde partie renvoie aux matériaux de recherche avec dix études de cas (IV.) qui sont tirées de la démarche participative de recherche. Celles-ci présentent les institutions partenaires et ce qui leur a posé question. Leurs attentes orientent le choix de l’action et son suivi. Suite à cela, le chargé de recherche propose un outil conceptuel et une analyse du suivi pour en dégager finalement un enseignement.
Ces pistes aboutissent à des conclusions et perspectives (VI.) pour ce rapport. Une bibliographie et des annexes (VII.) viennent référencer et compléter le propos.
1. Introduction à la piste de recherche « faire culture commune »
La partie du rapport de recherche consacrée aux pistes de recherche vise à reprendre les travaux d’observation et d’analyse réalisés avec les partenaires pour les mettre en rapport et les problématiser au regard d’un aspect qui s’est spécifiquement dégagé à travers la recherche participative. Il s’agit ici de tirer le bilan de la démarche de recherche participative et plus généralement de la méthodologie pratiquée par la Plateforme qui ont été mises en œuvre durant les quatre années de convention. Pour ce faire, nous nous basons sur le rapport général d’évaluation qui a été remis au comité d’accompagnement du projet au niveau de l’Administration générale de la Culture (AGC) de la FWB1 . Dans le cadre de ce document, les actions ont été décrites et évaluées au regard du décret éducation permanente du 17/7/2003, mis à jour en 2018, et les textes complémentaires2, ainsi que des référentiels des droits culturels pratiqués en FWB3.
2. Synthèse des évaluations des axes et missions
Pour rappel, précisons que par souci d’efficacité et de cohérence, les missions ont été structurées en différents axes de travail et selon un séquençage temporel4 afin de clarifier les tâches, les prioriser et les planifier, de les mettre en œuvre et les évaluer distinctement au fur et à mesure, de mener de concert plusieurs types de missions en même temps que celles-ci puissent interagir les unes avec les autres à travers la démarche déployée par la Plateforme. Ces axes sont décrits dans la partie II. Contexte de la recherche de ce rapport. Nous voudrions ici reprendre les évaluations de ces axes pour ensuite, en tirer des enseignements sur la démarche.
A. La recherche 2022-2025
La recherche a été menée en plusieurs temps d’observation dans l’action, des temps d’entretiens semi-directifs et des ateliers réflexifs. Nous renvoyons pour plus de détails vers la partie III. Méthodologie participative et vers le protocole d’observation des droits culturels.
Les premiers temps de rencontre :
Ceux-ci ont été capitaux pour comprendre la réalité du centre culturel et cerner au mieux les attentes des équipes au regard de la recherche participative. Par exemple, pour les premières rencontres avec le centre culturel de Liège Les Chiroux (Chiroux), l’attente du directeur consistait en de l’échange autour de l’évaluation ainsi que de la co-construction d’un outil d’évaluation. En dialoguant, cela a évolué non pas vers la production d’une méthodologie prête-à-l’emploi mais vers la problématisation des concepts et méthodologies d’évaluation de l’effectivité des droits culturels. Au regard du décret EP, nous pouvons constater que le chargé de recherche et d’animation s’est efforcé d’impliquer le directeur dans la formulation de la question de recherche à partir de ses attentes et sa réalité au sein de la structure. En termes de droits culturels, nous avons indiqué dans les rapports d’activités qu’il y avait une prise en compte des droits à la participation et à la coopération au sens de la Déclaration de Fribourg5, en mettant en place les conditions pour que les partenaires puissent prendre part à la démarche, apporter une part à la recherche participative et en retirer une part6. Qui plus est, il y a une volonté de se connaitre l’un·e et l’autre pour cerner les attentes et pouvoir être en phase dans la démarche. Cela passe par des considérations du droit à l’identité et à la diversité culturelles au sens de la Déclaration de Fribourg, à savoir les possibilités pour l’un·e et l’autre des partenaires de s’exprimer avec légitimité, tout en veillant à développer la réciprocité par la (re)connaissance de chaque réalité. C’est en ce sens que Jérôme Wyn, directeur des Chiroux, témoigne de la démarche de la Plateforme qui propose des temps de réflexion et d’échange autour des droits culturels et à partir des réalités des un·es et des autres, tout en confrontant les différentes interprétations et en permettant le débat entre pratiques et référentiels théoriques. La démarche de la Plateforme est, pour Jérôme Wyn, assez précieuse car au fur et à mesure de la recherche participative , ces droits se démocratisent et une culture commune s’établit au sein et entre les équipes des centres culturels partenaires notamment.
Les temps de suivi :
Ceux-ci ont été menés à travers l’observation, les entretiens et les ateliers réflexifs. Ils illustrent véritablement la méthodologie mise en place dans le cadre de la recherche participative. Au fur et à mesure des temps de travail ensemble, les référentiels des droits culturels ont pu être abordés pour permettre aux équipes de se les approprier davantage et de clarifier leur interprétation. Le questionnement entre droits culturels et pratiques artistiques a été nourri par les temps d’observation et les retours sur les ateliers réflexifs observés en entretien. Par exemple, l’équipe du centre culturel de Liège Ourthe et Meuse (CCOM), a pu nourrir une réflexivité sur les actions menées par l’institution à l’aide d’outils et en vue de la rédaction de son dossier de demande de reconduction. Un temps d’échange autour de leurs pratiques avec d’autres centres culturels partenaires a eu lieu dans le cadre des journées communes organisées en automne 2023. Au regard du décret EP, nous constatons que la recherche participative vise de nouveau à impliquer les travailleur·ses dans la formulation du questionnement et dans la démarche de recherche. Ceci, en prêtant attention à ce que les préoccupations et attentes des partenaires soient satisfaites et intégrées dans la recherche participative, pour venir la développer. Ces aspects renvoient manifestement aux droits à la participation et à la coopération dans la mesure où il s’est agi de mettre en place des conditions pour que le suivi laisse la place à chacun·e de prendre part à la recherche et d’être acteur·ice des pistes de recherche, que les travailleur·ses en retirent une part autant qu’elles et ils puissent y contribuer. Cette étape précisément a amené à proposer différentes manières d’accéder et de suivre la démarche – différents formats d’échange (observations, entretiens, ateliers réflexifs) –, pour que chacun·e puisse y prendre part selon ses capacités. Au passage, cela a aussi provoqué d’autres échanges quand, par exemple, des travailleur·ses ont poursuivi leurs réflexions en-dehors des moments identifiés formellement comme relevant de la recherche. Le témoignage de Pascale Pierard, directrice du CCOM, vient étayer ce constat: « À de nombreuses reprises, j’ai collaboré avec la Plateforme. Le travail se fait de façon fluide, professionnelle, dans un climat de bienveillance. Ce travail apporte une vision élargie des actions, il permet un questionnement sans jugement, développe l’esprit critique et constructif. » Elle relève aussi que le travail mené par la Plateforme permet de développer l’appropriation des droits culturels au sein de son équipe tout en élargissant les points de vue et ce, dans un temps long de suivi qui permet que cela s’incarne dans les pratiques. Chemin faisant, la Plateforme permet d’asseoir des notions relatives aux droits culturels, de favoriser la mise en mots et en récits des pratiques en ce sens, de renforcer les échanges et favoriser le dialogue réciproque entre référentiels et pratiques.
La clôture des observations :
Celle-ci a été réalisée avec l’outil analyse de cas. Elle atteste de façon emblématique de l’approfondissement des réflexions autour des droits culturels avec les équipes. Par exemple, avec l’équipe du centre culturel d’Evere l’Entrela’, nous avons pu réfléchir sur l’évolution de l’effectivité du projet Potagers collectifs grâce à l’outil analyse de cas. Ca a été une occasion de découvrir, tester et s’approprier une nouvelle manière d’évaluer collectivement et de travailler ensemble la mise en mots et en récit de l’observation et de l’évaluation au regard des droits culturels. Aussi, cela a permis à l’équipe de faire un bilan du processus en cours et d’imaginer des pistes pour la suite. Au regard du décret EP, il y a bien implication des participant·es à la formulation du questionnement et de la démarche de recherche, avec un ancrage dans les préoccupations des travailleur·ses et leurs attentes. Qui plus est, avec la pratique de l’outil analyse de cas (dans le cadre de ce suivi et antérieurement lors d’une grande rencontre territoriale organisée avec l’ASTRAC), l’équipe a pu se former à une manière renouvelée d’évaluer. Au regard des droits culturels, cela renvoie entre autres au droit à l’éducation en ce que l’enjeu est de répondre avec la recherche participative au besoin des travailleur·ses d’approfondir leurs propres savoirs et d’en acquérir d’autres, pour continuer à évoluer dans leur pratique. Qui plus est, le dispositif analyse de cas permet véritablement de partir de ses représentations autour des différents droits – de ses propres savoirs et savoir-faire – pour les mettre en dialogue avec les référentiels des droits culturels et pour nourrir l’analyse et l’intelligence en commun au sein de l’équipe. Par extension, nous soulignons que ce récit construit en commun sur l’action culturelle autour des Potagers collectifs a été mobilisé à plusieurs reprises dans le cadre de rencontres et d’interventions de la Plateforme, que ce soit dans le cadre du module 6 de Paideia à Bruxelles dans une optique de transmission et de formation, lors des interventions au Parlement francophone bruxellois dans une optique de plaidoyer ou à d’autres occasions. Le témoignage de Malika Bouhjar, chargée de programmation et de médiation culturelle, vient assez bien appuyer ce constat : « La collaboration avec la Plateforme a été lumineuse pour notre équipe. Cela a permis d’avoir un regard réflexif sur nos pratiques de travail en matière de droits culturels. Cela a également permis l’appropriation d’outils de travail par l’ensemble de l’équipe. » C’est aussi en ce sens que d’autres équipes partenaires donnent des retours, que ce soit l’équipe du centre culturel de Mouscron, des chargé·es de projet du centre culturel du Brabant wallon ou d’autres travailleur·ses en centres culturels ou d’autres secteurs.
La préparation d’un récit de suivi:
Celle-ci ainsi que sa communication rencontrent l’attente des équipes d’échanger et de discuter des actions et pratiques. Par exemple, dans le cas du centre culturel de Genappe le 38 (38), cela concerne les attentes de l’équipe quant aux besoins d’établir une culture de l’évaluation à l’aide d’une personne externe et de s’appuyer sur l’analyse d’impact comme le demande le décret CC. En particulier, cette étape, grâce à l’exercice de synthèse et de communication, a permis détablir des liens et de développer des connexions entre les différents aspects travaillés, dans le cadre du suivi. Au regard du décret EP, cela atteste d’une implication dans la formulation du questionnement et dans la démarche de recherche, tout en s’ancrant dans les préoccupations des travailleur·ses. Au regard des droits culturels, cette étape de communication touche entre autres au droit à l’information et à la communication dans la mesure où les travailleur·ses et le chargé de recherche et d’animation ont pu travailler ensemble les informations à transmettre. Ceci, en développant au passage des capacités d’analyse et de problématisation, ainsi qu’en autorisant une certaine liberté d’expression des travailleur·ses dans la manière de synthétiser et de communiquer le récit de suivi à leur façon, avec les modalités de présentation de leur choix et selon les points d’attention qu’ils et elles voulaient donner. Tout cela indique que les informations ont pu être co-construites dans un certain pluralisme – entre chargé de recherche et d’animation et travailleur·ses– et en faisant de ces dernier·es les porte-paroles d’une analyse. Une conséquence importante en ce sens est que ces personnes continuent d’êtreprésentes dans la démarche et les chantiers de la Plateforme – par exemple, celui consacré à l’analyse d’impact, avec le centre culturel de Genappe, le 38. Le témoignage de sa directrice, Emilie Lavaux, prolonge ce constat en soulignant que la recherche participative permet bien d’approfondir ses réflexions et celles de l’équipe en matière de droits culturels. Plus encore, cela a fait évoluer cette travailleuse dans ses positions en matière d’évaluation. Pour elle, si l’analyse d’impact reste importante, à présent, elle la connecte davantage à l’interprétation des droits culturels à partir de la Déclaration de Fribourg et de la méthode Paideia, grâce notamment au Carnet de découverte qui opère cette mise en dialogue et les différents temps de rencontre et travail en commun. Au passage, notons aussi que ce travail de synthèse et de communication via des récits a reçu des retours positifs de participant·es à la journée publique de février 2024 quant à l’apport de ces récits et du partage des expériences de suivi dans le cadre de leur propre pratique. Cela montre au regard du décret, du droit à l’information et à la communauté culturelle, que l’information est rendue accessible, appropriée et appropriable par d’autres tout en laissant une place pour la discussion critique en vue de faire avancer la réflexion en commun, une manière de faire résonner ces récits avec une communauté de recherche en plein développement. L’exemple du suivi avec la Maison culturelle d’Ath peut résonner avec cela tant les apprentissages de cette démarche autour de l’évolution du patrimoine provoque des émulations, avec différent·es acteur·ices qui s’en saisissent pour penser l’action culturelle à partir des héritages7.
Pour conclure l’évaluation de cet axe, on peut constater que la recherche 2022-2025 a pu être adaptée et co-construite avec les partenaires dans un souci de la déployer dans leurs structures, de les impliquer dans le questionnement et de les mobiliser dans la démarche. Ces aspects pourraient possiblement être améliorés pour davantage formuler le questionnement ensemble, être dans une mobilisation et des croisements plus étroits mais il faudrait assurément composer avec les disponibilités restreintes des travailleur·ses et équipes, qui n’ont pas pour unique mission de réfléchir à l’effectivité des droits culturels. Du reste, en termes d’effet et d’impact au regard du décret EP, on peut sans nul doute affirmer qu’à travers cet axe de recherche 2022-2025 s’est déployée une véritable communauté de recherche et d’échange autour des droits culturels et que chemin faisant, nous l’avions mentionné dans les rapports d’activités, c’est un patrimoine vivant de pratiques qui émerge, s’établit et se développe avec les partenaires, travailleur·ses et personnes intéressées par la recherche participative menée par la Plateforme au sein des secteurs de la FWB et des dynamiques associatives qui la composent.
B. Partenariats
Pour cet axe de travail, la méthodologie a d’abord été de recenser et rencontrer les différents partenaires de la Plateforme pour comprendre les réseaux et les dynamiques qui la constituent. Qu’il s’agisse de Culture & Démocratie, des instances de la Plateforme ; des centres culturels partenaires et leurs fédérations telles que l’ASTRAC ; des échanges et collaborations sectorielles et intersectorielles, au sein de la FWB et au-delà ; des partenariats durables et d’autres plus ponctuels au niveau international. Ces différentes échelles de partenariats se sont considérablement développées au cours des quatre dernières années grâce à l’augmentation du temps de travail du chargé de recherche. L’objectif des partenariats a été de positionner la Plateforme au sein de ces différents secteurs, réseaux et échelles de travail avec les droits culturels et de cultiver en commun les cultures professionnelles au regard de ces référentiels. Cela a été une manière de développer le rôle de la Plateforme au sein de l’action associative de Culture & Démocratie en éducation permanente et au-delà. Au passage, notons que plusieurs partenariats et sollicitations (plus d’une dizaine) ont dû être refusées par manque de temps ou faute d’un ancrage avec le territoire de la FWB.
La Plateforme comme projet de l’asbl Culture & Démocratie :
Les échanges et l’appui réciproque entre la Plateforme et les autres membres de Culture & Démocratie sont précieux pour le chargé de recherche et d’animation et les missions à mener pour la Plateforme. Cela permet de tisser et densifier les liens entre la Plateforme les autres projets de Culture & Démocratie. Un exemple est la contribution récurrente du chargé de recherche et d’animation aux publications de l’association, notamment au travers d’articles et entretiens partant des droits culturels et humains pour éclairer la thématique travaillée dans les projets éditoriaux. En retour, toute l’équipe est aussi mobilisée dans l’édition et la relecture des publications de la Plateforme ainsi que dans certaines de ses réalisations, comme la journée publique du 20 février 2024 autour du partage de la recherche en cours. Au regard du décret EP, on voit là les manières dont sont et peuvent être déployées les missions et la recherche participative menée par la Plateforme au sein de l’équipe de Culture & Démocratie. Pour la coordinatrice qui suit de près le projet, il y a une implication depuis les phases initiales de la recherche jusqu’à sa finalisation. L’échange avec l’équipe au niveau éditorial est actif et rigoureux via la participation de la Plateforme au comité de rédaction de Culture & Démocratie, qui a toujours un souci d’ancrage dans les préoccupations des secteurs socioculturels de la FWB et au-delà, ainsi qu’une volonté de rendre les publications et contenus accessibles via les supports papiers et numériques. Au regard des droits culturels, cela concerne le droit à la coopération, en particulier sur les aspects liés aux manières de produire des contenus (savoirs et savoir-faire, outils, recherche participative) dans un esprit d’éducation permanente, de capacitation et d’émancipation individuelle et collective, ainsi qu’aux manières de les ancrer et les rendre accessibles dans différents contextes professionnels. Le témoignage de Morgane Degrijse, – aujourd’hui formatrice au CESEP, membre du comité de pilotage de la Plateforme et de l’AG de Culture & Démocratie – appuie ce constat. Elle souligne la qualité du travail mené par l’association et la Plateforme, et de leurs productions, qu’elle essaie de suivre au mieux via sa participation aux instances :« Les publications et outils sont recommandés dans le cadre des formations BAGIC que je donne. J’échange beaucoup avec mes collègues sur les sujets et je suis devenue en interne la référente droits culturels. » Aussi, elle insiste sur le travail de mise en réseau qui est mené par la Plateforme autour de thématiques liées aux droits culturels. Selon elle, « la Plateforme crée des liens entre différents opérateurs et acteur·ices qui se retrouvent autour des droits culturels et des thématiques communes. Cet échange perpétuel d’idées, de pratiques et d’expériences de terrain contribue au dynamisme vital de la vie associative ». En bref, elle voit en ce projet un lieu d’échange, de débat et de réflexion autour des droits culturels en vue de faire cultures en commun, qui profiterait au secteur de l’éducation permanente et à d’autres secteurs socioculturels de la FWB.
Les partenariats avec les centres culturels et leurs fédérations telles que l’ASTRAC :
Sur base de nombreux exemples pratiques8, on peut constater que les actions menées et les outils produits en partenariat avec l’ASTRAC rencontrent les objectifs de contribuer à l’appropriation des droits culturels et de les faire reconnaitre plus facilement dans les pratiques. Les retours des participant·es des journées du cycle « Cultiver les droits culturels : expérimenter Paideia » avec les partenaires de la recherche appuient cette affirmation, en soulignant les apports en termes de contenus, de dispositifs et d’outils, ainsi que des échanges entre structures du secteur des centres culturels. De même pour la mise à jour de l’outil Carnet de traduction vers le Carnet de découverte des droits culturels…, les retours sont très positifs et constructifs : quant à l’accessibilité accrue de l’outil ; son utilité pour connaitre, comprendre et approfondir les droits culturels, en mettant en dialogue les référentiels ; sa pertinence pour mener une auto-évaluation axée sur les conditions d’effectivité des droits culturels, en facilitant les allers-retours entre théorie et pratique. Tant et si bien que l’outil est un appui majeur pour le cycle de formation « Travailler avec les droits culturels » organisé par la Plateforme et avec le soutien de l’ASTRAC. Aussi, le Carnet constitue un point de départ pour le chantier « analyse et évaluation d’impact »9 lancé début 2025 lors de la Journée Professionnelle de l’ASTRAC et qui propose des temps de réflexion et de travail autour de l’évaluation d’impact au regard des droits culturels comme le demande le décret CC. Au regard du décret EP, on constate manifestement qu’il y a un déploiement de la démarche de la Plateforme avec le partenaire ASTRAC, depuis la conception des projets jusqu’à leur finalisation, avec un rayonnement dans le secteur des centres culturels et bien au-delà, dans les autres secteurs de la FWB, dans d’autres champs d’activités et niveaux de pouvoir, ainsi qu’à l’international avec des retours très positifs et enthousiastes de nombreux collègues français sur la démarche et les outils. Tout au long de la démarche, la collaboration a cherché à informer les participant·es des actions et du cycle en cours, à documenter les étapes et à rendre accessibles les outils et ressources en faisant de la diffusion (papier/courrier/mailing) et en communiquant via les sites web respectifs de l’ASTRAC et de la Plateforme, ainsi que via les médias sociaux et dans le cadre de contributions dans des revues10. Au regard des droits culturels, ce partenariat touche au droit à la coopération, en particulier dans les aspects liés à l’identité de l’un et l’autre partenaire, à la manière de travailler dans la réciprocité des missions respectives pour avancer dans une même direction, celle de développer les cultures en commun autour des droits culturels et leur effectivité. En pratique, il y a une véritable mutualisation de compétences et d’apprentissage, pensons à la participation de la Plateforme à plusieurs journées professionnelles de l’ASTRAC, la participation de l’ASTRAC à la journée publique du 20/2/2024 ou bien au cycle de formation Travailler avec les droits culturels, voire le réajustement du cycle « Cultiver les droits culturels… » pour le faire converger vers les missions de la Plateforme en termes de communication et de formation. Ce sont ces aspects qu’appuient Pascale Pierard, directrice du centre culturel Ourthe et Meuse et collaboratrice dans le partenariat avec l’ASTRAC, ainsi que Valérie Lossignol, ancienne directrice administrative de Central, le centre culturel de La Louvière et également collaboratrice dans ce partenariat avec l’ASTRAC. Cette dernière souligne le caractère constructif de la collaboration pour les parties prenantes, avec un réel apport en théorie, réflexivité et en force de travail de la part de la Plateforme. Selon elle, « la Plateforme offre un apport théorique et philosophique aux actions menées en FWB, un cadre réflexif qui permet de remettre en question nos actions et de les orienter de manière à pouvoir mieux atteindre les publics ». Pour la Plateforme, tout cette coopération menée avec l’ASTRAC est précieuse et durable11 car elle lui permet d’être toujours plus identifiée comme un espace de rencontre autour des droits culturels, comme un catalyseur d’échange et de dynamiques autour de l’effectivité de ces droits. Et ce, pour un nombre croissant de travailleur·ses : au niveau sectoriel des centres culturels, en éducation permanente et au sein d’autres secteurs, et plus largement, au niveau de la FWB et au niveau international avec l’Observatoire de Fribourg (Suisse) et Réseau Culture 21 (France) notamment. Cette manière de mutualiser et de cultiver des alliances avec des fédérations – et plus largement des acteur·ices fédératrices – sera une stratégie à déployer encore dans les missions de décloisonnement dans le cadre de la nouvelle convention. Dans l’ensemble, cela permettra de prolonger les dynamiques de mise en réseau et d’échange, tout en développant sens et cultures autour des droits culturels et de leur effectivité, à travers la diversité des missions et approches.
Les collaborations sectorielles et intersectorielles, au sein de la FWB :
À travers ces multiples partenariats, le chargé de recherche et d’animation a pu présenter la recherche et les éclairages qu’elle apporte sur la mise en œuvre des droits culturels et fondamentaux. En échangeant sur d’autres pratiques et réalités professionnelles, il a pu confronter la recherche, questionner les pratiques et approfondir les réflexions autour des droits culturels. Aussi, il a pu convier des acteur·ices intéressé·es ou curieux·ses des droits culturels à des rencontres. À travers ces connexions et échanges, il a pu travailler à la diffusion de la Plateforme, au maillage avec d’autres secteurs socioculturels et a favorisé le décloisonnement de la recherche et de ses missions. Au regard du décret EP, la recherche participative, et plus largement la démarche de la Plateforme, ne se cantonne pas au secteur des centres culturels mais essaie, dans la mesure des ressources humaines, de cultiver les connexions entre les partenaires, entre secteurs et en transversalité. Par la forme du plaidoyer pour les droits culturels auprès des élu·es et pouvoirs publics, elle essaie de faire exister et se développer les thématiques concernées par ces droits. Et ce, en mettant en dialogue les réalités et pratiques de terrain avec les référentiels des droits culturels. Cela touche au droit à la coopération, en particulier dans les aspects liés à l’accès et à la participation à la démarche de la Plateforme, pour bien cerner comment les un·es et les autres peuvent être concerné·es et mobilisé·es par les droits culturels, comment ils et elles peuvent prendre part à la mise en œuvre et à la réflexion, ce qu’ils et elles peuvent y apporter et en retirer. Cette culture de dynamiques intersectorielles fait partie de la composition et du fonctionnement de la Plateforme, ainsi que des actions qui y sont menées ou de ses publications et réalisations, comme l’attestent les témoignages de Meliha Biçak de l’Espace Muséal d’Andenne, Vanessa Vindreau du Centre Bruxellois d’Action Interculturelle et Jonas Hanin de la FESEFA. Par exemple, ce dernier écrit que : « les moments proposés par la Plateforme, ainsi que les différents écrits de Culture & Démocratie, m’ont permis (et me permettent !) une prise de recul, un approfondissement enrichissant sur les notions de droits culturels, notamment face/en complément de la notion de démocratie culturelle. Ils m’ont aussi souvent réjoui par la profondeur que ces réflexions ont pu apporter à des questions brûlantes». En bref, ces retours insistent sur les apports de la recherche quant à la réflexivité sur leurs pratiques et sur les réalités des secteurs socio-culturels au-delà des centres culturels. Pour autant, la logique de décloisonnement doit encore être investie en termes de temps de travail dans la perspective de nourrir les échanges et les connexions autour des droits culturels avec d’autres secteurs, c’est ce que pointent les témoignages de Laurence Adam d’Article 27 Bruxelles et de Mark Vanderveken, membre de l’AG de Culture & Démocratie et militant dans le domaine de l’accueil et la santé. Laurence Adam souligne ainsi que : « il serait intéressant de voir comment mieux collaborer ensemble, tant de notre côté que du côté de la Plateforme, par des groupes de travail autour de thématiques liées à la démocratie et la culture ».
L’échelle internationale avec l’Observatoire de la Diversité et des Droits Culturels de Fribourg, Réseau Culture 21, l’Observatoire des Politiques Culturelles français, etc. :
Ces échanges permettent de constituer et de cultiver un dialogue entre les réflexions théoriques et les abstractions juridiques menées à des niveaux plus globaux et internationaux, et la recherche participative, les terrains et les pratiques plus localisées et situées des partenaires et des territoires au sein de la FWB. Ce dialogue en partenariat s’établit à travers des temps de recherche en commun, des publications et l’organisation d’évènements partagés, de la formation, ainsi que le développement en commun de cultures et plaidoyers autour des droits culturels et de leur effectivité. Au regard du décret EP, cela vise au déploiement de la recherche auprès des partenaires et dans l’espace public, à partir d’autres contextes et à une veille juridique. Cela nourrit la réflexion des partenaires à partir des évolutions du droit international et national et les oblige à un certain décentrement de leurs préoccupations premières en les resituant dans une perspective plus globale. Au regard des droits culturels, cela touche au droit à la coopération en tant que tel, avec l’idée de favoriser les partages de ressources et de compétences, de mutualiser les enseignements à travers différents contextes, de développer les liens et les contributions. Ceci, en visant pour la Plateforme à rendre ces échanges accessibles aux partenaires de la FWB avec un souci d’informer et de communiquer, tout en leur laissant la possibilité d’y prendre part ainsi que de poser les conditions de leur participation. Le témoignage d’Anne Aubry de Réseau Culture 21 appuie ces considérations sur la coopération : « Pour nous, à Réseau Culture 21, il y a des apports réciproques dans le développement des capacités à s’approprier et traduire les droits culturels dans les contextes des acteur·ices et dans leurs missions : sur les mots, manières de s’y prendre, définition des enjeux et compréhension des référentiels. » Elle précise que ce n’est pas toujours évident de suivre toutes les actions menées par la Plateforme, mais que les échanges et collaborations fréquentes permettent de se tenir informée et d’avancer dans des directions parallèles et convergentes. Plus spécifiquement, elle souligne qu’il y a des apports réciproques dans le développement des capacités à s’approprier et traduire les droits culturels dans les contextes des acteur·ices et de leurs missions. En outre, le témoignage de Marie Leenhardt-Gandon de l’OPC Grenoble insiste sur la mutualisation de compétences et la qualité du travail mené par la Plateforme au niveau de la recherche et des publications. Selon elle, « ces différents aspects permettent véritablement à l’OPC d’approfondir les réflexions autour des droits culturels dans le cadre de leur formation ». Enfin, eu égard aux perspectives de la convention, ces partenariats à l’international – entre autres dans le cadre du chantier « Sens culturel(s) des droits humains » – permettent d’alimenter la réflexion et déployer les projets de décloisonnement à venir.
Les demandes refusées :
Une dizaine de demandes n’a pas pu recevoir une réponse favorable et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, les demandes ne s’inscrivaient pas dans les secteurs avec lesquels la Plateforme avait à travailler en priorité (centres culturels et leurs partenaires) durant cette convention. Puis, au regard du décret EP, les demandes n’étaient pas toujours (très) ancrées dans le territoire de la FWB. Au regard du droit à la coopération, cela ne veut pas dire que ces demandes n’étaient pas pertinentes et qu’elles n’auraient pas pu permettre une mutualisation bénéfique pour la Plateforme et ses partenaires – comme cela a été le cas pour les autres partenariats présentés jusqu’à présent. C’est plutôt qu’étant donné les missions, les moyens financiers et les ressources humaines disponibles, il a fallu prioriser les demandes en vue d’accomplir ce qui avait été posé dans la convention. Cela ne veut pas dire que pour la suite, dans la perspective d’une nouvelle convention, certaines de ces sollicitations ne seront pas relancées en vue de déployer les pistes de décloisonnement.
Au final, l’évaluation des partenariats s’avère assez dense et consistante. C’est bien là le signe qu’outre la recherche participative, les autres missions et axes de travail de la Plateforme, l’axe des partenariats est considérable et s’est développé tout au long des quatre années de convention, avec des collaborations structurantes et durables et d’autres toujours en développement.
Pour les premières, on peut souligner le soutien de Culture & Démocratie et l’intégration à son équipe, la coopération constructive et nécessaire avec l’ASTRAC et les centres culturels, ainsi que certaines structures d’autres secteurs, sans oublier, l’Observatoire de la Diversité et des droits culturels et Réseau Culture 21. Pour les secondes, ce sont surtout des partenariats avec d’autres centres culturels que ceux liés à la recherche et ce, via d’autres chantiers ou modules de formation, ainsi que des partenariats sectoriels avec des associations d’éducation permanente, des échanges intersectoriels en FWB et au-delà, avec en particulier l’OPC Grenoble avec qui les échanges sont très nourrissants. Enfin, on a mentionné les partenariats qui n’ont pu voir le jour afin de démontrer que la Plateforme est de plus en plus identifiée comme lieu pour se mettre au travail avec les droits culturels, réfléchir à ses pratiques au regard de ces référentiels et nourrir des pistes de questionnement autour des politiques culturelles en FWB et au-delà. Pour la suite, il reste à poursuivre avec ces partenariats pour développer plus frontalement le décloisonnement de la recherche, des autres missions et axes de travail de la Plateforme. Quoi qu’il en soit, en termes d’effet et d’impact au regard du décret EP, on peut affirmer sans équivoque que la démarche de la Plateforme et son axe de travail autour des partenariats pendant cette convention 2022-2025 s’est amplifiée avec un véritable renforcement des dynamiques de mises en réseaux. Aujourd’hui, la Plateforme démontre une vitalité à partir des réseaux qui la constituent et nourrissent les autres axes de travail (recherche, publications, communication et formation). Le défi est de cultiver ce dynamisme autour des droits culturels tout en l’ouvrant et en le décloisonnant auprès d’autres secteurs. Cela amènera à traduire les référentiels des droits culturels pour favoriser les appropriations et liens possibles, ainsi qu’à composer avec des géométries variables entre les différents secteurs.
C. Réalisations
Pour cet axe de travail, la méthodologie a été de concrétiser les réalisations obligatoires en mobilisant les autres axes de travail de la Plateforme mais aussi de développer d’autres réalisations ou de répondre à des demandes afin de nourrir la recherche participative. L’axe des réalisations comprend à la fois des évènements mais surtout des publications, qu’elles soient prescrites par la convention, jugées pertinentes ou établies via les partenariats. Revenons sur quelques exemples pour les évaluer.
Le livret outil Comment observer l’effectivité des droits culturels ?12:
Cette réalisation est basée sur le rapport final de recherche de la convention 2019-2021 pour le rendre accessible et diffusable. En termes de réception, l’outil a rencontré un vif intérêt car sur les 200 exemplaires imprimés en 2022, il en reste moins d’une dizaine. Il a également été téléchargé près de 300 fois depuis le blog. Par ces chiffres et des retours informels, on peut déduire que l’outil a véritablement servi d’introduction à la Plateforme, sa recherche et les missions menées, à la façon d’une carte de visite. Au regard du décret EP, l’outil a permis de rendre lisible le contexte et les missions de la Plateforme. Cela a favorisé l’accès à la recherche menée et a donné des pistes de réponse à la question centrale de la publication Comment observer l’effectivité des droits culturels ? Au regard des droits culturels, l’outil a rempli ses missions d’information et de transmission autour de la recherche. Cela le fait résonner avec le droit à l’information et la possibilité d’y avoir accès, ainsi que le droit au patrimoine et la possibilité de transmettre autour des missions menées par la Plateforme.
La panoplie d’outils – Travailler avec les droits culturels : panoplie d’outils facilitant l’appropriation, l’analyse et la problématisation :
L’objectif de cette publication est précisé dans la convention. Il s’agit d’une panoplie d’outils, pédagogiques et ludiques, permettant aux centres culturels et à d’autres acteur·ices d’engager un travail concret dans l’observation et l’analyse de leurs pratiques au regard des droits culturels, avec la possibilité de l’adapter à leur propre contexte, ainsi que de mettre en pratique ces droits et pouvoir évaluer leur effectivité. Pour ce faire, une première étape a été de dresser un inventaire des outils rencontrés dans le cadre de la recherche et de tous ceux qui permettent de travailler avec les droits culturels. En écho avec les pistes de recherche nourries par la démarche d’observation, trois besoins venant des professionnel·les ont été identifiés, ce qui a permis de sélectionner les différents outils à reprendre dans la panoplie. Ces trois besoins définissent les objectifs de la publication en catégorisant les outils :
le besoin de s’approprier les textes et notions auxquelles renvoient les référentiels des droits culturels : les outils facilitant l’appropriation répondent à cette attente ;
le besoin d’analyser des projets au regard des référentiels des droits culturels : les outils facilitant l’analyse des pratiques répondent à cette attente ;
le besoin de problématiser et conceptualiser les actions au regard des référentiels : les outils facilitant la problématisation répondent à cette attente.
En ce sens, pas moins d’une trentaine d’outils ont été collectés et rassemblés sous forme de fiches-outils. De nombreux échanges ont eu lieu entre les différents partenaires autour des outils qu’ils et elles ont développés pour travailler avec les droits culturels (les centres culturels partenaires de la recherche, La Plateforme, l’ASTRAC, La Concertation – Action Culturelle Bruxelloise, Réseau Culture 21 et l’Observatoire de la Diversité et des droits culturels de Fribourg) Ceci a permis que tou·tes puissent se saisir du projet de publication. Cette étape de compilation et de collaboration globalement fluide, a aussi été parfois complexe avec certains partenaires (retard dans les remises de textes de présentation des structures, négociations pour la publication, etc.), mais au final des accords transparents ont pu être trouvés. Sur cette base, un projet graphique a été amorcé avec l’équipe de Culture & Démocratie et Françoise Vercruysse – une des graphistes qui collaborent fréquemment avec l’association – pour concevoir la maquette et la mise en page de la publication. Plusieurs épreuves ont abouti à une première version, qui a été présentée lors de la journée publique du 20 février 2024. Cette version est évolutive puisqu’elle sera complétée par d’autres fiches-outils durant les prochaines années de convention. La première version de la panoplie a été clôturée et imprimée en 2024. La panoplie, ainsi que les documents complémentaires13 sont accessibles depuis le blog de la Plateforme en téléchargement gratuit ou peuvent être achetés en version imprimée. Notons que cette publication sert de support au plan de formationlancé en 2024.
À ce jour, la panoplie est en pleine phase de diffusion et d’appropriation, tant dans sa version numérique qu’ imprimée. Sur les cinq cents exemplaires imprimés, presque une centaine a été soit distribuée dans le cadre des modules de formation, soit donnée ou vendue au prix de 25€. Au niveau du blog, la panoplie a été téléchargée 710 fois et les documents à imprimer pour pratiquer les outils 279 fois. Tout cela atteste d’un certain rayonnement et de l’utilisation de la publication. Quoi qu’il en soit, l’idée n’est pas de communiquer tous azimuts mais d’assurer une diffusion constante sur plusieurs années et au travers des modules de formation. En ce sens, la panoplie est présentée en introduction de la formation et les différentes étapes des journées reviennent sur la panoplie et comment pratiquer ses outils. Au regard du décret EP, la mise en œuvre de cette publication par la Plateforme et Culture & Démocratie avec d’autres partenaires atteste d’une dynamique éditoriale, ne fut-ce que si l’on pense à la compilation des différents outils rencontrés à travers la recherche. De plus, toute la mise en forme en fiches-outils et autres rubriques de la Panoplie démontre un effort pour faciliter l’utilisation de la publication, aussi pratiquée dans le cadre des modules de formation. Sans parler de sa mise en ligne sur le blog et la diffusion papier pour permettre la circulation de la publication. Au regard des droits culturels, cette réalisation touche au droit au patrimoine et au droit à la diversité dans la mesure où il s’est agi de rassembler des outils pratiqués et rencontrés dans le cadre de la recherche, de façon à constituer un répertoire commun et en évolution. Et ce, sans vouloir privilégier une interprétation des référentiels ou une méthodologie par rapport à d’autres. Il y a une véritable tentative de composer avec la diversité des interprétations et méthodologies en vue de nourrir les approches et pratiques de façon dialectique les un·es avec les autres. Le témoignage de Sébastien Marandon – administrateur de Culture & Démocratie et enseignant/ancien détaché pédagogique comme référent culture pour le PECA auprès du CECP – souligne que la panoplie est précieuse pour organiser des ateliers conviviaux et ludiques, des cours et temps de formation autour des droits culturels, notamment auprès d’autres publics que le secteur des centres culturels. En outre, l’approche de « panoplie » qui compile une diversité d’outils lui parait fort à propos face à la pluralité des interprétations, des méthodologies, des pratiques, des réalités dans les institutions et les territoires.
La journée publique de partage de la recherche Travailler avec les droits culturels le 20/2/2024 :
Au cours des suivis auprès des centres culturels, bon nombre d’entre eux ont manifesté l’envie de rencontrer les autres partenaires de la recherche. C’est ainsi que la dimension participative de la démarche avec les différentes équipes mobilisées dans l’observation et l’analyse, a été prolongée vers des temps de partage et d’échange entre les différentes structures au cours de trois « journées communes » pendant l’automne 2023. Cette logique communautaire a été une façon d’explorer la dimension participative de la recherche, tout en développant la piste de recherche autour de(s) « culture(s) et milieux communs autour des droits culturels ». À partir de ces trois journées communes, le 20 février 2024 a été mise en place une journée de partage de la recherche menée entre 2022 et 2023. Ce moment fut également l’occasion de présenter des outils tels que la panoplie d’outils et le protocole d’observation, ainsi que la formation à venir autour des droits culturels. En termes de mobilisation, cette journée a été une belle réussite. En effet, 110 personnes ont été rassemblées : une moitié de travailleur·ses en centres culturels et l’autre moitié comptant une vingtaine d’autres champs et secteurs représentés (Élu·es politiques ; services de l’AGC et de la COCOF ; autres secteurs socio-culturels, en action territoriale, en éducation permanente, musées, spectacle vivant, création artistique… ; enseignement et recherche ; action sociale, santé, ONG, etc.). Au regard du décret EP, cet évènement de rencontre s’inscrit dans la lignée des grandes rencontres territoriales. Il vise à partager la recherche et, plus largement, la démarche autour des droits culturels menée par la Plateforme et ses partenaires au sein du territoire de la FWB. Ce faisant, il y a un travail de communication et de diffusion auprès des travailleur·ses socio-culturel·les et au-delà pour les informer, leur faire comprendre les enjeux et leur transmettre les avancées de la recherche, voire de les mobiliser au sein d’une communauté de recherche autour des droits culturels et de leur effectivité en FWB. Au regard des droits culturels, cette journée touche au droit à l’information ainsi qu’au droit à la communauté culturelle. Pensons aux objectifs d’informer et de sensibiliser autour des droits culturels et de la démarche, mais aussi à la volonté d’échanger autour des récits de suivis et des pratiques des travailleur·ses présent·es pour nourrir la recherche et développer un milieu commun autour des droits culturels et de leur effectivité. En termes de témoignages, les retours des participant·es telles que Laura Claessens – animatrice au Foyer culturel de Jupille Wandre – ont été assez positifs et constructifs en mentionnant l’occasion de se rassembler autour de la problématique des droits culturels, de nourrir ses réflexions et besoins tout en échangeant autour des manières de travailler ces droits dans le cadre de ses pratiques professionnelles. Par exemple, pour Laura Claessens – animatrice au Foyer culturel de Jupille Wandre –« la journée d’échange du 20/2/2024 a été réellement inspirante et m’a permis de découvrir certains projets mis en place par la Plateforme, notamment le suivi avec le centre culturel d’Evere, tout comme d’autres réalités et challenges présents dans des centres culturels avec des réalités proches de notre territoire. » Bon nombre de participant·es exprime l’envie de voir se répéter ce genre de journée consacrée au travail avec les droits culturels.
Les contributions aux publications de Culture & Démocratie :
Au cours des quatre années de convention, l’équipe de Culture & Démocratie et le chargé de recherche et d’animation n’ont pas cessé de tisser des liens entre les autres thématiques abordées dans le cadre des dossiers et publications de l’association et la recherche participative et les problématiques rencontrées à travers les axes de travail de la Plateforme. Chacune de ces contributions a permis d’ approfondir des problématiques rencontrées dans le cadre de la recherche, notamment le patrimoine culturel immatériel avec les rituels, les dimensions culturelles des autres droits humains avec le droit à l’alimentation, le droit à la communication et la place du conflit, les droits culturels de certaines catégories de personnes, à savoir les personnes migrantes et les enfants. Mais cela a aussi permis d’explorer d’autres thématiques pour prendre du recul sur la recherche menée, telle que des réflexions autour de la justice et du droit comme forme de rituel. Chemin faisant, sur base de ces dossiers mais aussi à partir de toutes les ressources en éducation permanente de l’association, se travaillent des connexions et des relations de sens entre les pratiques culturelles et artistiques au sens large, les enjeux démocratiques et les droits culturels. Au regard du décret EP, on voit là que la recherche participative est déployée au sein de l’association, et réciproquement, la démarche de l’association prend aussi une place dans celle de la Plateforme. Qui plus est, ces échanges attestent de l’activité éditoriale de l’association dans laquelle la Plateforme prend une place et a l’occasion de partager des réflexions pour les diffuser de façon rigoureuse. Au regard des droits culturels, cela touche aux droits à l’identité et à la coopération, avec la possibilité de se dire et s’exprimer à travers des publications communes. Plus largement, cela permet de diffuser les réflexions autour des droits culturels par d’autres canaux et modalités de communication que ceux de la Plateforme. Des témoignages attestent de la pertinence de ces contributions de la Plateforme et des publications de Culture & Démocratie. Géraldine Cambron – coordinatrice de la coopération Terre Ferme et du Festival « À travers champs », avec qui la Plateforme a collaboré dans le suivi autour de la coopération – souligne que : « ces contributions permettent de se remettre en tête les droits culturels et de se replonger dans une démarche réflexive grâce aux informations et approfondissements qui sont présentés dans les publications ». Pour elle, cela contribue à enrichir les échanges et pratiques de façon constructive au niveau de la FWB. C’est aussi ce que relève Nathalie Poisson-Cogez – enseignante en école d’arts dans les Hauts-de-France (ESA Dunkerque – Tourcoing) et collègue de groupes locaux dans le cadre de la formation-action Paideia – car même si elle ne s’inscrit pas dans le contexte de la FWB, les contributions de la Plateforme et publications de Culture & Démocratie sont une mine d’or pour penser des démarches socio-culturelles et les questionner, voire s’en inspirer pour modéliser les politiques publiques en France.
Des articles et interventions externes :
On en a parlé dans les partenariats, il s’agit de sollicitations et demandes au-delà des partenariats établis et/ou prioritaires pour la Plateforme au sein de la FWB. Si certains ont été refusés et/ou limités, d’autres ont pu voir le jour, être réalisés, voire donner lieu à des publications. Pensons à toute la co-organisation du séjour d’étude de la Fédération Nationale des Associations de Directions en Affaires Culturelles (FNADAC) en juin 202414 . Un autre exemple plus ancré en FWB est la participation du chargé de recherche et d’animation à la présentation de l’ouvrage Refuser la misère 2 : la culture comme levier composé à partir d’archives de Joseph Wresinski, le fondateur de ATD Quart-Monde15. Ce type de réalisations menées avec des partenaires externes ont été nourrissantes mais ont dû être dosées pour s’assurer d’avancer en priorité sur les axes de travail de la Plateforme. Pour autant, ces échanges ont permis d’élargir les réflexions et de toucher d’autres secteurs, travailleur·ses et personnes non-professionnelles, et ce, grâce aux partenariats et personnes intermédiaires. Cela fait rayonner la Plateforme au-delà de ses missions, des secteurs prioritaires et de son territoire en FWB. Au regard des droits culturels, cela permet d’amplifier la démarche de la Plateforme au-delà des obligations tout en diffusant ses avancées et les réalités du contexte où elle agit au-delà de son territoire et des secteurs ciblés. Au regard des droits culturels, cela touche au droit à l’information mais aussi à la coopération, avec la logique d’ouvrir des portes et pistes de coopération pour venir enrichir ce qui peut se faire en termes de droits culturels au niveau de la FWB mais aussi au-delà. Le témoignage de Pascale Bonniel Chalier – membre de la FNADAC et des chantiers internationaux autour des dimensions culturelles des droits humains – souligne la qualité de la démarche en termes de coopération et d’information. Pour elle, « il y a là une piste pour nourrir l’évaluation des actions et politiques culturelles à des niveaux comparés entre FWB et France mais aussi à des échelles plus larges et européennes. L’approche permet de renforcer l’exigence des acteur·ices vis-à-vis des publics et bénéficiaires, de rassembler des associations culturelles et les mettre en réseau, ainsi que d’interpeller les responsables publics sur l’effectivité des politiques culturelles et la qualité de leurs relations avec les ASBL ».
Au final, avec cette évaluation détaillée, on a pu aborder différentes formes de réalisations menées à différentes étapes de la convention, qu’il s’agisse d’organisation d’évènements et de journées d’études, ou bien de contributions et de publications. Au passage, relevons qu’une publication non annoncée dans la convention a été réalisée, à savoir le Carnet de découverte. Qui plus est, à travers cette évaluation détaillée des réalisations, l’importance de concrétiser des publications et des évènements, ainsi que de faire trace prend toute son importance. Nous observons le besoin de créer des espaces-temps et d’inscrire matériellement des réflexions, des échanges pour venir les prolonger et nourrir les pratiques sur des temps précis ou plus longs. Pour la suite, cet axe des missions reste donc primordial en vue de nourrir le patrimoine vivant des pratiques et des réflexions. Et qu’en retour, une communauté de recherche et un milieu commun de cultures des droits culturels puissent s’appuyer sur ces ressources. En termes d’effet et d’impact au regard du décret EP, les exemples ici présentés attestent que les missions données sont réalisées ou prolongées pour répondre au mieux aux besoins de terrain et aux intentions posées dans la convention. C’est là le signe d’une démarche où les réalisations jouent un rôle prégnant, notamment en matière d’aval avec les publications et de débat public avec les évènements mais aussi de ligne éditoriale active et rigoureuse, visant l’accessibilité et cultivant l’ancrage dans les préoccupations des acteur·ices de la FWB. Ceci, tout en favorisant le développement des droits culturels et de leur effectivité, en ayant un point de vue ouvert sur les différentes cultures et manières de travailler avec les droits culturels.
D. Communication et diffusion
La communication et la diffusion ont véritablement fait l’objet d’un axe de travail en tant que tel pour cette deuxième convention, dans l’optique de pouvoir mieux en observer les impacts. En établissant un plan de communication pour publier des contenus à une certaine fréquence, la méthodologie a visé à mettre en œuvre des processus de communication liées à la sensibilisation et à l’accès à l’information autour des droits culturels et de la démarche de la Plateforme. Ceci, tout en permettant la mise en réseau d’une communauté de recherche au-delà des partenaires. Dans la continuité des autres axes de travail et à travers les actions menées sur le blog, les médias sociaux et autres canaux développés tout au long de la convention, l’axe de travail de la communication déploie des logiques de sensibilisation et d’accessibilité, ainsi que de mobilisation et de participation. D’un point de vue quantitatif, 70 articles ont été publiés sur le blog et relayés via les médias sociaux, un agenda, un chantier autour des référentiels et un répertoire ont été mis en place. En termes de visite, l’on compte au moins 30 000 vues du blog depuis 2022 (env. 5000 en 2022, env. 6000 en 2023, 7000 en 2024, et au moins 8000 début décembre 2025), avec 140 abonné·es (de 84 en 2023, à 125 en 2024 et 140 début décembre 2025). À noter que les pages les plus consultées sont celles présentant les référentiels, ce qui atteste de l’intérêt et de la pertinence du chantier, mais aussi celles consacrées à des actualités autour des droits culturels. Avec cette évaluation détaillée de la communication, l’on saisit mieux les impacts mais aussi l’importance d’informer et de partager autour de la recherche participative et des droits culturels, en vue de donner accès, de mobiliser et faire participer. En termes d’effet et d’impact au regard du décret EP, la logique de cet axe de travail atteste que la mission donnée d’entretien du blog est bien réalisée. En faisant de la communication, un axe de travail en tant que tel, il y a une volonté pour le chargé de recherche et d’animation de déployer un véritable aval à la démarche de la Plateforme et la recherche participative pour mettre les actions menées et les réalisations en débat public. Cela touche à bon nombre de droits culturels tels que les droits à l’information, à la communauté et à la coopération notamment quant aux enjeux d’accès et de diversité de personnes et structures concernées, de liberté d’expression, de partage des ressources et de mutualisation des apprentissages, de fédération d’une communauté de recherche aussi en milieu numérique, en vue d’avancer vers plus d’effectivité des droits culturels, afin de développer en commun des cultures des droits culturels. Bon nombre de retours informels et oraux ainsi que diverses interactions et sollicitations continuent d’indiquer que la Plateforme et ses présences en ligne sont de plus en plus identifiées dans ses missions de recherche, d’échange et de problématisation autour des droits culturels et leur effectivité. Le témoignage de Jean Michel Lucas – membre fondateur du laboratoire des droits culturels et militant actif des droits culturels en France – souligne la pertinence de la démarche, de sa logique d’information et d’accès aux publications et à des exemples d’exercice des droits culturels. En particulier, il relève que : « ce sont des ressources et outils précieux pour les actions menées par le laboratoire tout en permettant un dialogue transfontalier autour des droits culturels et leur mise en oeuvre ». De même, Pierre Lafaille, chargé de projet et coordination de la Fabrique des Douves à Bordeaux, relaie sur sa page LinkedIn le Carnet de découverte des droits culturels et souligne la qualité de cet outil.
E. Formation
Au niveau de cet axe de travail, la méthodologie a visé à concrétiser durant la seconde partie de la convention (2024-2025) les missions concernées par l’expérimentation et la généralisation d’un plan de formation à la problématique et à la pratique des droits culturels.
Rappelons que la perspective de formation longue et le développement d’une recherche participative dans le secteur de l’Éducation permanente ont été discuté en comité de pilotage ainsi qu’au cours de la convention avec les référent·es administratives de la Plateforme et de la convention (surtout Quentin Poncelet du Service de l’Éducation permanente de la FWB et Bernadette Vrancken du Service Général de l’Inspection de la Culture). Au vu des moyens financiers et des ressources humaines disponibles mais aussi des besoins en formation tirés de la recherche participative16 et des échanges avec les travailleur·ses et fédérations (ASTRAC et ACC), la décision a été prise collectivement de prioriser la mise en place et l’expérimentation d’un plan de formation. L’idée de départ d’une formation longue a été revue pour un format court (2 à 4 jours, selon différentes fréquences) plus adéquat aux disponibilités et attentes des travailleur·ses de terrain. Ainsi, le cycle de formation 2024-2025 « Travailler avec les droits culturels » se déploie en deux types de modules, l’un consacré à « faire culture commune » et l’autre partant « des territoires d’action ». L’objectif général de ces deux formations est de se former aux droits culturels, dans un dialogue entre pratiques et théories, en apprentissage avec des pairs. À partir des besoins identifiés au cours de la recherche et sur base des publications telles que laPanoplie d’outils,le plan des deux formations s’articule autour de quatre points d’attention17 :
les préalables en matière de droits humains et culturels ;
l’appropriation des notions propres aux droits culturels ;
l’analyse et l’évaluation des pratiques au regard des droits culturels ;
la problématisation des droits culturels en rapport avec les pratiques et la conceptualisation à partir des droits culturels pour former des hypothèses d’action.
Plus précisément, en ce qui concerne la formation « faire culture commune », elle s’adresse aux travailleur·ses socio-culturel·les (secteur des centres culturels, tout autre secteur culturel de la FWB et au-delà), aux administrations et aux élu·es. La durée est de deux à quatre jours (sur une semaine ou réparti 1-2x par mois), avec des journées d’approfondissement possibles. Le lieu (Bruxelles ou Wallonie) reste à définir selon les inscriptions et les propositions. La méthode pédagogique est interactive, avec des temps de transmission plus descendants et beaucoup d’autres plus ascendants, laissant la place aux échanges ainsi qu’à l’appropriation par les participant·es. En ce qui concerne la formation « à partir du territoire », elle s’adresse aux équipes de centres culturels et leurs partenaires au sein d’un territoire, ainsi qu’à toute autre structure travaillant avec les droits culturels. La durée, le lieu et les points d’attention sont à préciser à partir des besoins et attentes liés à un territoire. La méthode pédagogique est interactive, avec des temps de transmission plus descendants et beaucoup d’autres plus ascendants, laissant la place aux échanges ainsi qu’à l’appropriation par les participant·es.
Chemin faisant, quelques distances ont donc été prises par rapport à la convention suite aux échanges avec les différentes personnes ressources et les retours des travailleur·ses et personnes intéressées. A été privilégiée une formation interactive pour répondre au mieux aux besoins. Il reste encore à voir comment développer l’aspect formation-action et/ou accompagnement à partir du protocole d’observation, ainsi que de décider si les perspectives de formation longue et de recherche participative dans le secteur de l’Éducation permanente restent d’actualité. Au passage, notons que la pratique de transmission et de formation n’a pas attendu 2024 pour se concrétiser, avec déjà depuis 2022, de nombreuses sollicitations et interventions autour des droits culturels et leur mise en œuvre au niveau de la FWB – comme nous l’avons mentionné dans la sous-partie consacrée aux partenariats. Le développement du plan de formation a donc pu profiter de cette expérience acquise au cours des années ainsi que de différentes formations courtes que Thibault Galland a suivi depuis son entrée en fonction.
En somme, si les missions ont été ré-orientées par rapport à la convention pour être plus précises et répondre aux besoins des travailleur·ses, soulignons qu’elles font converger différents axes de travail de la Plateforme. Ainsi, grâce aux partenariats et au renforcement de la dynamique de mise en réseau autour des droits culturels, plusieurs interventions ont préfiguré les modules de formation ou se sont inscrites dans leur continuité. Grâce aux collaborations, la Plateforme et ses partenaires comme l’ASTRAC ont pu proposer des modules de formation sur une bonne partie du territoire de la FWB (Bruxelles, régions Wallonie picarde et du Centre, Namur, Liège et Luxembourg). À noter que la collaboration avec l’ASTRAC est essentielle car deux formatrices18 se relaient pour soutenir le chargé de projet et de recherche dans la mise en œuvre des modules de formation. Cela indique la nécessité d’être au moins 2 formateur·ices pour assurer une prestation pédagogique de qualité, ce qui signifie aussi le besoin d’assurer un financement supplémentaire dans le cadre de la mise en œuvre de la formation par la Plateforme. Notons que les axes de travail autour de la recherche participative, des réalisations et de la communication fournissent des contenus et méthodologie pour les formations. Que l’on pense à la méthodologie participative de la recherche et sa communauté, aux publications telles que la Panoplie ou le Carnet, voire les contenus diffusés sur le blog dans le cadre du chantier référentiels. En termes d’effet et d’impact au regard du décret EP, la mission d’expérimentation et de généralisation d’un plan de formation est bien réalisée. Et ce, de façon convergente avec les autres axes de travail, comme nous venons de l’exposer : en mobilisant la recherche participative, les partenaires, les réalisations et la communication dans l’optique de transmettre et former les travailleur·ses des centres culturels mais aussi d’autres secteurs associatifs et/ou issus du non-marchand. Cette logique touche à bon nombre de droits culturels tels que les droits à l’éducation et à la formation, à la participation et à la coopération culturelle notamment quant aux enjeux des savoirs, savoirs-faire et compétences à transmettre, aux relations d’apprentissage et aux modalités pédagogiques de formation. Ceci, pour que puisse s’établir des apprentissages réciproques, partagés et en commun autour du travail avec les droits culturels. Des témoignages plus informels viennent appuyer cette évaluation. Par exemple, Inês Mendès, directrice de Culture·Wapi, souligne l’apport de la formation et de sa méthodologie, ses outils, ses contenus théoriques et pratiques. Plus précisément, Laurence Van Goethem, directrice du centre culturel de Colfontaine, en tant que participante à un module de formation, a particulièrement été intéressée de partir des pratiques pour les croiser avec les droits culturels et de façon située grâce à des outils multiples fournis par la Panoplie. Plus généralement, Julie Dechamp, directrice du centre culturel de Péruwelz Arrêt 59, et une travailleuse en centre culturel soulignent l’apport en termes de réflexion et de compréhension en matière de droits culturels, ainsi que la qualité des outils fournis et pratiqués durant les modules de formation.
Pour la suite, en écho avec la nouvelle convention et selon le financement octroyé, il faudra transmettre les enseignements produits grâce à la recherche participative tout en prolongeant la démarche de recherche à travers la méthodologie de la formation.
3. Des enseignements pour faire culture commune
Au niveau de la méthode d’évaluation, le fait d’avoir croisé des critères d’évaluation relevant du décret EP avec ceux proches des droits culturels a permis d’établir des liens assez étroits entre les deux référentiels.
Pour l’axe de recherche 2022-2025, cela a concerné le fait :
de travailler l’implication et la mobilisation des partenaires et travailleur·ses en considérant les identités et diversités culturelles en présence à partir des réalités et des préoccupations, et ce, tout en cultivant la réciprocité ;
de prendre en compte les manières d’accéder, de participer et de coopérer dans la formulation de questionnement et dans le cadre de démarche de recherche participative ;
de développer les apprentissages et la communication à travers l’analyse, la synthèse, la mise en mots et récits, le partage d’expérience.
Pour l’axe des partenariats, des liens assez prégnants ont pu être explicités entre ce qu’est une « recherche participative » et le droit à la coopération. Pensons aux aspects liés aux manières :
de produire des contenus et les rendre accessibles, de faciliter l’éducation tout au long de la vie et rendre disponibles les informations ;
de se rencontrer et favoriser l’interconnaissance des structures, de mutualiser les apprentissages et développer des capacités en commun ;
et ce, pour faire converger les projets malgré des missions et secteurs différents, voire de défendre et développer un plaidoyer en commun autour des droits culturels et fondamentaux, dans une perspective d’émancipation et d’égalité.
Pour l’axe des réalisations, des liens assez prégnants ont pu être explicités entre ce qu’est une « recherche participative » et le droit à l’information et à la communauté. Pensons aux aspects liés aux manières :
de produire des contenus,de les rendre accessibles et de les transmettre, de faciliter l’éducation tout au long de la vie et rendre disponibles les informations ;
de composer avec la diversité des approches tout en favorisant les échanges, de développer des capacités en commun, tout en cherchant des formes et des pistes pour les communiquer ;
et ce, pour faire dialoguer les projets malgré des missions et secteurs différents, mais aussi d’explorer d’autres pistes et approfondir des thématiques.
Pour l’axe de communication, des liens assez prégnants ont pu être explicités entre ce qu’est une « recherche participative » et le droit à l’information et à la communauté. Pensons aux aspects liés aux manières de :
favoriser l’accès et la liberté d’expression autour des contenus ;
de composer avec la diversité des approches tout en favorisant les échanges, de développer des capacités en commun, tout en cherchant des formes et des pistes pour les communiquer ;
et ce, pour faire dialoguer les projets malgré des missions et secteurs différents, mais aussi d’explorer d’autres pistes et approfondir des thématiques.
Pour l’axe de formation, des liens assez prégnants ont pu être explicités entre ce qu’est une « recherche participative » et comment elle converge à travers les différents axes (recherche, partenariats, réalisations et communication) vers l’information en mobilisant le droit à l’éducation et à la formation.
Pensons aux aspects liés à la formation des savoirs et à la participation aux apprentissages, aux façons d’établir et développer des relations d’apprentissage dans la réciprocité et au travers de coopérations pédagogiques.
Toutes ces observations de la démarche de la Plateforme, l’analyse de ses pratiques et l’évaluation des actions menées sont autant d’enseignements à prolonger pour faire culture commune autour des droits culturels. Dans tous les axes de travail, la démarche de la Plateforme s’est efforcée de développer les enjeux de mobiliser autour des droits culturels et de développer des cultures communes autour de ces référentiels. Ainsi, à travers la spécificité de chacun des axes de travail, les actions ont cherché à instaurer des conditions pour que se déploie et se développe, seul·e et en commun, des cultures des droits culturels. Cela atteste d’une convergence avec les missions d’émancipation propres à l’éducation permanente, avec l’apport des droits culturels comme outil de conception des actions et grille d’analyse pour les travailleur·ses. Et plus spécifiquement, les différents axes de travail explicitent comment mettre en pratique les droits culturels dans le cadre d’une recherche participative.
Ce comité est surtout composé de travailleuses de l’AGC, notamment du service Éducation permanente (les gestionnaires de dossier, Quentin Poncelet puis à son départ, Kim Vanvolsom ; ainsi que la directrice du service, Patricia Hubert) qui sont responsables du suivi administratif du dossier ; d’une travailleuse du service Inspection (Bernadette Vrancken) qui est l’inspectrice du projet ainsi que de Culture & Démocratie ; de travailleur·ses représentant d’autres services de l’AGC, en particulier celui de l’Action territoriale (Jean-François Fuëg en sa qualité de directeur ou bien Célia Dehon en tant que directrice du service lié au Centres culturels), le Service des Enjeux Culturels Transversaux (Olivier Van Hee, le directeur) et l’Observatoire des Politiques Culturelles (Jean-Gilles Lowies, le directeur). ↩︎
Cf. Joëlle Zask, Essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de l’eau, 2011. ↩︎
À ce propos, une partie de l’étude de cas a été publiée par le chargé de recherche et d’animation dans le numéro #20 de la revue Nectart consacré à La deuxième phase des droits culturels : en prise avec le réel. À l’intersection des autres droits humains, et publiée par Les éditions de l’Attribut. Voici un lien vers ce numéro : https://editions-attribut.com/product/nectart-20/. ↩︎
Outre le groupe local, la directrice de l’ASTRAC participe au comité de pilotage de la Plateforme mais elle représente également sa structure dans l’AG de Culture & Démocratie, en même temps qu’elle participe au CA de l’association. ↩︎
De façon stratégique, ces quatre points d’attention correspondent aux besoins relevés au cours de la démarche d’observation et qui organisent les parties de la Panoplie d’outils. ↩︎
Il s’agit de deux collègues liées au partenariat avec l’ASTRAC dans le cadre de la formation-action Paideia : Liesbeth Vandersteene, la directrice de l’ASTRAC, et Pascale Pierard, ancienne administratrice et actuelle membre de l’ASTRAC, ainsi que directrice du Centre culturel Ourthe et Meuse à Liège. ↩︎
La partie du rapport de recherche consacrée aux pistes de recherche vise à reprendre les études de cas pour les mettre en rapport et les problématiser avec un aspect qui s’est spécifiquement dégagé à travers la recherche participative. C’est un peu le temps suivant les études des cas, ici 4 à 6, qui nous permet de théoriser et dégager des enseignements plus généraux valant pour différentes situations observées et analysées. Cette étape déployée à travers quatre pistes de recherche est pensée pour faciliter l’exploration et l’expérimentation des résultats et acquis de la recherche dans d’autres contextes.
1. Introduction à la piste de recherche « effectivité des droits culturels »
La piste de recherche qui est ici développée concerne l’« effectivité des droits culturels » telle qu’elle est mise en œuvre par les travailleur·ses dans le cadre des actions qu’ils et elles mènent avec les populations de leur territoire, ainsi qu’au sein de leur équipe, avec leur instances, leurs partenaires et toutes autres parties prenantes des projets et de leur institution. En premier lieu, nous revenons sur les études de cas pour les synthétiser. Celles-ci touchent aux suivis menés avec la maison culturelle d’Ath et la réflexion qui est tirée autour de l’évolution du patrimoine culturel immatériel (PCI) avec la population du territoire ; avec le centre culturel de l’entité fossoise et la réflexion qui en est tirée autour de la collaboration en plateforme ; avec le centre culturel de Liège Ourthe et Meuse et la réflexion qui est articulée autour de l’action culturelle à partir du lien social et de la reliance ; avec le centre culturel de Genappe le 38 et la réflexion qui est amorcée autour de l’impact et de l’interdépendance des droits fondamentaux. À partir de ces synthèses, nous soulignons de façon concise les enseignements à tirer. Cela permet de mieux saisir la notion d’« effectivité des droits culturels » que nous mettons en lien avec les apports de la première phase de recherche 2019-2021, surtout quant aux questions de responsabilité et de la place des êtres humains dans les actions. En second lieu, nous éclairons ce matériau de recherche avec le décret 2013 des centres culturels et les apports des travaux du groupe de Fribourg autour des droits culturels et de Céline Romainville autour du droit à la culture. Sur cette base, nous décrivons des métaphores de l’effectivité des droits culturels, pour ensuite orienter les développements vers le pouvoir d’agir et des pistes complémentaires à partir des attachements, de la diversité des expressions culturelles et des interdépendances, ainsi que de la confiance et des responsabilités partagées Enfin, nous concluons sur cette piste de recherche consacrée à l’effectivité des droits culturels, en appuyant sur des ouvertures possibles et des perspectives. Ceci, sans faire l’économie d’une lecture plus politique de cette piste de recherche.
Dans un premier temps, nous avons étudié avec la maison culturelle d’Ath (MCA) l’objectif de faire évoluer le patrimoine avec la population du territoire et ce, par le moyen d’un travail sur les appartenances et les attachements pour développer un sens commun autour de ce patrimoine. Autrement dit, cela concerne la manière dont une action culturelle menée sur plusieurs années avec la population conduit à une évolution de l’effectivité des droits culturels. À travers le récit du suivi et de l’accompagnement, nous avons observé comment, sur base d’une sollicitation de la Ville d’Ath, l’équipe de la MCA a mis en place sur plusieurs années une démarche participative avec la population et les autres opérateurs autour de certains éléments du patrimoine culturel immatériel propres à la ducasse rituelle d’Ath, notamment le personnage de « Sauvage » dont le grimage avait sucité une vive polémique sur la question du blackface. Entre autres initiatives et après un gros travail d’information et d’échange mené depuis 2021, la MCA a coordonné et organisé en 2023 trois séances des commissions citoyennes du folklore (CCF) avec l’aide de facilitateur·ices externes et en vue de se prononcer sur l’évolution de ce personnage et celle d’un autre plus mineur (le diable Magnon). Jusqu’en 2024, elle a aussi accompagné le groupe d’acteurs de La Barque des pêcheurs Napolitains – qui porte ces personnages polémiques – dans une réflexion autour de la mise en œuvre pratique de l’évolution de ce patrimoine (réécriture de l’histoire, scénographie et maquillage) tout en poursuivant un travail de communication auprès de la population.
Pour développer l’analyse, nous sommes revenus sur le concept de polémique au regard de recherches en socio-linguistique afin de mieux appréhender la notion. Celle-ci désigne des situations où des opinions contraires sont débattues ou confrontées, avec plus ou moins d’opposition et de violence. Cela mène à des phénomènes de dichotomisation et de polarisation, qui vont rassembler les opinions en deux camps ennemis avec des enjeux identitaires forts. L’intérêt de ce concept est qu’il explique une mise en contact de deux camps, et ce, dans une logique de confrontation entre des adversaires à l’écoute, plutôt que comme des ennemis incapables de s’entendre, afin que cela procède d’une forme de consensus ou de dissensus.
Plus précisément, dans le cas de la MCA, la notion de polémique permet d’identifier et schématiser les positions des un·es et des autres, portant des thèses opposées : d’un côté, l’idée que le personnage est raciste et négrophobe, de l’autre, l’idée que le personnage ne l’est pas. Les idées sont portées par différents collectifs d’acteur·ices : d’un côté, des collectifs et individus avec une position anti-raciste, de l’autre, différent·es acteur·ices du folklore et du patrimoine, certain·es citoyen·nes athois·es. Entre les deux, bon nombre de citoyen·nes et acteur·ices plus ou moins partagé·es entre l’une et/ou l’autre position. La ville d’Ath et les responsables locaux ont eu un rôle à jouer au niveau de la cohésion sociale, du maintien de l’ordre local, et de l’épanouissement culturel et social de la population. Les médias et réseaux sociaux ont participé à exacerber la polarisation des points de vue. Concrètement, la démarche et les actions observées ont d’abord visé à faire comprendre que le débat autour du caractère raciste et discriminatoire concernait avant tout la communauté athoise en interne rassemblée autour du patrimoine, et ce malgré le fait que les interpellations et critiques venaient de l’extérieur de la communauté (Bruxelles Panthères, Unesco). À l’échelle du processus mené entre 2020 et 2024, les différentes étapes et outils pratiqués – table-ronde, sondage, capsules audio et vidéo, CCF, ateliers d’écriture (qui ont toujours lieu aujourd’hui) – attestent d’une démarche cherchant à distribuer l’autorité entre les différentes parties prenantes, au-delà du groupe des acteurs de la Barque. De cette façon, la légitimité du patrimoine s’est reconstruite avec des citoyen·nes de la communauté, avec l’appui d’expert·es et d’autorités externes. À travers ces aspects de communauté patrimoniale, de légitimité et d’autorité, notons que la polémique autour du patrimoine questionne aussi l’autorité surplombante des institutions externes telles que l’Unesco et son principe de reconnaissance de PCI.
Au final, l’étude de la démarche indique que faire évoluer le patrimoine culturel avec la population requiert un temps long ainsi qu’une certaine lucidité par rapport aux responsabilités des différentes parties prenantes en matière de droits culturels. Qui plus est, se fait jour à travers la démarche un certain attachement de la population athoise envers son patrimoine, un sentiment d’appartenance au sein de cette communauté patrimoniale. C’est notamment sur cet attachement, ce sentiment d’appartenance, qu’a dû travailler la MCA avec la population dans l’optique de faire évoluer le patrimoine.
Dans un second temps, nous avons étudié avec le centre culturel de l’entité fossoise (CCF) l’objectif de travailler les alliances pour développer de l’inclusion dans les projets culturels et ce, par le moyen de collaborations en plateforme. Il s’agit là de s’interroger sur comment des actions et leur méthodologie peuvent inclure une diversité de parties prenantes (populations, opérateurs et partenaires). Ce faisant, à travers le récit de suivi et l’accompagnement, nous avons observé comment l’équipe du CCF a mis en place deux manières de coopérer à travers une logique de plateforme rassemblant des opérateurs de différents secteurs, l’une autour du PCI et l’autre autour de la jeunesse. Ces deux plateformes donnent des exemples de collaboration, notamment au niveau méthodologique, en vue d’assurer une plus grande effectivité des droits culturels au croisement des expertises et secteurs d’activités de leur membres. Dans la mesure du possible et selon les mandats des un·es et des autres, les prises de décision se sont faites en concertation entre partenaires, avec des apports et des investissements différenciés, ainsi qu’avec plus ou moins de consultation de la population. La logique de plateforme a permis également de mutualiser des ressources et mettre en commun des moyens, mais aussi de partager des obligations et des responsabilités au sein d’un territoire. Notons toutefois que si la décision d’institutionnaliser l’une ou l’autre plateforme permettrait une certaine pérennisation de l’action, cela porte aussi le risque de figer la coopération et que les actions menées s’éloignent des besoins des populations et des enjeux propres au territoire.
Pour développer l’analyse, nous sommes revenus sur le concept d’alliance. La notion renvoie aux relations et modes de liaisons entre les un·es et les autres. Cela désigne les échanges, les manières de cohabiter au sein d’un milieu, en vue de cultiver une puissance d’agir en commun. Dans les secteurs socio-culturels, les alliances touchent aux relations qui s’établissent entre les différentes parties prenantes d’une action menée, qu’il s’agisse des participant·es, des travailleur·ses, de l’institution porteuse du projet ou des pouvoirs subsidiants. Pour qu’il y ait alliance, il faut s’interroger sur les modes de relation qui s’établissent entre ces parties prenantes, que ce soit en termes d’actions menées, de postures des professionnel·les avec les participant·es ou de stratégies pour arriver aux objectifs.
Plus précisément dans le cas du CCF, la notion d’alliance permet de rendre compte de formes de coopération en plateforme mises en place. Concrètement, trois coopérations peuvent être rapprochées de la notion : une première renvoyant aux échanges informels entre les citoyen·nes et les membres du folklore autour du cortège des Chinel·les ; une seconde articulant plus formellement les missions et responsabilités entre les services autour du PCI à Fosses ; une dernière se développant autour de la jeunesse entre jeunes, opérateurs culturels, habitant·es et pouvoirs publics, et ce, sans véritable volonté d’institutionnalisation. Pour ces trois types d’alliance, la notion de travail du commun1 est éclairante, en ce qu’elle renvoie à la capacité d’un collectif à agir sur la vie et les ressources en commun. Celles-ci peuvent être interrogées à l’aune du commun qu’elles configurent, sur les rapports politiques, théoriques et sociaux entre les acteur·ices et au sein d’un environnement, qui vont conditionner ce qui pourra être travaillé ensemble.
Au final, l’étude de cette culture de collaboration développée par le CCF implique de traduire les enjeux reliés aux droits culturels auprès des partenaires pour qu’ils et elles puissent les inscrire dans la spécificité des missions. Chemin faisant, le CCF déploie des stratégies pour partager la responsabilité entre opérateurs afin de contribuer à l’effectivité des droits culturels des populations. Au passage, ce type de travail en coopération peut favoriser l’inclusion des personnes grâce aux échanges avec les populations, au croisement des missions et des expertises, au dialogue intersectoriel autour d’enjeux communs, etc.
Dans un troisième temps, nous avons étudié avec le centre culturel de Liège Ourthe et Meuse (CCOM) l’objectif de mettre en place et cultiver, à partir du lien social et de la reliance, un rapport de confiance avec la population, dans le cadre d’une action culturelle. Autrement dit, il s’agit de s’interroger sur comment l’action culturelle menée peut être vectrice de socialisation et de mobilisation pour contribuer à l’effectivité des droits culturels des personnes. Ce faisant, à travers le récit de suivi et l’accompagnement, nous avons observé comment l’équipe du CCOM a mis en œuvre deux cycles d’ateliers avec des partenaires au sein du quartier d’Angleur. Au départ, l’objectif était de favoriser l’expression des gens en leur donnant des outils et que leurs productions finales puissent être mises en avant lors de la fête de quartier en 2022. Pour le deuxième cycle observé en 2023, il ne s’agissait pas de refaire le même atelier que l’année précédente mais de prolonger la dynamique créative avec un travail lié à la citoyenneté des participant·es dans un cadre sécurisé et de confiance. Dix rencontres ont été organisées autour de l’idée de fleurir le quartier de Rivage-en-Pot, avec l’exploration de nouvelles techniques d’expressions artistiques . Au cours des séances, la coopération a été assez fluide et enthousiaste entre les participant·es et les animatrices. La volonté d’agir sur le quartier a ouvert la voie à des propositions d’actions qui sortaient du cadre des ateliers, des compétences des animatrices et des responsabilités légales du CCOM. Cela a amené l’institution à s’interroger autour de son rôle dans ce processus, du partenariat établi avec l’animatrice artistique et vis-à-vis du pouvoir politique interpellé. Ainsi, les cycles permettent une coopération constructive et productrice mais qui a besoin parfois d’être cadrée par rapport aux missions de l’institution.
Pour développer l’analyse, nous sommes revenus sur les concepts de lien social et de reliance. La première notion concerne les relations d’interdépendance qui s’établissent au cours de la vie d’un être humain en société pour répondre à des besoins de sécurité ou de reconnaissance notamment. Analyser le lien social permet de prendre conscience de ce qui fait société face à la progression de l’individualisme et au repli sur soi. De façon complémentaire, la seconde notion de reliance peut être un outil heuristique pertinent pour comprendrel’évolution du lien social. Synonyme d’appartenance, elle désigne à la fois l’acte de relier et de se relier – c’est-à-dire la reliance telle qu’elle est réalisée – ainsi que le résultat de cet acte – c’est-à-dire la reliance telle qu’elle est vécue, et ce, selon diverses modalités. La notion a des caractéristiques psychologiques et sociologiques, notamment au travers de l’identité comme reliance à soi, de la solidarité comme reliance sociale, de la citoyenneté comme reliance écologique et au monde, des idées et des savoirs comme reliance cognitive. En dialogue avec son contraire – la déliance – la notion permet de mieux saisir les dynamiques complexes de convergences et divergences sociales.
Plus précisément, dans le cas du CCOM, les notions de lien social et de reliance rendent compte de la volonté du centre culturel de rompre l’isolement et le repli sur soi, dans une recherche autour des représentations des gens et du développement de leur capacité d’expression, et ce, par le moyen d’un contact direct avec la population. Suite à des périodes critiques (crise sanitaire, inondations) et leurs conséquences, l’enjeu a été de travailler le lien de participation, la reliance au projet au fur et à mesure des ateliers. Ceci, afin de faire évoluer ce lien pour passer de soi aux autres et avec les autres, pour construire du commun et soutenir les élans de solidarité, pour tisser une communauté ouverte et motrice de projets dans le quartier. Et il y a là, une réelle demande de la part des citoyen·nes pour trouver du sens dans ces épreuves. Il s’agit d’être en « empathie culturelle » – selon les mots de l’équipe du CCOM – avec la population et de leur proposer des activités notamment pour (re-)devenir acteur·ices de la vie collective et de leur territoire.
Au final, l’étude de cas a rendu compte de la méthodologie et de la posture adoptées par les travailleuses « aux côtés des » participant·es dans les actions : comment contribuent-elles aussi en tant que personnes tout en évitant – pour l’animatrice du CCOM – l’éparpillement des actions. Qui plus est, travailler le lien social et la reliance impliquent de prêter attention au langage, de prendre le temps tout en laissant la place à la découverte et au plaisir dans les activités menées. Cela requiert une certaine lucidité par rapport aux responsabilités des différentes parties prenantes en matière de droits culturels tout en veillant à garder l’humain au centre des actions. Chemin faisant, ce type de démarche cultive la confiance à travers les actions culturelles menées dans les quartiers, en ce qu’elle améliore la qualité des interactions et assure des dynamiques de coopération.
Dans un quatrième temps, nous avons étudié avec le centre culturel de Genappe le 38 (le 38) l’objectif de favoriser la rencontre et l’accueil et ce, par le moyen d’un travail sur l’impact pour développer l’interdépendance des droits fondamentaux. En ce sens, le 38 s’est interrogé sur l’évaluation des actions menées, au regard des impacts visés en matière de droits culturels. Autrement dit, il s’agit là de s’interroger sur comment l’impact des actions peut être amplifié pour contribuer à l’effectivité des droits culturels des personnes et développer l’interdépendance de ceux-ci avec les autres droits fondamentaux. Pour ce faire, à travers le récit de suivi et l’accompagnement, nous avons montré comment l’équipe du 38 a mis en place une démarche d’activités en transversalité avec des partenaires. Les actions ont visé à favoriser la rencontre entre les habitant·es de Genappe et les résident·es du centre Croix-Rouge, ainsi quà déconstruire les idées reçues et les préjugés des habitant·es envers les résident·es et les personnes migrantes plus largement. Une première réunion d’information autour des réalités migratoires avec la présence de spécialistes de la question s’est tenue dans une salle communale de Genappe. Ensuite, une journée de sensibilisation et de rencontre avec des ateliers participatifs fut organisée au 38. Enfin, une fête « auberge espagnole » a été mise en place dans le cadre des portes ouvertes du CEC. À ces égards, le 38 a mené une évaluation qualitative à partir de questions, de critères définis et de témoignages de participant·es, ainsi qu’une évaluation plus quantitative par rapport au taux de participation.
Pour développer l’analyse, nous sommes revenus sur le concept d’évaluation d’impact des projets. Cela désigne une évaluation au regard des changements à la suite de l’action, une fois que le projet est terminé. Ces changements peuvent être plus ou moins durables, positifs et/ou négatifs, prévus et/ou imprévus dans la mesure où ils concernent les personnes, les groupes et l’environnement du projet, et qu’il y a un lien de causalité avec le projet mené. En matière de droits culturels, l’impact renvoie en quelque sorte à la notion d’effectivité de ces droits, entre les titulaires de droits et les porteur·ses d’obligation en vue de faire culture et mener une action culturelle dans un contexte de diversité des expressions culturelles2.
Plus précisément, dans le cas du 38, la réunion assez vive organisée par la ville de Genappe avec les habitant·es et les opérateurs de la commune a permis de qualifier la situation initiale dans laquelle allait s’ouvrir le centre Croix-Rouge. Par la suite, pendant qu’était en cours la démarche d’activités du 38 autour de l’ouverture du centre Croix-Rouge, un temps d’entretien a été consacré à l’évaluation. Enfin, l’ analyse des actions à travers l’outil d’évaluation d’impact de projet ainsi que des temps d’évaluation ex-ante et ex-post, inscrivent la démarche en plein dans la méthodologie de la boucle procédurale apportée par le décret du 21/11/2013 des centres culturels. L’intrication entre les différents types d’évaluation et leur usage quasi-réflexe indiquent que cette méthodologie propre au décret est bien ancrée dans les pratiques des travailleur·ses du 38, de sorte que l’évaluation par l’équipe et par les participant·es est constante. Du reste, il faut souligner que l’équipe et certain·es des partenaires ont déployé la démarche d’activités avec une attention à l’évaluation au vu du contexte inédit de l’ouverture d’un centre de demandeur·ses d’asile à Genappe. Entre la part de déduction des indicateurs et celle d’induction à partir des observations de terrain, la démarche a été expérimentale avec la formulation d’hypothèses d’action au cours de la démarche et selon une certaine réactivité. Cela indique que travailler à l’impact des actions fonctionne aussi par essai et erreur, et surtout, par anticipation et vérification des hypothèses posées en s’appuyant sur un cadre de référentiels des droits culturels. Dans cet ordre d’idée, travailler l’impact des actions implique d’observer les effets produits par celles-ci, donc de considérer comment des hypothèses d’action produisent une forme d’effectivité des droits culturels pour les participant·es, populations et travailleur·ses.
Au final, l’étude de cas a rendu compte de l’historique du 38 et de sa contribution à l’effectivité des droits culturels, en particulier pour des actions menées en transversalité et en vue d’un impact accru pour la population. En effet, on a vu dans l’étude de cas comment la démarche d’activités a mobilisé des méthodologies propres à l’action culturelle, à l’éducation permanente, à la démarche créative du CEC, ainsi qu’à la mobilisation de la Maison de jeunes. Pour autant, l’objectif aujourd’hui pour cette démarche est de continuer à faire évoluer les opinions, favoriser la rencontre entre habitant·es de Genappe et résident·es du centre, et surtout, de mobiliser davantage les résident·es autour des actions du 38. Dans cette optique, une piste à prolonger touche au principe d’interdépendance des droits humains et culturels – sans faire l’impasse sur les principes d’universalité et d’indivisibilité de ces droits.
Enseignements tirés des études de cas pour la piste de recherche « effectivité des droits culturels » : À partir des études de cas et des synthèses que nous en tirons, nous pouvons dégager quelques éléments-clés pour la piste de recherche consacrée à l’effectivité des droits culturels : I) en termes d’attachements et de sens commun : cela touche à l’action culturelle menée par la MCA dans le contexte de la polémique autour du personnage du « Sauvage » qui met en exergue un attachement de la population athoise envers son patrimoine. Se pose la question de savoir comment travailler à l’évolution du patrimoine pour qu’il soit plus inclusif et laisse une place à la diversité des expressions culturelles. Cela amène à s’interroger sur les représentations données dans le cadre des rituels patrimoniaux, en considérant la liberté d’expression mais aussi ses limites pour garantir le respect de la dignité de tout être vivant. Ce faisant, il faut spécifier la logique des attachements, leurs fonctions, leurs causes et finalités. Par exemple, le personnage du « Sauvage » remplit des fonctions symboliques au sein de la communauté athoise mais il a été admis que l’intention n’a jamais été d’offenser d’autres identités et communautés. Sur cette base, il s’est agi de travailler avec ce qui importe pour les un·es et les autres – de ce qui relie les identités à un folklore et à une communauté patrimoniale – de composer avec ce qui a de la valeur pour chacun·e en vue de développer un sens en commun. Concrètement, la démarche de la MCA a ainsi cherché à articuler les points de vue afin de faire évoluer le patrimoine, tout en cultivant les attachements envers celui-ci pour qu’ils puissent être débattus et se composent de points de vue divergents. II) en termes d’alliance et d’inclusion : les alliances peuvent prendre différentes formes et être déployées à travers diverses logiques de collaboration comme peut l’être une plateforme thématique. Ces manières de faire ensemble renseignent sur la posture d’allié·e qui peut être adoptée par des personnes, des travailleur·ses, voire potentiellement des institutions. Cette manière d’agir renvoie aux situations où les individus et groupes ne sont pas directement concerné·es par une oppression mais qu’ils et elles souhaitent lutter contre cette oppression. L’objectif est alors de trouver comment se faire allié·e et soutenir ces luttes, notamment en restant dans une réflexion continue, à l’écoute des situations vécues par les personnes concernées et ce, en s’interrogeant sur sa position sociale et ses privilèges. Les allié·es s’efforcent toujours d’« agir avec » afin de développer le pouvoir d’agir et l’ouverture au dialogue en vue de favoriser l’inclusion. Cela demande de prendre la mesure des capacités des acteur·ices des projets et de faciliter la rencontre des groupes avec lesquels les actions sont menées tant au niveau de leurs points communs que leurs différences. Les logiques d’inclusion doivent favoriser l’accès tout en développant la participation aux actions menées, de sorte que celles-ci soient véritablement portées par les différents individus et groupes en présence, quitte à ce que les projets évoluent au fur et à mesure des échanges. III) en termes de confiance et de reliance : cela concerne les manières dont le lien social peut s’établir entre les participant·es et les animateur·ices dans un cadre donné. La confiance témoigne en quelque sorte de la qualité des interactions et du lien social. Elle assure des dynamiques qui relient et favorisent la coopération. Notons qu’au préalable, la confiance doit être instaurée comme base de travail pour être ensuite développée au fur et à mesure de l’action culturelle. Le sentiment de confiance est à travailler avec soin et vigilance. Une perte de confiance, une insécurité voire le fait de ne plus croire aux activités peut avoir des répercussions sur tout le reste d’une action et ses participant·es. Cependant, tous les paramètres d’un projet ne sont pas maitrisables, certains éléments échappent au contrôle et il s’agit d’avancer et composer au mieux avec le collectif et les circonstances. Il s’agit de trouver et façonner un équilibre avec les participant·es grâce aux compétences, aux méthodologies et aux postures des travailleur·ses. Ceci est d’autant plus facile quand l’action menée s’inscrit dans le temps et que le cadre est bien établi. Cela permet par la suite de lâcher un peu ce cadre pour laisser la place au plaisir, pour laisser aller les dynamiques et que des choses émergent d’elles-mêmes ou plus spontanément. Dès lors, tant les travailleur·ses que les participant·es doivent savoir jusqu’où l’action peut être menée et quels aspects de l’action peuvent être concédés. Toute la complexité touche à une éthique du tact, qui parvient à éviter de briser la confiance des participant·es dans le projet malgré les limites légales en réussissant à communiquer celles-ci sans braquer ni démobiliser. IV) en termes d’interdépendance des droits fondamentaux : par là, il faut notamment comprendre que les droits culturels concernent directement la dignité humaine dans la mesure où ils protègent notamment l’identité et les expressions de la diversité culturelle, et qu’ils sont d’égale importance que les autres droits humains, qu’il s’agisse de continuer à faciliter l’intégration des résident·es dans les activités du 38, ou de donner une place à la culture et à l’action culturelle pour construire et échanger autour des expériences vécues. Pour avancer dans ces directions, il faut reconnaitre les individus comme des êtres globaux avec différentes dimensions et au-delà des découpages institutionnels et administratifs. Cela amène à considérer les dimensions culturelles propres aux autres droits humains afin que l’universalité des droits soient nourrie par la diversité des expériences singulières, par leurs interactions et échanges. Il s’agit d’approcher les droits sociaux, les procédures d’accueil et d’intégration à partir de leurs dimensions culturelles pour les ouvrir et les nourrir par la diversité des expressions culturelles. Si tout ceci n’évacue pas les tensions et rapports de priorités qui peuvent exister entre les différents droits, il reste nécessaire de souligner que les droits culturels sont des leviers pour plus de pouvoir d’agir et d’émancipation. Le travail sur l’impact avec toute la réactivité qu’il demande peut guider l’exploration et amener le développement de l’interdépendance des droits humains, entre droits culturels et droits sociaux notamment. En somme, les cas étudiés soulignent différents aspects qui touchent à l’effectivité des droits culturels. Celle-ci peut être décrite et déployée entre les titulaires de droits et de libertés – les habitant·es, les travailleur·ses et partenaires du territoire – et les porteur·ses d’obligation et de responsabilité – les pouvoirs subsidiants, l’institution centre culturel, voire les travailleur·ses, les partenaires et les habitant·es – afin de faire culture et mener une action culturelle, et ce, dans un contexte de diversité des expressions culturelles. Si l’on a volontairement scindé les titulaires des débiteurs, alors que certain·es se retrouvent dans les deux catégories, c’est pour mieux schématiser les interactions et relations visant l’objet du droit, celui de faire culture dans un contexte de diversité des expressions culturelles. Prosaïquement, depuis le point de vue des centres culturels et des équipes que nous avons suivies, cela pose notamment la question de la place et du rôle de telle institution en tant que centre culturel, avec quelle responsabilité culturelle pour l’institution et ses travailleur·ses au sein du territoire, en fonction des droits et libertés culturelles des différentes parties prenantes.
Ces synthèses et enseignement renouent avec des questions transversales qui ont été soulevées dans le cadre de la convention 2019-2021 et du rapport de recherche précédent consacré à l’observation et l’évaluation de l’effectivité des droits culturels3. Spécifiquement, c’est aux rapports à la responsabilité et à la place de l’humain que nous renvoyons. En effet, la responsabilité de mettre en œuvre les droits culturels et plus largement les droits fondamentaux ne relèvent pas uniquement des missions propres aux centres culturels. Comme nous avons pu le voir, ceux-ci sont des acteurs qui travaillent en association avec d’autres opérateurs de leur territoire, de leurs secteurs propres ou voisins, ou avec d’autres acteur·ices aux missions plus ou moins convergentes, ainsi que par les apports des pouvoirs publics et financiers que sont la FWB, les communes et provinces notamment. Les obligations et la responsabilité de faire culture est et doit être partagée : c’est en ce sens que des révisions décrétales avancent et que les droits culturels se diffusent dans les politiques culturelles de la FWB4. Pour ce faire, la coopération et la mutualisation5 sont des pistes pour les démarches d’action culturelle et les mises en œuvre des droits culturels tant des populations que des travailleur·ses. Ceci, tout en gardant l’humain et le vivant au centre des préoccupations, avec l’effectivité des droits culturels des personnes à la fois comme condition de départ des actions et comme finalité des démarches, comme nous avons pu l’observer dans les précédentes études de cas, pistes de recherche et questions transversales.
3. Éclairage conceptuel et pistes d’action
L’effectivité des droits culturels est une notion complexe, qui n’a pas une définition unique. Toutefois, on peut dire que la notion renvoie aucaractère possiblement effectif des droits culturels pour qu’ils soient mis en œuvre et en même temps, au degré de concrétisation et de réalisation du droit et de son contenu normatif dans les faits. C’est donc ainsi qu’il faut comprendre que l’effectivité est une condition de départ autant qu’une finalité des démarches d’action culturelle, ainsi qu’un horizon vers lequel il faut tendre. Cette effectivité s’inscrit dans le mécanisme d’obligations interdépendantes des droits humains, en termes de respect des droits par les États, de protection des droits par ceux-ci vis-à-vis de tiers, et de réalisation et mise en œuvre par ceux-ci et les instances à qui ils délèguent leur responsabilité afin de donner un effet complet à ces droits (en facilitant leur exercice, en les promouvant et en les soutenant). On observe d’ailleurs que les droits culturels peuvent avoir des effets de leviers sur l’effectivité des autres droits et inversement, de façon complémentaire6. Plus précisément, l’effectivité renvoie aux relations d’obligations et de responsabilité envers les titulaires de droits et libertés. Ces relations relèvent à la fois d’une logique de « droits-créances » et de « droits-libertés »7 : dans le sens où les obligations et responsabilités peuvent être à la fois vagues, positives, progressives pour les débiteurs qui doivent garantir les conditions d’effectivité des droits des titulaires, par exemple en finançant des actions culturelles menées par des associations sans but lucratif (asbl) ; de même, que les obligations et responsabilités peuvent être précises, négatives, immédiates pour les débiteurs vis-à-vis des titulaires des libertés, par exemple en limitant les libertés d’expression artistique et en censurant des propos ou œuvres non respectueux de l’ensemble des droits humains8. À travers ces relations d’obligations, on relève en creux que de nombreux facteurs externes au droit viennent peser sur l’effectivité, qu’il s’agisse des rapports de force entre les titulaires et débiteurs, du rôle des acteur·ices œuvrant ou non en faveur de l’effectivité (pouvoirs publics, syndicats, entreprises, associations,…) et des capabilités des personnes à connaitre, s’approprier et mobiliser leurs droits culturels.
Éclairage conceptuel : Pour resituer la notion d’effectivité et de droits culturels dans le contexte des politiques culturelles de la FWB et du secteur des centres culturels avec lequel nous avons largement collaboré, nous reprenons les mots et articles du décret 2013 des centres culturels. À partir de l’article 1er §9 du décret, les relations d’obligations peuvent être comprises à l’aune du droit à la culture. Il les explicite en ce qu’elles comprennent les prérogatives suivantes : les libertés de s’exprimer notamment de manière créative et artistique ainsi que de choisir ses appartenances et référents culturels ; les droits d’accès aux patrimoines culturels, à la vie culturelle et à l’information ; les droits de participer aux pratiques et à la vie culturelle, aux politiques et programmes culturels. C’est donc ici une lecture juridique et pragmatique qui est donnée des droits culturels, notamment dans la perspective de leur donner une réalité dans les politiques culturelles de la FWB afin de pouvoir évaluer le développement de l’effectivité de ces droits. Et plus largement, à partir de la définition de la culture9 qui est donnée dans le décret à l’article 1er §5, et la Déclaration de Fribourg et son commentaire, les relations d’obligation renvoient aux droits culturels en tant qu’ils désignent les droits et libertés pour une personne, seule ou en commun, de choisir et d’exprimer son identité et d’accéder aux références culturelles comme à autant de ressources qui sont nécessaires à son processus d’identification, de communication et de création. On est ici dans une lecture élargie et anthropologique de la culture à partir du prisme de l’identité culturelle notamment et, au-delà des strictes politiques culturelles de la FWB. Néanmoins, pour nourrir cette extrapolation à partir du décret, nous nous appuyons sur son article 2 qui pose les principes généraux des actions des centres culturels dans un esprit d’éducation permanente et dans une perspective d’égalité et d’émancipation. Et ce, au niveau : 1° de l’augmentation de la capacité d’analyse, de débat, d’imagination et d’action des populations d’un territoire, notamment en recourant à des démarches participatives ; 2° de l’association d’autres opérateurs culturels d’un territoire à la conception et à la conduite d’un projet d’action culturelle de moyen et long terme ; 3° de l’inscription dans des réseaux de coopération territoriaux et sectoriels. L’objectif est alors de contribuer à l’exercice du droit à la culture, et plus largement, à l’exercice de l’ensemble des droits culturels par tou·tes et pour tou·tes dans le respect de l’ensemble des droits humains. Sans oublier de favoriser le plaisir des populations de la découverte culturelle par les pratiques qu’ils et elles déploient. À ces égards, les équipes des centres culturels doivent mener des actions et les évaluer avec les populations du territoire via des mécanismes de concertation (via les organes de gestion et du conseil d’orientation). Cette démarche suit une méthodologie circulaire et continue (« la boucle procédurale ») telle que décrite dans les articles 19, 20 et 81 du décret CC (analyse partagée, enjeux et projet d’action culturelle, concertations et partenariats, opérations culturelles, fonctions culturelles et processus d’auto-évaluation). La dernière étape d’auto-évaluation vise à piloter le projet d’action culturelle, à rendre compte des résultats et impacts obtenus, à interroger le sens des actions culturelles et alimenter à nouveau le processus d’analyse partagée au bout de cinq années et en vue de la reconduction du subventionnement.
Pistes d’action :
En guise de préalables, gardons en tête que les différentes études de cas déployées dans ce rapport de recherche et celles de la précédente convention, sont autant de situations et de manières de rendre compte de l’effectivité des droits culturels et ce, à travers les différentes pistes de recherche10. Nous invitons donc à parcourir ces multiples écrits pour nourrir la réflexion autour de l’effectivité des droits culturels, qui reste l’objet central de la recherche participative depuis ses débuts.
Ceci étant dit, nous avons pu constater que le concept d’effectivité, à travers son déploiement conceptuel et théorique ainsi que pratique et méthodologique, n’est pas des plus évidents. Au cours de la recherche, celui-ci a été rencontré de diverses manières11 et souvent à travers des métaphores décrivant le travail des centres culturels mené en vue de contribuer à l’effectivité des droits culturels des populations. Qu’il s’agisse notamment :
de la métaphore de l’activation des droits culturels des populations, en analogie à l’expression utilisée pour parler de l’activation des droits sociaux, qui s’appuie ainsi sur une vision de la culture à travers une pratique et une action (l’ « action culturelle »), mais qui rencontre plusieurs critiques liées entre autres au fait que les populations et personnes n’ont pas attendu les centres culturels et l’action culturelle pour se mettre en action.
Des métaphores de l’amplification et de l’intensification des droits culturels des populations, avec l’idée ici qu’un travail sur les droits culturels et leur effectivité est déjà en cours par et pour les populations, avec les centres culturels et d’autres institutions. Il s’agit dès lors de soutenir, renforcer, déployer, voire décupler cette effectivité grâce aux institutions en tant que centre d’action culturelle, centre de démocratie culturelle et centre de ressources culturelles.
Des métaphores de l’exercice et de la mise en œuvre des droits culturels des populations et des travailleur·ses, qui touchent plus finement à l’idée de concrétisation des droits à travers la pratique et l’action, de façon régulière et appropriée et ce, en considérant qu’il s’agit d’une forme de travail, un ouvrage au sens d’œuvre dont la responsabilité est partagée entre les débiteurs et titulaires de droits et libertés culturelles.
Cette diversité d’appréhension, d’appropriation, de pratiques et de références ne doit nullement être tue et invisibilisée, elle est plutôt à exposer comme le signe d’une vitalité, d’une créativité et d’un patrimoine vivant autour du travail vers l’effectivité des droits culturels !
Cependant, d’un point de vue pragmatique, la nécessité de clarification conceptuelle et de simplification méthodologique a été maintes fois soulignée au travers des études de cas. C’est en ce sens que la Plateforme avec ses partenaires et les membres de son comité de pilotage, notamment l’ASTRAC, mènent depuis plusieurs années un travail visant à fédérer les travailleur·ses et faire commun autour des référentiels et des pratiques contribuant à l’effectivité des droits culturels des personnes – nous en reparlons plus en détail dans la piste de recherche suivante consacrée à faire culture commune accessible sur le blog.
Pour l’heure, une première piste que nous voudrions avancer est celle de l’effectivité des droits culturels comprise comme un déploiement du pouvoir d’agir des personnes, seules et en commun. Le pouvoir d’agir renvoie au développement des capacités des personnes, notamment en termes d’identification, de communication et de création pour parler avec le vocabulaire de la Déclaration de Fribourg, ou en termes de besoins de participer à la construction du sens et de soutenir la diversité des expressions culturelles pour le poser avec les mots de Céline Romainville. Et ce, dans le cadre d’une définition de la culture qui peut être plus sectorielle et professionnelle – comme l’indique le droit à la culture stricto sensu développé par Céline Romainville en vue d’une effectivité juridique et pragmatique accrue – et plus élargie à une vision anthropologique de la culture – comme le défend la Déclaration de Fribourg en s’appuyant sur des référentiels de droit international, ainsi que le décret 2013 des centres culturels12. L’avantage de cette piste est qu’elle compose avec les différents référentiels des droits culturels tout en développant les diverses métaphores de ce que peut être l’effectivité de ces droits qui, ultimement doivent développer les capacités des personnes. Plus précisément, le pouvoir d’agir renvoie aux droits et libertés des personnes de choisir entre différentes façons de vivre et d’agir notamment. Par exemple, cela demande de pouvoir acquérir et développer des capacités, cultiver des savoirs, de participer à l’information, à la vie culturelle et à l’espace public, de mobiliser les ressources culturelles pour comprendre son environnement, le représenter et pouvoir y prendre part et coopérer. On est là dans une logique de capacitation ou d’empowerment en quelque sorte, qui s’appuie plus précisément, sur la notion de capabilité13. Dans la logique du pouvoir d’agir, ce concept désigne la possibilité des individus de faire des choix parmi les biens et buts qu’ils et elles jugent estimables et de pouvoir les atteindre effectivement. Cela concerne les enjeux propres à la justice culturelle et sociale dans des perspectives d’égalité et d’émancipation. Cette piste s’inscrit dans l’esprit de l’éducation permanente et des visions des politiques culturelles en FWB mobilisant surtout les paradigmes de la démocratisation de la culture et de la démocratie culturelle. Dans le décret 2013 des centres culturels, on retrouve cette piste dans l’article 2 en termes d’augmentation des capacités d’analyse, de débat, d’imagination et d’action des populations, ainsi que plus largement en termes de droits et de libertés des associations par la recherche d’association avec d’autres opérateurs et par l’inscription dans les réseaux de coopération territoriaux et sectoriels.
Les quelques pistes suivantes et complémentaires que nous allons aborder prolongent la piste du pouvoir d’agir au regard des cas, des concepts et des enseignements dégagés. Une première de ces pistes touche aux enjeux liés aux attachements et appartenances, à la diversité des expressions culturelles, à l’universalité des droits culturels et aux interdépendances. Nous puisons dans le Neuf essentiels pour des politiques culturels réparatrices14, un questionnement sur ce qui nous attache : comment en prendre soin tout en étant attentif·ve et en veillant à nos diversités ? Comment défendre le droit de participer à la vie culturelle et démocratique de tou·tes à partir de nos singularités et de nos communautés ? Est-ce même possible et viable ? Il y a là un terreau fertile et constructif pour lequel il faut assumer une forme d’expérimentation et de coopération, depuis lequel il faut revendiquer une forme d’incertitude et de reliance à partir de nos identités et diversités. Les patrimoines accessibles, vivants et en émergence, les communautés choisies, ouvertes, en évolution et lien avec d’autres sont les socles qui permettent de faire du commun et de construire de l’universel réellement pluriel à partir des droits culturels15. Une seconde piste complémentaire traverse les enjeux liés à la confiance, à l’éthique du tact, des responsabilités partagées et des alliances. Cela concerne les manières et démarches visant à faire culture, aux méthodologies et aux cadres qu’on applique et propose dans les actions, aux processus qui sont mis en œuvre et transmis, aux résultats, effets et impacts auxquels les démarches aboutissent, aux coopérations et alliances qui s’établissent et se développent. Tout ceci dans une ambiance qui sécurise et laisse une place au plaisir, qui garde les personnes et le vivant au centre avec des institutions ouvertes sur l’espace public et la diversité de la vie culturelle. C’est un peu à l’image d’un « filet démocratique » avec ses obligations et ses limites d’action mais aussi ses soutiens, ses ouvertures et ses possibilités pour faire démocratie ensemble. À ces effets, n’oublions pas que l’évaluation doit être continue mais flexible, vectrice de confiance mais formatrice. Ceci, pour que du recul puisse être pris vis-à-vis des actions et des processus pour que cela soit source d’apprentissage et de nouvelles hypothèses d’action, et que des transformations et impacts puissent être observés à la mesure des ressources humaines des structures et au croisement de leurs partenariats. Pour ce faire, il est nécessaire que les structures dialoguent et coopèrent entre elles, entre les secteurs et les champs d’activités, et qu’elles soient appuyées par les pouvoirs publics et politiques. Et, que les découpages administratifs et politiques aillent également dans le sens de la transversalité en fonction des besoins de terrain, des enjeux et perspectives à développer au sein et entre les territoires. Les cloisonnements et fermetures nuisent à la créativité, à l’expérimentation telle qu’elle doit être cultivée avec les personnes.
4. Conclusion de la piste de recherche et ouverture
Somme toute, à partir de la piste de recherche sur l’effectivité des droits culturels et des études de cas qui lui sont consacrées, ont pu être dégagés des enseignements autour des attachements et du sens commun, des alliances et de l’inclusion, de la confiance et de la reliance, de l’impact et de l’interdépendance des droits fondamentaux. L’apport conceptuel et plus scientifique vient avant tout du décret 2013 des centres culturels et de ses diverses références juridiques à l’effectivité des droits culturels par le biais des travaux liés à la Déclaration de Fribourg des droits culturels et de ceux menés par Céline Romainville autour du droit à la culture. Nous avons particulièrement souligné comment l’effectivité des droits culturels reste une notion complexe mais qui peut être appréhendée à travers les relations d’obligations et de responsabilités des débiteurs envers les titulaires de droits et libertés culturelles. La piste majeure que nous avons proposée touche au pouvoir d’agir et au renforcement des capabilités des personnes dans une perspective d’égalité et d’émancipation. Des pistes complémentaires prolongent la réflexion à l’aune de la diversité des expressions culturelles et des interdépendances, ainsi que de la confiance et des responsabilités partagées. Pour prolonger, les notions de « force » et de « perspective »16 peuvent être éclairantes pour saisir toujours plus finement l’effectivité des droits culturels et le pouvoir d’agir. Elles ne renvoient pas ici au pouvoir (potestas) sur l’autre mais plus à la notion de puissance (potentia) au sens de liberté généreuse. La liberté de l’autre ne doit pas être vue comme un obstacle mais comme une chance d’augmenter les libertés de chacun·e. La négation de l’autre, de ses idées ou de ses qualités peut conférer du pouvoir sur les autres mais jamais de la puissance avec les autres : il n’y a pas d’apprentissage ensemble, on n’apprend pas les un·es des autres. La force est alors à distinguer de la violence, en ce que cette dernière est l’ultime recours quand il y a renoncement à faire avec l’autre. À l’inverse, la force suppose des efforts d’apprentissage au contact des autres et de la réalité, elle forme et transforme les individus. Ce contact, cette transformation nourrit la pluralité des perspectives qu’on peut vivre, des points de vue qu’on peut adopter. Aux forces haineuses, il faut opposer les forces aimantes : face à la pression des croyances des autres, on se rappelle et s’appuie sur d’autres pensées critiques et constructives. La richesse des perspectives devient une force de résistance face à la violence de la pensée unique, elle se fait source de joie face aux pensées obscurantistes. Une forme de relativisme va s’attacher à la vérité ou la relativité d’une perspective prise pour elle-même, établie au rang d’universel alors qu’elle n’est qu’un moment du regard. À l’inverse, faire varier ses perspectives depuis lesquelles on porte un regard sur le monde, c’est ce qui permet plus d’objectivité et de vérité. Il s’agit donc d’apporter un peu de mouvement là où les pensées sont trop stables et dogmatiques. Il faut sortir de l’orgueil du savoir car il indique un faible désir d’apprendre, une fermeture aux perspectives nouvelles.
Lecture politique de la piste de recherche : La notion d’effectivité des droits culturels renvoie à la mise en œuvre et l’exercice de ces droits et libertés par leurs titulaires étant donné les obligations et responsabilités des débiteurs. Nous avons souligné de différentes manières comment et de quoi sont constituées les relations et interactions entre ces personnes – physiques ou morales – en vue de soutenir la diversité des expressions culturelles, et plus largement, de favoriser le déploiement du pouvoir des individus, seul·es et en commun. À ces égards, si l’on se saisit de la notion de force exposée ci-dessus, on peut adopter une lecture plus politique de l’effectivité. Que ce soit au niveau des interactions, des relations d’obligations et de responsabilités entre les populations, les travailleur·ses, les institutions, pouvoirs publics et politiques, la question de la force au double sens de pouvoir sur et de puissance avec est omniprésente. Que l’on pense au niveau de la réflexivité, aux postures et aux compétences déployées dans les projets, aux traductions entre pratiques et référentiels, aux maillages territoriaux et aux manières de faire face à la complexité ; au niveau des outils et méthodologies, à la transversalité et à l’expérimentation, à l’évaluation et au développement culturel territorial, au protocole de création et au faire œuvre en commun ; au niveau de l’effectivité, aux attachements et au sens commun, aux alliances et à l’inclusion, au lien social et à la confiance, à l’impact des actions et à l’interdépendance des droits humains. Autant d’éléments qui viennent analyser et dégager des enseignements en termes de mise en œuvre des droits culturels, de l’exercice de l’effectivité de ces droits selon des articulations diverses et des configurations multiples des forces en présence. Quand bien même les actions menées aboutissent à un certain résultat, des effets et des impacts, il n’empêche que la force de faire avec, pour et par reste tributaire non seulement des activités mais aussi des moyens alloués en termes financiers, matériels, temporels, humains,… La configuration des forces d’action pour le dire ainsi tient donc des politiques culturelles telles qu’elles sont orientées par les pouvoirs publics et politiques locaux, communaux, provinciaux et de la FWB notamment en ce qui concerne les centres culturels. De là, on a pu dire et lire que la mission allouée à ces institutions de contribuer à l’effectivité des droits culturels des populations était ambitieuse et démesurée. Certes, elle exige des moyens conséquents et supplémentaires, quoi qu’elle tient aussi à une idée, une utopie à déployer malgré tout et comme c’est possible. Cette mission ne doit pas se penser restrictivement de façon idéale mais déjà dans le concret des interactions entre les personnes. Comme le disait Luc Carton, l’horizon des droits culturels n’est pas inatteignable, il se travaille par la confiance et le lien entre les êtres humains. C’est ce qui permet d’y aller sans plus attendre mais en prenant le temps des relations. Il s’agit donc plutôt d’un horizon de possibilités qui sont déjà là à différents degrés de concrétisation et avec lesquelles il faut travailler pour les rendre plus effectives encore.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, Le travail du commun, Éditions du Commun, 2016. Culture & Démocratie a consacré une notice bibliographique instructive sur l’ouvrage dans Neuf Essentiels pour penser la culture en commun(s), Culture & Démocratie, 2017. ↩︎
Nous renvoyons ici vers l’outil de facilitation du rapport final de recherche 2019-21 qui est consacré à l’observation de l’effectivité des droits culturels, celui-ci présente différentes formes d’évaluation de l’effectivité relevées depuis les pratiques professionnelles des travailleur·ses en centres culturels en FWB. ↩︎
Un article du blog « Les droits culturels au cœur des politiques culturelles ? » revient sur la place des droits culturels dans ces politiques culturelles et les textes décrétaux, en regrettant l’absence de mention explicite et d’articulation plus approfondie de ces droits dans le cadre de la nouvelle « Déclaration de Politique Communautaire 2024-2029 » : cf. https://plateformedroitsculturels.home.blog/2021/08/13/les-droits-culturels-au-coeur-des-politiques-culturelles/. ↩︎
Céline Romainville précise que la distinction entre générations de droits et d’obligations est caduque car il n’existe pas de différence de nature : tous les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels emportent une variété d’obligations. Cf. Céline Romainville, Le droit à la culture, une réalité juridique.., p. 454-458. ↩︎
Cette définition élargie fait référence à l’article 2 de la Déclaration de Fribourg : « Culture : les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité ainsi que les significations qu’il donne à son existence et à son développement. », Cf. Patrice Meyer-Bisch et Mylène Bidaut, Déclarer les droits culturels : commentaire de la Déclaration de Fribourg, Bruylant, 2010. ; Luc Carton, « Conclusions et perspectives », Comment observer l’effectivité des droits culturels, https://plateformedroitsculturels.home.blog/2022/11/15/comment-observer-leffectivite-des-droits-culturels-outil/. ↩︎
Ce terme renvoie à la théorie de la justice sociale développée par l’économiste Amartya Sen depuis les années 1980. Son écho auprès des instances internationales et des acteur·ices du développement humain en fait aujourd’hui une des raisons pour lesquelles le développement d’un pays ne se mesure plus seulement à l’aide du PIB par habitant·e. Les capabilités se distinguent d’autres conceptions plus formelles, comme celles des « biens premiers » du philosophe John Rawls, en faisant le constat que les individus n’ont pas les mêmes besoins pour être en mesure d’accomplir le même acte : un hémiplégique n’a aucune chance de prendre le bus si celui-ci n’est pas équipé spécialement. Cette explication est tirée du site Sciences humaines, https://www.scienceshumaines.com/capabilites_fr_29433.html. ↩︎
Un fil qu’il faut continuer à tirer vient des travaux que mène Olivier Marboeuf autour de la médiation culturelle et des droits culturels. Il saisit le potentiel émancipateur de ces droits pour en donner une lecture critique et décoloniale capable d’esquisser le chemin vers une pratique de médiation pluriverselle. Cf. Olivier Marboeuf, Médiation sorcière , https://olivier-marboeuf.com/wp-content/uploads/2025/05/9002.pdf. ↩︎
Cf. « force » et « perspective » dans Aimer s’apprend aussi. Méditations spinoziennes, op. cit., p. 139-148 et p. 191-196. ↩︎
La partie du rapport de recherche consacrée aux pistes de recherche vise à reprendre les études de cas pour les mettre en rapport et les problématiser avec un aspect qui s’est spécifiquement dégagé à travers la recherche participative. C’est un peu le temps suivant les études des cas, ici 4 à 6, qui nous permet de théoriser et dégager des enseignements plus généraux valant pour différentes situations observées et analysées. Cette étape déployée à travers quatre pistes de recherche est pensée pour faciliter l’exploration et l’expérimentation des résultats et acquis de la recherche dans d’autres contextes.
1. Introduction à la piste de recherche « outils et méthodologies »
La piste de recherche qui est ici développée concerne les « outils et méthodologies » mis en place par les travailleur·ses dans le cadre des actions qu’ils et elles mènent avec les populations de leur territoire, ainsi qu’au sein de leurs équipes, avec leurs instances, leurs partenaires et toutes autres parties prenantes des projets et de leur institution. En premier lieu, nous revenons sur les études de cas pour les synthétiser. Celles-ci touchent aux suivis menés avec le centre culturel de Liège Les Chiroux et la réflexion qui en est tirée autour de l’évaluation ; avec le centre culturel d’Evere l’Entrela’ et la réflexion qui en est dégagée autour de la transversalité ; avec le CIFAS et le centre culturel d’Anderlecht et la réflexion qui en est extraite autour du faire œuvre en commun. À partir de ces synthèses, nous soulignons de façon concise les enseignements à tirer. Cela permet de mieux saisir les notions d’« outils et méthodologies » que nous mettons en lien avec les apports de la première phase de recherche 2019-2021, surtout quant aux questions du temps, du plaisir et des pratiques. En second lieu, nous éclairons ce matériau de recherche avec des définitions des notions d’« outils et méthodologies », d’abord en des termes communs puis de façon plus scientifique. Ces précisions conceptuelles permettent ensuite de décrire et amorcer des pistes d’action possibles en s’appuyant sur les apports des outils et des méthodologies. Qu’il s’agisse de questionner l’omniprésence de l’utilité et de la technique, de formuler des pistes pour améliorer les interactions et les situations vis-à-vis des outils et méthodologies, ou bien encore d’esquisser des orientations pour mettre en œuvre la transversalité. Enfin, nous concluons sur la piste de recherche consacrée aux outils et aux méthodologies. Dans le même geste, nous appuyons sur des ouvertures possibles autour du jeu et de l’esprit critique. Ceci, sans éviter une lecture plus politique de cette piste de recherche.
Dans un premier temps, nous avons étudié avec le centre culturel de Liège Les Chiroux (Les Chiroux) l’objectif de viser le développement culturel territorial et ce, au moyen d’une quête d’efficience grâce à des outils et des méthodologies d’évaluation. À ce titre, Les Chiroux se sont notamment questionnés sur comment l’action culturelle peut être qualitative artistiquement parlant tout en étant mobilisatrice, en ayant un impact auprès de la population. Pour ce faire, à travers le récit du suivi et de l’accompagnement, nous avons montré comment l’équipe des Chiroux cherche l’efficience, vise à faire mieux. Notamment, l’équipe cherche à ce que les populations puissent participer au mieux aux actions et à renforcer l’exercice de leurs droits culturels et de leur citoyenneté.
Pour développer l’analyse, nous sommes revenus sur le concept de valeur, en particulier celui de la valeur d’une action, pour mieux le définir. La notion renvoie au caractère qualitatif ou à ce qui est qualitativement mesurable d’un être, d’une chose, d’un acte. Elle indique donc une forme d’évaluation, de jugement et d’appréciation. À partir des philosophies de F. Nietzsche et G. Deleuze, nous avons expliqué comment les valeurs sont omniprésentes dans l’évaluation : d’une part, elles façonnent toutes les formes d’évaluation dans la mesure où elles sont requises pour apprécier les expériences ; d’autre part, elles n’existent pas en dehors des évaluations. De la sorte, les valeurs constituent des points de vue qui jugent et interprètent le monde en tant que les porteur·ses de points de vue sont évaluateur·ices. Si les valeurs sont à ce point intrinsèques à l’évaluation, cela ne veut pas dire que tout est (pré-)déterminé. Il reste une possibilité d’action selon la capacité d’un corps à s’approprier la réalité et la nature, à produire du sens à partir de son expérience.
Plus précisément dans le cas des Chiroux, le travail avec les valeurs se joue dans l’auto-évaluation et l’évaluation des actions. Celles-ci sont menées de façon quantitative et qualitative, notamment avec l’utilisation de données chiffrées année après année dans le cadre de l’outil « baromètre des droits culturels ». La traduction numérique d’une évaluation nécessite une explication pour que la valeur attribuée par le chiffre soit explicite. Si cette précision n’est pas toujours la plus évidente, c’est parce qu’elle est imprégnée de la subjectivité de l’évaluateur·ice tout en étant appuyée par le savoir et savoir-faire du porteur ou de la porteuse de projet. Les échanges et le croisement des regards sur les actions peuvent rendre l’évaluation plus objective, au sens que l’appréciation est partagée et discutée collectivement. Concrètement, la notion de valeur intervient donc fondamentalement dans l’évaluation elle-même, qu’elle soit qualitative ou quantitative. Et ce, à travers le jugement qui est posé sur l’action. C’est une appréciation qui relève d’un certain point de vue, d’une certaine interprétation de l’action menée et appuyée par la légitimité de l’évaluateur·ice/chargé·e de projet. De façon critique, cela veut dire qu’il faut questionner dans les évaluations les valeurs qui sont posées comme des principes de l’action : entre autres, à travers les objectifs, les critères et les indicateurs. De même, il faut interroger la méthodologie et les outils d’auto-évaluation qui façonnent un processus d’appréciation selon certaines valeurs : ici, les droits culturels, leur interprétation par Les Chiroux et leur répartition sous forme de catégories de liberté, de droit et d’accès notamment. L’examen critique des valeurs, des méthodologies et des outils d’auto-évaluation n’implique pas que ces éléments soient invalides ou faux. Il s’agit plutôt de rendre compte de ces supports de l’action en tant que des processus situés et marqués par des valeurs et des contextes. Cela peut permettre un perfectionnement dans les usages, mais cela favorise avant tout une prise de conscience et une meilleure compréhension des jugements posés et des manières dont les actions sont appréciées.
Au final, les différents éléments d’évaluation vont tâcher d’apprécier et d’objectiver ce qui a été mis en place, avec quels moyens, effets et impacts. Et ce, dans l’optique de considérer s’il faut en faire plus et/ou autrement, et avec quelles pistes de développement capables de maintenir les acquis des actions. Ainsi, c’est à travers les actions menées et l’évaluation qui en est tirée que s’établit un certain développement culturel ancré dans le territoire. Ce développement est marqué pour Les Chiroux par une recherche de l’efficience dans la mesure où il y a un souci de s’interroger sur le « mieux faire » des actions. Pour ce faire, l’institution s’appuie sur une méthodologie d’auto-évaluation et des outils. Dans l’ensemble, la question de l’évaluation est présente de bout en bout dans l’étude de cas. D’une part, par des aspects plus liés à la pratique quotidienne des acteur·ices, alimentée par leur réflexivité et le réajustement selon les circonstances. D’autre part, par des obligations de l’institution centre culturel compte tenu qu’elle suit la méthodologie de la boucle procédurale et que cela va servir l’auto-évaluation, une justification à présenter obligatoirement dans le cadre du dossier de demande de reconnaissance. Foncièrement, l’évaluation est concernée par la vérité dans la mesure où il s’agit de rendre compte du processus et des résultats d’une action, ainsi que par la volonté d’objectivité notamment à travers l’échange de points de vue autour d’une appréciation. Plus radicalement, l’évaluation doit être envisagée dans son rapport à l’idée de justice. En tant que forme d’action, elle doit considérer les circonstances et les parties prenantes avec leurs identités et leurs différences, elle doit intégrer dans sa méthodologie le fait qu’il existe inévitablement des inégalités de condition et de circonstance au cours de l’action culturelle.
Dans un second temps, nous avons étudié avec le centre culturel d’Evere l’Entrela’ (l’Entrela’) l’action Potagers collectifs. Ce suivi a été l’occasion de penser, à partir de la réalité de l’institution structurée en différents pôles d’action, comment travailler avec la transversalité et l’expérimentation, en vue de décloisonner les actions culturelles. À ce titre, l’Entrela’ s’est questionné sur les manières dont des projets menés par différents pôles d’action décloisonnent l’action culturelle et développent des objectifs intersectoriels au sein du territoire. Ce faisant, à travers le récit du suivi et l’accompagnement, nous avons montré comment l’équipe de l’Entrela’ a développé une méthodologie et différents outils tels que le pressoir et la cible d’évaluation servant à travailler le sens des actions décloisonnées et à assurer la dialectique féconde avec les enjeux provenant de l’analyse partagée du territoire.
Pour développer l’analyse, nous sommes revenus sur le concept de transversalité. Celui-ci désigne l’acte de traverser, de relier des voies entre elles, et ce, en établissant une forme de communication, un faire en commun. Bien que polysémique, nous soulignons que la notion renvoie à des pratiques qui sont créatrices et qui permettent de faire du commun entre les secteurs professionnels. Différentes formes de transversalité peuvent voir le jour – que ce soit des intersections, des greffes, des déports et amplifications, des rencontres de pratiques et des compétences hétérogènes – et témoignent d’une diversité d’actions possibles à inventer. Dans l’ensemble, ces formes attestent d’une volonté d’innover et d’une prise de risque. Elles expérimentent autour des rôles dans l’action et impliquent de veiller à la cohérence entre les actions menées et les façons dont celles-ci sont mises en œuvre.
Plus précisément, dans le cas de l’Entrela’, le travail sur la transversalité exploite, au travers des projets, des formes d’intersections au croisement de plusieurs secteurs et dans l’optique de déployer des activités qui puissent mobiliser la population et les participant·es de différentes façons et selon diverses missions sectorielles. Concrètement, les actions suivies autour des potagers collectifs illustrent des rencontres entre les pôles d’action et l’hétérogénéité des compétences qui sont rassemblées au cours des différentes étapes du processus mené entre le pôle culturel de l’Entrela’ et le pôle PCS De Là Haut. C’est toute une multitude d’acteur·ices qui prend part de façon variable aux actions menées, et avec des compétences différentes. Ainsi, dans la méthodologie de l’action posée avec le PCS, il y a nombre de convergences : autour de l’origine de l’action et la nécessité d’une démarche ascendante avec les intervenant·es ; la prégnance de la participation à la fois comme processus de renforcement des compétences et comme moyen pour contribuer au changement social souhaité ; la volonté d’accroitre le pouvoir d’agir en commun ; la question des responsabilités individuelle, collective et institutionnelle à travers le processus et les actions menées. Du reste, malgré les dynamiques de cohésion sociale qui se développent, on peut se demander si ces connexions expérimentales ne font pas s’éloigner des missions du centre culturel du point de vue de l’action culturelle. C’est une question que posent certains services administratifs à l’Entrela’ en retour des justifications données aux actions. L’Entrela’ souligne un manque de compréhension et de communication de la part des divers départements administratifs, d’autant que la transversalité est ce vers quoi le décret CC tend (articles 2 et 20). Au niveau de la réalisation pratique et suite à l’observation, nous constatons que les composantes culturelles sont rencontrées et qu’elles gagnent en cohérence et profondeur par le croisement des pôles d’action de l’Entrela’.
Au final, le rapport de force autour de la transversalité pratiquée par l’Entrela’ démontre qu’une forme d’expérimentation est à l’œuvre à partir du terrain de l’action culturelle. Si cela favorise le développement de compétences transversales, cela touche aussi à la créativité de l’agir. Ce dernier terme avance que la créativité est une dimension de tout agir humain, de tout·e acteur·ice social·e. Ainsi, différentes formes d’interactions se retrouvent dans la conception-même de l’outil pressoir ainsi que dans la mise en œuvre des actions liées aux potagers collectifs. C’est dans toutes ces interactions que s’établit la créativité de l’agir, d’autant plus perceptible au regard de la « lutte cognitive » qui concerne les incompréhensions des services administratifs face à la transversalité du projet, ainsi que des risques à prendre pour une institution subsidiée (sortir du cadre, produire de l’incompréhension, subir un recadrage, avancer sans garantie, etc.).
« Faire œuvre commune : Résidence secondaire à Anderlecht » :
Dans un troisième temps, suite à une collaboration avec le CIFAS et le centre culturel d’Anderlecht Escale du Nord (Escale du Nord) dans le cadre du projet de coopération européenne ERASMUS+ Résidence Secondaire porté par la structure française L’âge de la tortue entre 2021 et 2024, nous avons étudié ce projet visant à mettre en questionnement de manière transversale l’espace public. Et ce, en immergeant dans un appartement, une équipe inédite composée d’un·e artiste, d’une personne qui vit ou travaille sur le territoire et d’une personne œuvrant à la gouvernance de la Cité. Plus précisément, nous avons observé l’ensemble du protocole de création artistique en commun allant de la formulation de la thématique de travail par un groupe de réflexion composé de citoyen·nes lambda issu·es du territoire d’Anderlecht jusqu’à la résidence de l’artiste Nicolas Mouzet Tagawa, l’élue Evelyne Huytebroeck et l’habitante Norma Prendergast pour aboutir à la présentation de l’œuvre dans l’espace public. Notons que dans le cadre de ce projet, le chargé de recherche a assumé un double rôle de « chercheur ». D’un côté, celui déployé dans le cadre de la recherche participative menée avec les centres culturels de la Fédération Wallonie-Bruxelles autour de l’effectivité des droits culturels. De l’autre, le rôle de « chercheur » tel que dicté par le protocole structurant la mise en œuvre du projet Résidence Secondaire. Autrement dit, l’angle d’analyse proposé ici est informé à la fois par l’observation du projet à travers les moments prescrits par le protocole ainsi que par les échanges réflexifs avec les équipes partenaires locales du projet, à savoir le CIFAS et Escale du Nord pour le territoire d’Anderlecht.
Sur cette base d’observation, d’échange, du récit du suivi et de l’analyse de la mise en œuvre sur le territoire anderlechtois, Thibault Galland a développé dans un article une problématique liée au protocole imposé dans Résidence Secondaire. Dans la mesure où ce dispositif met en contact des artistes avec des habitant·es par le moyen de professionnel·les de la culture et afin d’œuvrer ensemble vers une création commune. Reprenons ici quelques éléments présentés dans la conclusion de cet article. Au niveau de la fabrication d’une culture commune par le protocole, il est intéressant de souligner la circulation des significations entre les différents groupes de travail en vue de la création artistique. Bien que le protocole Résidence Secondaire impose une manière de faire, la mise en œuvre locale indique des façons de s’approprier la démarche et de faire sens au sein du territoire anderlechtois. Par le biais du faire ensemble et des méthodes proposées, chaque participant·e a pu apprendre des un·es et des autres au fur et à mesure du processus, en s’y engageant et en partageant une responsabilité créative. À cet égard et en laissant la place à la conflictualité, le protocole fait œuvre sociale et éducative dans la mesure où il concrétise localement les ambitions d’offrir des conditions pour faire ensemble, d’édifier collectivement une culture commune à travers des coopérations et des démarches artistiques, sources d’apprentissage pour les différent·es intervenant·es. Au niveau de la fabrication d’une communauté au sein de l’espace public, on peut dire que la mise en œuvre locale de Résidence secondaire n’en a pas fait l’impasse. Il a bien été question d’espaces publics, quand les intervenant·es se sont confronté·es aux aménagements urbains, aux espaces et aux récits qui font la réalité du territoire d’Anderlecht aujourd’hui. Qui plus est, il a été question d’espace public au sens d’espace de débat public et de démocratie. Pensons aux différents moments de rencontre, d’échange de points de vue et de collaboration autour de la démarche artistique, qu’ils aient été conviviaux et harmonieux ou plus intenses et conflictuels. Plus fondamentalement, le protocole en tant que démarche de création artistique interroge sur la liberté artistique possible dans pareille procédure, sur la direction artistique impulsée volontairement ou non sur la création par les différent·es acteur·ices du projet. D’emblée, le protocole se veut clair sur les règles du jeu et les rôles, afin d’être assuré·e que tout·e participant·e s’y engage en âme et conscience. Pourtant, sa mise en œuvre a rencontré des difficultés de compréhension et de communication. Est-ce que cela veut dire qu’une démarche collective de création ne porte pas en soi le risque de tomber sur un compromis confortable dans lequel sont concédées des idées plus innovantes ? Pire, d’aller jusqu’à amoindrir ou perdre la diversité et la richesse des points de vue au profit d’une idée unificatrice mais appauvrie ? Autant d’éléments auxquels se sont efforcé·es d’être attentif·ves les travailleur·ses locaux·les et autres acteur·ices qui mettent en acte le protocole. Il leur incombe de veiller au subtil équilibre entre création artistique et culture commune, faisant ainsi véritablement œuvre sociale.
Enseignements tirés des études de cas pour la piste de recherche « outils et méthodologies » : À partir des études de cas, de l’article exposant une problématique liée à Résidence Secondaire et des synthèses que nous en tirons, nous pouvons dégager quelques éléments-clés pour la piste de recherche consacrée aux outils et aux méthodologies : I) en termes d’évaluation : cela s’inscrit dans le cadre d’une quête d’’efficience et du développement culturel territorial et ce, grâce à des outils et une méthodologie d’évaluation. Avec l’outil baromètre des droits culturels notamment, Les Chiroux mobilisent une évaluation quantitative avec une traduction numérique et qualitative ainsi qu’une explication de la valeur attribuée. La notion de valeur a été questionnée à travers le jugement posé sur l’action, qui relève d’une interprétation tout en étant appuyé par la légitimité de l’évaluateur·ice. Les outils et méthodologies d’évaluation restent des processus situés et marqués par les contextes. Prendre conscience de cela permet un perfectionnement dans les usages mais aussi une meilleure compréhension des jugements posés et des manières dont les actions sont appréciées. Du reste, si l’évaluation permet une amélioration des actions et un développement culturel territorial, celle-ci devient bien omniprésente dans les pratiques. Une attention doit être donnée à ce qu’elle n’empêche pas l’action, qu’elle soit bien concernée par la vérité qu’elle vise à mettre au jour, tout en déployant une idée de justice grâce à l’apport des droits culturels. II) en termes de transversalité : au vu du développement de l’Entrela’ en différents pôles d’action, la transversalité permet de décloisonner les actions culturelles grâce à des outils et des méthodologies. Ainsi, à partir de la méthodologie, nous avons pu observer les rencontres entre les pôles d’action et l’hétérogénéité des compétences rassemblées au cours des différentes étapes du projet Potagers collectifs. Si les actions favorisent la cohésion sociale et le développement culturel territorial, le risque d’éloignement des missions culturelles proprement dites est interrogé. Un rapport de force autour de la transversalité a cours et atteste qu’une forme d’expérimentation est à l’œuvre à partir du terrain de l’action culturelle. Au-delà d’amplifier des compétences transversales, la méthodologie rend compte de la créativité de l’agir au niveau des multiples interactions au sein des projets ainsi que dans la création des outils tels que le pressoir. La transversalité est d’autant plus perceptible qu’une lutte cognitive s’oppose au décloisonnement des pratiques. III) en termes de protocole et d’œuvre commune : cela renvoie à la méthodologie pratiquée dans le cadre du projet Résidence Secondaire qui fait se rencontrer un territoire et ses habitant·es, avec un groupe de résident·es composé d’un·e artiste, d’un·e élu·e et d’un·e personne habitant ou travaillant sur le territoire, en vue de produire une œuvre dans l’espace public. Cela questionne la fabrication d’une culture commune que rend possible le protocole, à travers la circulation des significations au cours des différentes étapes du projet, les prescriptions du protocole et les appropriations locales, le faire ensemble et la place laissée à la conflictualité. Cela interroge aussi la fabrication d’une communauté au sein de l’espace public. Plus fondamentalement, à travers le protocole, il a été question de liberté artistique et de création pour les différent·es acteur·ices du projet dans la mesure où il s’est agi de veiller au subtil équilibre entre création artistique et culture commune. En somme, les cas étudiés nous informent que les outils et les méthodologies peuvent être questionnés quant à leurs usages et aux valeurs qu’ils mobilisent. Il est aussi nécessaire d’observer comment les outils et méthodologies mettent en forme les actions et avec quels effets sur le déroulement des actions. Dans quelle mesure les outils et méthodologies ne sont que des moyens par rapport à des résultats attendus ou des processus en cours ?
Cela renoue avec des questions transversales qui ont été soulevées dans le cadre de la convention 2019-2021 et du rapport de recherche précédent consacré à l’observation et l’évaluation de l’effectivité des droits culturels1. Spécifiquement, c’est aux rapports au temps et au plaisir que nous renvoyons ici au regard des outils et des méthodologies. D’une part, avec les emplois du temps et plannings de travail assez chargés, les temporalités et échéances multiples, tout cela est à confronter au fait que la mise en œuvre des droits culturels à travers des outils et des méthodologies requiert du temps, du recul et de la patience. Sans oublier qu’il est indispensable de respecter et composer avec les rythmes des populations et des travailleur·ses, des institutions et de la FWB. Malgré ces difficultés, le décret CC a pu être reçu comme une opportunité pour sélectionner et prioriser dans les actions, et ainsi alléger la charge de travail des équipes. D’autre part, la nécessité d’établir une méthodologie et d’évaluer les projets portent le risque de dénaturer les actions menées, d’amoindrir le plaisir et la spontanéité qui s’y jouent. Avec les études de cas, on voit comment des outils et des méthodologies explorent des manières de faire plus efficientes au niveau du temps notamment, plus transversales et créatives, voire plus ludiques en termes de plaisir, et ce, en considérant également des aspects liés au langage et à la responsabilité des institutions. Du reste, en écho avec les autres études de cas, les centres culturels déploient et mobilisent des outils et des méthodologies à plusieurs niveaux de travail. Que ce soit au niveau de l’appropriation des référentiels des droits culturels, de la mise en place des actions (démarche participative et ascendante, récolte de paroles, nourrir des échanges, facilitation, etc.), de l’organisation du travail et de l’évaluation en résonance avec la boucle procédurale proposée par le décret 2013 des CC. À noter que la publication Travailler avec les droits culturels : panoplie d’outils facilitant l’appropriation, l’analyse et la problématisation fait écho à ces usages en compilant des outils et méthodologies et en les catégorisant selon les besoins et attentes des équipes, entre autres, en termes de situation des référentiels des droits culturels, d’appropriation des notions propres à ces référentiels, d’analyse et d’évaluation des actions au regard de ceux-ci, ou de problématisation de ceux-ci et de conceptualisation de nouvelles hypothèses d’action.
3. Éclairage conceptuel et pistes d’action
Les outils et les méthodologies pourraient se définir à travers leurs usages, les manières dont ils sont déployés dans les pratiques. Plus encore, ils renvoient aux manières de faire et aux instruments mobilisés dans la mesure où ils facilitent peu ou prou et donnent forme à des relations, notamment en établissant un protocole à suivre. Ils agissent aussi en tant que moyens ou médiations pour faire avancer l’action, son évaluation et la transversalité possible en vue d’un développement territorial et de la créativité de l’agir. Si prosaïquement, cela pose la question des manières de faire d’un centre culturel en tant qu’institution, à travers chaque étude de cas, nous avons précisé les moyens et les fins qui sont déployés au sein des territoires d’action, en particulier pour les cas des Chiroux et de l’Entrela’.
Éclairageconceptuel : Comme premières explications, nous retrouvons dans des dictionnaires ces définitions. – L’outil renvoie à un objet fabriqué ou non, utilisé par le corps humain notamment, et qui permet une adaptation à l’environnement. Par extension, il est un moyen qui permet d’obtenir un résultat2. – La méthodologie ou méthode désigne, étymologiquement, la recherche et l’effort pour atteindre une fin. Qu’il s’agisse d’un programme réglé à l’avance avec une série d’étapes ou bien d’une démarche dont l’itinéraire n’a pas été pré-établi mais qui avance avec des réflexes dans l’action, tous deux arrivent à un certain résultat3. – Plus largement, la technique comprend un ensemble de procédés bien définis et transmissibles – en ce compris des outils et des méthodologies – destinés à produire certains résultats jugés utiles4. Au regard de l’humain, on peut ainsi parler d’Homo faber pour rendre compte de sa capacité à fabriquer et utiliser des outils. Il y a invention quand un objet grossier se matérialise en un instrument. L’intelligence peut notamment être envisagée dans sa faculté à fabriquer des objets artificiels et d’en varier indéfiniment la fabrication, voire de fabriquer des outils à faire des outils5. Face à des penseur·ses assez opposé·es à la technique, d’autres ont défendu l’idée que la technique témoigne d’une activité profondément culturelle, entre autres, parce qu’elle requiert un apprentissage initial et n’est pas innée, puis qu’elle développe l’humain et son environnement à travers l’expérience, les usages et l’efficacité6. Par exemple, dans Du mode d’existence des objets techniques7,le philosophe Gilbert Simondon soutient que la technique et les outils (« objets techniques ») ne sont pas en dehors de la culture, ils se développent au sein de la réalité et font partie de l’histoire. Ainsi, en s’intéressant à l’histoire des techniques et des outils, on peut expliquer les changements de relations humaines avec le vivant au sein de l’environnement, voire comprendre des transformations culturelles. Une lignée technique permet de mieux saisir l’évolution d’une solution par rapport à des problèmes et des solutions antérieurs. Par ailleurs, dans Condition de l’homme moderne8,Hannah Arendt reproche à la technique son caractère instrumental. C’est dire là que l’usage que l’humain fait de la technique réduit son environnement à n’être qu’un réservoir de moyens. Tout devient prétexte à l’utilité selon une logique de moyens et de fins au détriment de la valeur intrinsèque et indépendante des choses et des êtres. De là, à dire que le progrès technique et la modernité sont des facteurs d’asservissement et de domination de la nature et des êtres vivants, il n’y a qu’un pas. Dans les contextes professionnels, ces notions renvoient également à celle de dispositif9. Celui-ci soutient une démarche d’enquête ou d’action pour qu’elle puisse s’adapter à différents contextes, pratiques et objets d’étude. Il prend en compte pour les articuler : les composants en présence ; les dynamiques en jeu ; les représentations, les connaissances, les valeurs et principes moraux liés à une activité ; les artefacts ou produits ; les formes d’organisation et de mise en œuvre, les règles et normes ; les significations attribuées à une activité, etc. Il permet de repérer des aspects problématiques, de les documenter, les clarifier et vérifier les résultats. En d’autres mots, c’est une manière de se questionner et d’établir une action avec l’idée que rien n’est jamais acquis et que rien ne fonctionne jamais comme prévu. Cela permet d’orienter l’observation, soutenir la recherche, établir un diagnostic, organiser une mise en œuvre et des ajustements réguliers.
Pistes d’action :
Avec cet éclairage conceptuel, on peut mieux cerner de quoi il retourne quand on parle d’outil, de méthode et méthodologie, de la technique, ainsi que des enjeux qui touchent à ces termes. Ces aspects concernent nos études de cas dans les façons que les équipes ont d’inventer des outils, de déployer des protocoles, de mettre en œuvre des méthodologies d’action et d’évaluation. En effet, à travers les études de cas, on a pu constater les capacités à fabriquer des outils, à inventer des méthodologies pour répondre à des besoins ou des problèmes et ce, avec une certaine créativité. Qui plus est, au cours des entretiens et au vu des échanges entre pairs autour des outils et méthodologies lors de journées communes, on a pu observer une véritable culture autour de ces éléments techniques qui structurent et orientent les actions et les métiers des travailleur·ses d’un centre culturel. D’ailleurs, la notion de dispositif résonne avec la méthodologie décrétale de la boucle procédurale et ses étapes pensées pour s’adapter aux divers territoires en FWB.
Malgré ces aspects plutôt positifs, en premier lieu, nous voudrions revenir sur la question de l’utilité et de la technique10. Au-delà d’une culture technique, on peut relever l’omniprésence des outils et des méthodologies dans les pratiques des équipes en centres culturels. Au cours de la recherche participative, s’est exprimée à maintes reprises une nécessité à s’outiller, à avoir les bons outils et/ou à tâcher de bien les appliquer, de sorte que la pratique est pour beaucoup appréhendée par le prisme de l’outil et de la méthodologie. Mais la pratique n’est-elle pas autre chose qu’une traduction sous forme de méthodologie, d’outil et d’utilité ? De surcroit, les manières dont les outils et méthodologies conditionnent les pratiques et les actions sont-elles neutres ou plutôt orientées et/ou porteuses d’une histoire et d’une idéologie? Selon Ivan Illich, nous utilisons les outils mais ceux-ci peuvent également nous utiliser, comme si nous étions réduits à des ressources humaines qui les activent. Au contact des outils, s’opèrent des changements dans les pratiques, dans nos valeurs notamment par rapport à l’idéologie de la productivité, et ce, parfois à notre insu. Les outils dont nous disposons vont orienter notre regard sur les situations. Par exemple, un scénario pré-établi et standardisé peut avoir le mérite d’apporter des solutions, de viser des résultats mais sans nécessairement considérer la singularité d’une situation, ni d’assumer qu’une action est avant tout un processus à mener avant d’être un résultat à obtenir. En ce sens, les outils et méthodologies sont-ils vraiment neutres dès lors que leurs effets correspondent aux attendus initiaux ? Est-ce qu’il n’y a pas là une orientation qui ne laisse pas de place à l’émergence dans l’action ou aux effets inattendus au terme de l’activité ? En disant tout cela, nous voulons souligner qu’un outil facilite et permet de résoudre des problèmes mais qu’il peut aussi contraindre une situation, une action. Il faut donc toujours appréhender ces deux aspects : comme un « pharmakon »11, l’outil constitue face à un problème à la fois une piste de solution (un remède) autant qu’il peut présenter de nouvelles difficultés ou être un obstacle (un poison). Dans la mesure du possible, il faut donc maintenir des espaces-temps pour prendre de la distance et exercer son esprit critique quant aux outils et méthodologies pratiquées. De la sorte, avec Ivan Illich, il importe que les outils, les méthodologies et la technique restent conviviales, c’est-à-dire qu’ils restent maniables à notre échelle et selon nos ressources propres. Pour prolonger cette piste sur la convivialité, il y a trois biais possibles dont il faut prendre conscience et tenter d’éviter dans nos pratiques avec les outils.
Le biais du formalisme ou celui de vouloir respecter la forme de l’outil, de s’en servir à mauvais escient et sans chercher à le détourner et le prolonger vers d’autres usages, voire à le recycler ou le bricoler.
Le biais du moralisme ou le fait que les moyens (outils, méthodologies et la technique) soient élevés comme finalités en tant que telles. En caricaturant, les actions ne sont plus que des illustrations des outils, elles ne servent qu’à perfectionner la méthodologie.
Le biais du méthodisme ou le fait que l’échec d’une action soit dû à une mauvaise application de la méthode, ou que ce ne soit pas la bonne méthode qui a été choisie, sans qu’elle-même soit remise en question. On préfère rationaliser les étapes et prescrire les bons gestes à adopter, tout en cherchant à contrôler une situation.
En fin de compte, il importe de distinguer et clarifier les pratiques qui sont faites des outils, des méthodologies et de la technique pour mieux saisir les possibles que ceux-ci ouvrent et ainsi, les déployer à la mesure de nos capacités et des ressources liées aux actions.
En deuxième lieu, nous nous référons à la pensée de la technique de John Dewey qui donne des pistes pour améliorer nos interactions et nos situations vis-à-vis des outils, des méthodologies et de la technique. Selon lui, il faut revoir les oppositions qui structurent les notions de technique et d’outils. Ceux-ci ne concernent pas que des objets physiques, externes et concrets mais aussi des objets psychiques, internes et idéaux comme des idées, des théories et des connaissances notamment. En faisant ces distinctions, le philosophe utilise la technique pour façonner une théorie de l’enquête. Ceci, afin de mieux comprendre comment nous apprenons, comment se fabrique la connaissance dans l’expérience de chacun·e. Pour saisir la portée de cette pensée, il faut comprendre que la méthode expérimentale pratiquée dans les sciences est ici élargie à tous les domaines de l’expérience, à toutes les formes et connaissances (sensations, émotions, connaissances,..). Cela veut dire que la technique, les outils et les méthodes sont des moyens pour nous faire avancer et développer nos actions. Pour autant, ceux-ci sont eux-mêmes soumis à un examen critique en vue d’être améliorés. Et dans cet ordre d’idées, les objectifs et fins qu’on pose au terme de nos actions se servent de multiples moyens, outils et méthodologies, pourtant ces objectifs et finalités doivent aussi rester soumis à un examen critique. En quelque sorte, avec la méthode expérimentale élargie et une forme d’enquête appliquée à toutes les dimensions de notre expérience, John Dewey nous donne une piste pour s’interroger chemin faisant sur toutes les composantes d’une démarche pratique, d’une action dans une situation. À des niveaux plus moral et politique, la vision de John Dewey se rapproche d’une forme d’instrumentalisme étant donné l’importance qu’il donne à la technique, aux outils et aux méthodologies dans sa pensée pour établir une logique d’enquête et de construction de connaissance. Quand bien même, cela ne veut pas dire qu’il considère que les outils et méthodologies soient neutres, ceux-ci en tant que moyens permettant d’aboutir à des fins restent toujours situés dans des contextes et en interactions avec des valeurs. En effet, se pose au fil d’une démarche pratique la question de la responsabilité face aux usages de la technique, des outils et des méthodologies. Cela concerne le choix des objectifs et des finalités dans les situations, l’implémentation et la mise à l’épreuve de ces objectifs. Ainsi, les outils peuvent aider à choisir et tester l’articulation des finalités ou des choses à faire au sein d’une situation. Pour Dewey, la réussite ou l’échec touchent moins à la technique comme logique d’enquête et de construction dans les situations qu’au fait qu’elle a été orientée vers des fins non favorables et constructives. Voire que les finalités posées ont été dissociées de moyens pour les atteindre, de façon non conviviale pour résonner avec la vision d’Ivan Illich.
Cette réflexion est intéressante à bien des égards pour les actions à mener, notamment en écho avec la méthodologie de la boucle procédurale. Un peu à la façon d’une enquête, celle-ci part du terrain et de l’analyse partagée du territoire pour dégager des enjeux et construire progressivement des opérations et des hypothèses d’actions culturelles à mener selon certains objectifs. Tout cela sera déployé au cours des années du contrat-programme, en partenariat et négociation avec les opérateurs et les populations du territoire ainsi que les instances et porteur·ses d’obligation. Cela sera évalué année après année, pour que les objectifs soient réajustés ou non, et ce, dans une logique d’évaluation continue, de mise en dialogue et de constitution de marges de manœuvre au sein du territoire – comme on a pu l’observer dans les études de cas des Chiroux et de Résidence secondaire. Ainsi, la vision de la technique dans une logique d’enquête permet d’appuyer sur le caractère constructif de la boucle procédurale, de la nécessité de l’évaluation continue et surtout, du caractère hypothétique des différentes étapes. En effet, au-delà du contexte et des biais possibles liés à ce type de démarche, aucune des étapes de la boucle ne peut produire une vérité absolue sur le territoire et les situations qui le constituent. Si cette boucle peut aider à générer des hypothèses, il n’empêche que celles-ci peuvent être mesurées et évaluées au regard des effets et impacts qu’elles contribuent à produire avec les parties prenantes d’un centre culturel au regard des droits culturels notamment. Il ne s’agit pas de vérifier uniquement la correspondance et la cohérence de l’action avec les hypothèses qui ont permis de mettre celle-ci sur pied (à partir des enjeux, opérations, fonctions, coopérations, etc.) mais bien de voir ce qui émerge au cours de l’action, sur les différences et les décalages dans l’action par rapport à l’hypothèse de départ. Autrement dit, il s’agit de prendre la mesure de ce qui fait évènement et favorise la transformation.
Dans cette logique constructive et d’enquête, la réflexivité joue un rôle prégnant dans la mesure où il faut pouvoir prendre du recul sur les actions. Les études de cas des Chiroux et d’Evere exposent ainsi des outils et des méthodologies qui vont dans cette direction. Avec Les Chiroux particulièrement, on s’est interrogé sur ce qu’on peut mettre comme valeur derrière le processus d’évaluation et comment cela est mis en œuvre. On a clôturé cette étude de cas en appuyant sur le fait que l’évaluation occupait une place de plus en plus importante dans l’action culturelle. Cet état de fait doit continuer à être interrogé étant donné que l’évaluation s’impose dans toutes les sphères de la société et comme une nouvelle philosophie de gouvernement, portant les risques de gommer les singularités des situations pour favoriser des méthodologies standardisées et performantes en apparence12. Pour autant, l’évaluation en tant que logique formatrice peut aussi être positive et constructive. Comme nous le précise le Dictionnaire des concepts de la professionnalisation13, l’évaluation et l’auto-évaluation permettent de rationaliser des actions et construire une appréciation à partir de référentiels. Et ce, selon différents degrés de co-construction du processus et ses composantes (référentiels, indicateurs, critères, etc.) mais sans qu’elles puissent être nécessairement généralisables à d’autres actions et territoires. En retour, les formes d’évaluation permettent aussi d’interroger des politiques, des dispositifs, des moyens et des référentiels, en particulier face à la prépondérance de l’évaluation standardisée, source de dépossession pour les acteur·ices.
En troisième lieu, face aux risques de standardisation des pratiques, nous voudrions reprendre le cas de l’Entrela’ pour dégager des pistes à partir de la mise en œuvre de la transversalité. Rappelons-nous comment le CC déploie une démarche transversale entre différents pôles d’action ; et pour le cas observé, une méthodologie hybridant méthodologie sociale-communautaire avec démarche d’action culturelle. Notons que la transversalité s’inscrit dans le déploiement de l’Entrela’ pour répondre à la pauvreté du tissu associatif du territoire. Celle-ci a été prise à bras le corps par l’équipe et l’institution pour, comme le démontre l’outil pressoir, développer des pistes d’action inédites. Les questions du sens des actions et des connexions au terrain sont prégnantes, ce qui fait que la transversalité se fait vectrice de créativité plus qu’elle n’est subie et standardise des pratiques14. Elle demande une réelle mise en dialogue au niveau des pratiques et des missions pour qu’elle puisse prendre forme et être mise en œuvre. Ce faisant, nous avions souligné que cette transversalité participe à repousser toujours plus loin la créativité de l’agir. Et qu’en même temps, des compétences hybrides et transversales entre différents champs d’action se développent. Cela contribue au décloisonnement des pratiques et des actions. Si ces compétences transversales15 ouvrent des possibles et facilitent les collaborations intersectorielles, elles portent à nouveau le risque de standardiser les pratiques, avec des outils, des méthodologies, des usages et des finalités qui sont de plus en plus standardisées. Il faut donc prêter attention à respecter les identités professionnelles et sectorielles en quelque sorte pour qu’une diversité des expressions professionnelles puissent se cultiver dans un dialogue fertile. Qui plus est, la transversalité à l’aune d’une convergence des missions et d’un certain remembrement des institutions est à louer dans la mesure où les actions hybrides postulent que les populations et publics sont composées d’individus globaux et non pas découpés en une série de matières propres aux missions des opérateurs selon leur secteur d’activités, de même que cela permet de développer les réseaux d’action et d’en mutualiser les moyens. Dans une logique d’expérimentation, nous avions mentionné aussi que la démarche de l’Entrela’ mobilisait – sciemment ou non – différentes formes d’intelligence. Que l’on pense à l’outil pressoir ou à la méthodologie d’action du projet Potagers collectifs, l’un et l’autre exemple touchent à différents registres de l’expérience (sensitivité, sensibilité, perception, connaissance, etc.) et plus particulièrement, diverses formes d’intelligence telles que :
l’intelligence spatio-visuelle dans la mesure où il est question de créer et visualiser des actions dans l’espace, de mettre un lieu comme les potagers en forme ;
l’intelligence langagière dans la mesure où il s’agit d’utiliser le langage pour s’exprimer et se comprendre les un·es les autres, de même qu’il façonne le discours et le récit qui est donné des actions menées16 ;
l’intelligence logico-mathématique dans la mesure où il faut faire preuve de logique, d’analyse, d’observation et de résolution des problèmes rencontrés ;
l’intelligence intra-personnelle et l’intelligence inter-personnelle dans la mesure où il est nécessaire d’à la fois se connaitre soi pour prendre une place dans les actions et dans les groupes, ainsi que d’être ouvert·e à l’autre et faire preuve d’empathie, de discernement, etc. ;
l’intelligence kinesthésique dans la mesure où il faut pouvoir se mettre en mouvement, être sensible et utiliser son corps pour imaginer les actions ;
l’intelligence naturaliste dans la mesure où les participant·es aux actions du potager en apprenant davantage sur leur environnement interagissent au sein du milieu naturel ;
voire l’intelligence existentielle dans la mesure où les participant·es peuvent être amené·es à des questionnements plus moraux et spirituels à partir des projets menés.
On pourrait rajouter l’intelligence musicale qui est ici moins mobilisée, en ce qu’elle concerne la perception et la production de musique, de rythmes et mélodie. Quoi qu’il en soit, ces différentes formes d’intelligence sont théorisées par le psychologue du développement Howard Gardner. Si l’on pousse l’exemplarité et qu’on schématise un peu, c’est surtout pour donner des pistes d’action. En effet, ces modalités d’intelligence peuvent chacune être explorée pour inspirer des méthodologies d’action – voire des outils d’évaluation – assez inédites et qui soient capables de susciter des formes de participation aux actions plus inclusives étant donné que chacun·e se positionne différemment au regard de ces modalités.
4. Conclusion de la piste de recherche et ouverture
Somme toute, à partir de la piste de recherche sur les outils et les méthodologies, des études de cas et article qui lui sont consacrés, ont pu être dégagés des enseignements autour de l’évaluation, de la transversalité, du protocole d’action et des possibilités de faire œuvre commune. L’apport conceptuel et plus scientifique a permis de préciser les notions d’outils, de méthode et méthodologie, de technique au regard des usages, des médiations et des finalités qu’ils peuvent articuler dans les actions. Nous sommes particulièrement revenus sur le fait que ces termes ne sont pas neutres mais bien à inscrire dans une histoire et des valeurs. Il faut ainsi pouvoir questionner les moyens et les fins qui sont déployés dans les actions au travers des outils et des méthodologies. Pour autant, ceux-ci constituent des appuis pour développer des actions transversales, créatives, expérimentales et plus inclusives, notamment au regard des différentes modalités d’intelligence. Pour prolonger, la notion de « jeu » peut être constructive17 dans la mise en œuvre des actions. Comme l’évoque Sébastien Charbonnier, l’esprit est le plus propre à emmener les humain·es le plus loin possible pour ce qui compte vraiment ; là où l’esprit de sérieux porte le risque de s’égarer lorsqu’il croit alerter les esprits par sa gravité bien faite pour appesantir le désir d’apprendre. En cultivant le jeu dans l’action et sa mise en œuvre, on apprend à ne pas trop coller à soi et on crée un espace malgré une structure contraignante et des obligations. Le jeu permet des pas de côté dans les trajets réflexes, il rend possible la surprise et peut faire advenir des choses habituellement impossibles. Via le jeu, de proche en proche, peut s’inventer une finalité au cours du processus au lieu de tendre vers un objectif déjà préconçu. Restent à éviter les écueils liés à la « gamification »18 tous azimuts qui peuvent amener à prioriser les résultats plutôt que les processus, à créer des hiérarchies – par exemple au profit des gagnant·es – au détriment des logiques de coopération. Il faut plutôt garder à l’esprit que le jeu doit permettre de prendre du recul sur ce qui est en cours, de ne tout prendre au sérieux mais plutôt considérer l’importance de ce qui se joue avec plus de joie et légèreté, de donner à voir d’autres perspectives par rapport aux enjeux des actions.
De la sorte, il faut bien souligner à grands traits l’importance de cultiver l’esprit critique quant aux usages des outils et méthodologies mais aussi de cultiver des pratiques pour critiquer constructivement. À la suite de la piste consacrée à la réflexion, il s’agit de faire la distinction entre critiquer et corriger. Là où cette dernière tient du jugement, immobilise l’action ou met l’autre en défaut pour mieux l’inscrire dans sa propre manière de faire, la critique est plutôt une forme de création avec autrui et dans l’action. Elle marque une volonté d’apprendre à son contact en lui suggérant d’enrichir sa pensée ou son acte, tout en participant à son amélioration. La critique se fait source d’apprentissage et de création, elle nourrit le désir de faire plutôt qu’elle ne dicte ce qu’il faut aimer et comment avec le risque d’empêcher toute nouveauté d’émerger. En ce sens, les outils et méthodologies doivent nous aider à composer avec les situations, à apprendre à travailler et vivre avec les autres êtres vivants, et non pas à les forcer à rentrer dans les objectifs et les asservir aux fins posées et/ou utiles.
Lecture politique de la piste de recherche : Nous l’avons mentionné de différentes manières mais les outils et les méthodologies peuvent constituer de véritables « phármaka » (venant du grec ancien « phármakon »), c’est-à-dire qu’ils peuvent être sources de solutions et de leviers, autant qu’ils peuvent créer des obstacles et être des freins dans les actions et projets. Il importe donc de prendre conscience et la mesure selon laquelle un outil et une méthodologie orientent inévitablement une action et sa signification. Non pas pour récuser leurs usages mais plutôt pour cultiver la critique, l’expérimentation et la créativité quant à leur mise en pratique ainsi que vis-à-vis des fins qu’ils permettent d’atteindre grâce aux moyens et médiations qu’ils articulent. En ce sens, on peut renvoyer à la notion d’agencement pour indiquer une manière de composer avec des outils et méthodologies pour déployer une action collective. Le ou la travailleur·se devient un agencement dès lors qu’il ou elle assemble sa puissance d’agir avec des outils, des méthodologies, des techniques plus largement. Cet apport conceptuel permet de considérer à nouveau frais les manières de faire et les puissances d’action, au-delà de visions strictement utilitaristes. Le terme objectif peut ainsi être discuté en ce qu’il n’est pas si évident de voir qui dans les agencements est sujet et objet de l’action, ou de distinguer qui de l’individu ou de l’outil déploie un pouvoir d’agir. Si pour des raisons pratiques, on s’accorde sur des objectifs, on tend parfois à effacer ou à minimiser la dimension processuelle qui mène l’agencement individu-outil à une forme de résultat. Dire cela ne veut pas dire que tout doit rester vague et flou mais plutôt qu’il faut prendre conscience de comment nos modes d’action – et par extension, notre expérience et notre réflexivité – sont façonnés par ces relations aux outils, aux méthodologies et à la technique. Dans notre monde contemporain où la technique est omniprésente, il parait difficile d’ignorer ses usages et mises en pratiques, voire de nier le fait qu’elle a une prégnance sur nos comportements, nos manières de faire expérience du monde. À ces égards, le cadre éthique que proposent les droits culturels et plus largement les droits humains et fondamentaux, nous parait un point et un horizon essentiel pour assurer la dignité de tout être, écosystème et artefacts culturels. Comme le souligne Joffroy Hardy, dans le contexte de l’évaluation en particulier : « Les droits culturels et humains permettent de créer des espaces favorisant la reconnaissance du pouvoir d’agir des différent·es acteur·ices impliqué·es, (…) la reconnaissance, la clarification et l’expansion des connaissance des différent·es acteur·ices. »19 D’autant que cette forme d’évaluation ne fait pas l’économie des conflits de valeur mais tâche de faciliter leur organisation à travers la constitution d’un socle commun.
6 Cf. Henri Bergson, L’évolution créatrice, PUF, 1907.
7 Nous restons dans le cadre de cette piste de recherche sur l’aspect humain de la technique.
8 Cf. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958.
9 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Livre de poche, 1958.
10 Cf. « dispositif » in Anne Jorro, Dictionnaire…, op. cit., p. 135-139.
11 Outre Ivan Illich et son livre La convivialité, nous nous appuyons spécifiquement sur une étude L’outil de la pratique – la pratique de l’outil réalisée par Damien Gouëry pour le réseau des CREFAD, acteur·ices d’éducation populaire en France. Le texte est disponible à l’achat en version imprimée : boutique.reseaucrefad.org/produit/questionner-des-pratiques-sociales-et-educatives/.
12 Le terme « pharmakon » est un terme du grec ancien qui désigne à la fois le remède, le poison et le bouc-émissaire. Cf. le site Ars Industrialis et son lexique philosophique autour du vocabulaire de la technique : https://arsindustrialis.org/vocabulaire-ars-industrialis/pharmakon.
14 Cf. « évaluation » et « auto-évaluation », op. cit., p. 197-201 et 73-76.
15 Sur ce point, nous renvoyons à un article de Jean Blairon consacré à la transversalité et l’identité associative, cf. Jean Blairon, « Transversalité et identité associative », Intermag.be, RTA asbl, 2017, https://www.intermag.be/images/stories/pdf/rta2017m09n2.pdf.
16 On peut rapprocher des soft skills par rapport aux compétences techniques et spécifiques que sont les hard skills. Cf. le développement autour de la notion de compétence dans l’étude de cas consacrée au centre culturel de Mouscron. Nous renvoyons également vers le numéro consacré à cette thématique par la revue Éducation permanente, cf. le lien suivant : https://shs.cairn.info/revue-education-permanente-2019-1?lang=fr&tab=sommaire.
17 Nous y reviendrons dans une autre piste de recherche mais la dimension langagière joue un grand rôle dans la démarche de recherche participative qui a été déployée, avec une part importante qui a été consacrée au fait de faire récit de ses pratiques, de développer une compétence à l’écriture professionnelle. Bien qu’elle requière du temps, cette forme de réflexivité est intéressante à plus d’un titre pour la ou les personnes qui s’y engagent, notamment quant au fait de produire de la pensée, faire émerger des idées, communiquer des faits, etc.
18 Cf. « Jeu » dans Aimer s’apprend aussi. Méditations spinoziennes, op. cit., p. 169-174.
20 Joffroy Hardy & Joëlle Libois, « Se redonner des chemins de sens : évaluer avec l’éthique des droits humains », Écrire le social n°6, 2024, p. 19-32.
Cf. Henri Bergson, L’évolution créatrice, PUF, 1907. ↩︎
Nous restons dans le cadre de cette piste de recherche sur l’aspect humain de la technique. ↩︎
Cf. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958. ↩︎
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Livre de poche, 1958. ↩︎
Cf. « dispositif » in Anne Jorro, Dictionnaire…, op. cit., p. 135-139. ↩︎
Outre Ivan Illich et son livre La convivialité, nous nous appuyons spécifiquement sur une étude L’outil de la pratique – la pratique de l’outil réalisée par Damien Gouëry pour le réseau des CREFAD, acteur·ices d’éducation populaire en France. Le texte est disponible à l’achat en version imprimée : boutique.reseaucrefad.org/produit/questionner-des-pratiques-sociales-et-educatives/. ↩︎
Le terme « pharmakon » est un terme du grec ancien qui désigne à la fois le remède, le poison et le bouc-émissaire. Cf. le site Ars Industrialis et son lexique philosophique autour du vocabulaire de la technique : https://arsindustrialis.org/vocabulaire-ars-industrialis/pharmakon. ↩︎
Cf. « évaluation » et « auto-évaluation », op. cit., p. 197-201 et 73-76. ↩︎
Sur ce point, nous renvoyons à un article de Jean Blairon consacré à la transversalité et l’identité associative, cf. Jean Blairon, « Transversalité et identité associative », Intermag.be, RTA asbl, 2017, https://www.intermag.be/images/stories/pdf/rta2017m09n2.pdf. ↩︎
On peut rapprocher des soft skills par rapport aux compétences techniques et spécifiques que sont les hard skills. Cf. le développement autour de la notion de compétence dans l’étude de cas consacrée au centre culturel de Mouscron. Nous renvoyons également vers le numéro consacré à cette thématique par la revue Éducation permanente, cf. le lien suivant : https://shs.cairn.info/revue-education-permanente-2019-1?lang=fr&tab=sommaire. ↩︎
Nous y reviendrons dans une autre piste de recherche mais la dimension langagière joue un grand rôle dans la démarche de recherche participative qui a été déployée, avec une part importante qui a été consacrée au fait de faire récit de ses pratiques, de développer une compétence à l’écriture professionnelle. Bien qu’elle requière du temps, cette forme de réflexivité est intéressante à plus d’un titre pour la ou les personnes qui s’y engagent, notamment quant au fait de produire de la pensée, faire émerger des idées, communiquer des faits, etc. ↩︎
Cf. « Jeu » dans Aimer s’apprend aussi. Méditations spinoziennes, op. cit., p. 169-174. ↩︎
Joffroy Hardy & Joëlle Libois, « Se redonner des chemins de sens : évaluer avec l’éthique des droits humains », Écrire le social n°6, 2024, p. 19-32. ↩︎
La partie du rapport de recherche consacrée aux pistes de recherche vise à reprendre les études de cas pour les mettre en rapport et les problématiser avec un aspect qui s’est spécifiquement dégagé à travers la recherche participative. C’est un peu le temps suivant les études des cas, ici 1 à 3, qui nous permet de théoriser et dégager des enseignements plus généraux valant pour différentes situations observées et analysées. Cette étape déployée à travers quatre pistes de recherche est pensée pour faciliter l’exploration et l’expérimentation des résultats et acquis de la recherche dans d’autres contextes.
1. Introduction à la piste de recherche « réflexivité »
La piste de recherche qui est ici développée concerne la « réflexivité » des travailleur·ses dans le cadre des actions qu’ils et elles mènent avec les populations de leur territoire, ainsi qu’au sein de leur équipe, avec leurs instances, leurs partenaires et toutes autres parties prenantes des projets et de leur institution. En premier lieu, nous revenons sur les études de cas pour les synthétiser. Celles-ci touchent aux suivis menés avec le centre culturel de Mouscron et la réflexion qui en est tirée autour des compétences et des postures ; avec le centre culturel de La Louvière et la réflexion qui en est dégagée autour de la traduction des droits culturels ; avec le centre culturel du Brabant wallon et la réflexion qui en est extraite autour du maillage territorial. À partir de ces synthèses, nous soulignons de façon concise les enseignements à tirer. Cela permet de mieux saisir la notion de « réflexivité » que nous mettons en lien avec les apports de la première phase de recherche 2019-2021, surtout quant à la question du langage et des pratiques. En second lieu, nous éclairons ce matériau de recherche avec des définitions de la notion de réflexivité, d’abord en des termes communs puis de façon plus scientifique. Ces précisions conceptuelles permettent ensuite de préciser et amorcer des pistes d’action possibles en s’appuyant sur les apports de la réflexivité. Qu’il s’agisse de réfléchir les actions, de se penser dans un projet à partir de l’analyse de pratique, ou bien de remettre en question ses habitudes de travail pour aboutir à de nouveaux automatismes ou à des réflexes de travail plus adaptés. Enfin, nous concluons sur la piste de recherche consacrée à la réflexivité. Dans le même temps, nous appuyons sur des ouvertures possibles autour de l’agentivité, des apprentissages et du développement professionnels. Ceci, sans éviter une problématisation plus politique de cette piste de recherche.
Dans un premier temps, nous avons étudié avec le centre culturel de Mouscron (CCM) l’action qui a été menée dans le quartier Nouveau Monde avec des partenaires locaux. Ce suivi a été l’occasion de penser à comment travailler des actions pour, avec et par la population, en composant entre logiques de diffusion et d’éducation permanente, ainsi qu’en faisant dialoguer des visions de démocratisation de la culture et de démocratie culturelle. À ce titre, le CCM s’est questionné sur d’autres manières de faire de l’action culturelle et de développer le sens de sa programmation pour qu’elle soit au service des enjeux et de la population. Ce faisant, à travers le récit du suivi et de l’accompagnement, nous avons montré comment l’équipe du CCM a développé des compétences et des méthodologies, comment elle a pris le temps de ralentir pour s’interroger sur les postures déployées par les travailleur·ses dans les actions avec les populations et les partenaires du territoire.
Pour développer l’analyse, nous sommes revenus sur les concepts de compétence et de posture professionnelle pour les définir. La première notion renvoie à des connaissances et savoirs, des savoir-faire et pratiques, ainsi qu’à des comportements et attitudes relationnelles ; à des compétences techniques (hard skills) spécifiques à un métier, des compétences comportementales et émotionnelles (soft skills) mises en œuvre par le ou la travailleur·se, ainsi qu’à des compétences cognitives liées à la capacité de réflexion, de résolution de problème ou de prise de décision. L’idée est de comprendre ces éléments dans leur articulation spécifiqueselon les contextes. Qui plus est, une compétence ne renvoie pas qu’au résultat d’une action et aux comportements observables mais aussi aux dynamiques de développement et d’expérience, d’apprentissage et de formation. La seconde notion désigne les comportements, attitudes et compétences qui définissent l’individu dans son activité. Dans le milieu du travail, on parle de « posture professionnelle », ce qui désigne une forme d’éthique, d’engagement, de capacités à interagir avec les autres, de répondre aux attentes et normes professionnelles, de faire face aux contraintes posées par les situations. Cela concerne notamment la capacité à exécuter et satisfaire les attendus liés à un métier selon la situation ainsi que le système d’attitudes que le ou la travailleur·se adopte selon les normes professionnelles communes, les représentations des métiers et la construction de son identité professionnelle.
Plus précisément, dans le cas du CCM, le travail sur les compétences et les postures s’inscrit dans un questionnement de l’équipe, dans le contexte du décret 2013 des CC, sur comment s’y prendre pour proposer une activité et un cadre visant à travailler avec et à partir des envies de la population du quartier, plutôt qu’un projet « clé sur porte » pour un public. Ce travail a demandé un temps long – avec des hésitations, des reports, des formations et des accompagnements – où l’équipe n’est pas restée inactive sur le projet. Cette latence a permis d’explorer et trouver la manière d’avancer vers une démarche d’éducation permanente au sein du quartier. Concrètement, c’est en tâtonnant avec la méthodologie et avec les parties prenantes, en prenant des risques et en testant l’outil « porteur·se de parole » que la posture a évolué et que les compétences ont été articulées de façon tangible. Au-delà des étonnements et de la critique des a prioris, il y a eu un véritable changement d’attitude vis-à-vis de la population et de l’impact possible d’un projet auprès de celle-ci. Cela a déplacé l’équipe vers un positionnement moins descendant pour être plus dans le faire avec les gens. Les travailleur·ses soulignent qu’ils et elles ont appris et continuent d’apprendre en même temps que les personnes impliquées sur les manières d’avancer dans les projets. Peu à peu, cela a fait résonner les enjeux du CCM avec son territoire tout en permettant à l’équipe de se positionner comme facilitatrice de projet citoyen sur un plus long terme.
Au final, le fait que les compétences et les postures évoluent tient aussi aux référentiels des droits culturels qui sont mis en œuvre dans le cadre des métiers liés à l’action culturelle du CCM. Dans le cas de l’action Nouveau Monde, on a vu comment celle-ci s’inscrit à la fois dans des visions de démocratisation de la culture et de démocratie culturelle et pour ce faire, les référentiels des droits culturels sont utiles pour unifier le sens des missions, repréciser les valeurs dans un horizon éthique plus défini.
Dans un second temps, nous avons étudié avec le centre culturel de La Louvière (Central) leur pratique d’auto-évaluation et la manière dont l’équipe met en place l’analyse partagée. Ce suivi a été l’occasion de penser comment connecter pratiques professionnelles et référentiels décrétaux en travaillant la traduction des droits culturels et plus fondamentalement le dialogue entre théorie et pratique. À ce titre, Central s’est questionné sur les manières d’établir des liens entre ce qui se vit sur le terrain avec les populations et ce qui est mis en pratique par les professionnel·les à travers des actions culturelles sur le territoire à partir du décret 2013 des CC. Oscillant entre un héritage marqué par l’éducation permanente et des missions de diffusion imposées par ses infrastructures, Central s’interroge sur les manières de trouver un équilibre entre logique de diffusion et projets participatifs et en même temps cherche à mettre en place plus de transversalité entre les différents métiers et pôles d’activité. Ce faisant, à travers le récit du suivi et l’accompagnement, nous avons montré comment Central s’y prend pour auto-évaluer ses projets ainsi que pour déployer son analyse partagée en lien avec les populations du territoire.
Pour développer l’analyse, nous sommes revenus sur les concepts de traduction et d’acteur-réseau. La première notion est à comprendre dans un sens social élargi, en ce qu’elle renvoie aux relations et rapports de force, aux négociations et alliances, aux calculs et violences grâce à quoi un·e acteur·ice ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un·e autre acteur·ice ou force. La seconde désigne toute unité discursive – qu’elle soit humaine ou non-humaine – investie par des rôles multiples et évolutifs. Ces acteur·ices interviennent dans les processus de traduction au sens où ils et elles agissent dans des réseaux complexes où les relations sont constamment négociées et redéfinies. Ils et elles sont donc des acteur·ices-réseaux en tant que chacun·e agit comme médiateur·ice ou intermédiaire vis-à-vis des autres. Il y a donc une forme de constitution mutuelle, réciproque ou interdépendante des un·es par rapport aux autres. Dans l’ensemble, la traduction équivaut au processus par lequel des idées, des objets ou des pratiques sont négociés, transformés et stabilisés au sein des réseaux. Cela souligne les mécanismes de construction et de diffusion des connaissances et des normes sociales.
Plus précisément, dans le cas de Central, le travail sur la traduction touche aux connexions entre pratiques professionnelles et référentiels décrétaux. Cela revient à clarifier comment concrètement les travailleur·ses font sens avec les droits culturels dans leur pratique et en retour, comment ce sens peut informer sur l’interprétation des droits culturels. Cela concerne le rapport qui s’instaure entre la diffusion et la programmation artistique, et les démarches participatives relevant plutôt de l’éducation permanente. La symétrie entre les deux logiques reste un défi constant pour l’institution auquel renvoie le suivi mené avec l’équipe autour de l’auto-évaluation et l’analyse partagée. Les étapes observées d’auto-évaluation et d’analyse partagée n’ont pas fait l’économie du débat et du conflit, en particulier autour de la mise en œuvre de l’obligation juridique symbolisée par le contrat-programme à travers les étapes de la boucle procédurale, et l’horizon de contribuer à l’effectivité des droits culturels des populations d’un territoire. Cela renvoie à l’histoire du secteur des centres culturels avec ses différents textes légaux et ses missions spécifiques que délèguent les pouvoirs publics, entre autres, à des centres culturels par l’octroi de moyens financiers et humains, par le soutien politique ou la mise à disposition d’infrastructure, etc. Comme nous l’avons relevé, il y a là une forme de traduction, en ce que à travers le décret 2013 des CC et sa réception par le secteur, sont permis et attribués une autorité et un pouvoir de réaliser des politiques culturelles, ici par le biais de l’action culturelle sur un territoire.
Au final, avec cette étude de cas avec Central, on constate que les connexions et la traduction établies entre les pratiques et les référentiels juridiques des droits culturels démontrent que ces droits viennent donner un cadre législatif et préciser des normes. Si ces législations sont conçues comme encadrantes plutôt que normatives, cela laisse la place à une pluralité d’interprétations. Pour autant, cela ne facilite pas toujours la mise en œuvre pratique des référentiels des droits culturels. Les étapes et exercices de traduction ne vont pas sans questionnement sur les manières de faire, sans difficultés pour faire dialoguer des référentiels avec les pratiques, ni sans conflictualité quant aux objectifs à viser au regard des droits culturels. Pour faire face à ces tensions, il importe de consacrer un espace-temps pour se situer et positionner sa pratique quant aux référentiels décrétaux, pour s’arrêter et comprendre comment les référentiels et les pratiques dialoguent ensemble, pour cerner comment les connexions peuvent être développées grâce à des outils facilitant le travail avec les droits culturels. Chemin faisant, nous l’avons souligné avec l’équipe de Central, c’est toute une démarche, une manière de travailler l’action culturelle qui est questionnée, ce qui petit à petit permet aux travailleur·ses de développer leurs compétences réflexives.
Dans un troisième temps, nous avons étudié avec le centre culturel du Brabant wallon (CCBW) la création du poste de responsable de l’action culturelle et la mise en œuvre d’une journée de réflexion. Ce suivi a été l’occasion de penser comment faire face à la complexité du territoire en travaillant le maillage territorial et le sens commun. À ce titre, le CCBW s’est questionné sur la manière de clarifier et d’uniformiser la référence aux droits culturels à travers les actions menées, pour les travailleur·ses et avec les populations au sein du territoire. Avec une démarche fortement ancrée dans la coopération des centres culturels et des partenaires socio-culturels de son territoire à l’échelle de la province du Brabant wallon, le CCBW vise à se faire stimulateur et catalyseur d’action en même temps qu’à développer le maillage au niveau du territoire. Ce faisant, à travers le récit du suivi et l’accompagnement, nous avons montré comment le CCBW s’y prend pour développer toujours plus finement les coopérations entre les acteur·ices et opérateurs du territoire, pour développer un langage commun à partir des droits culturels.
Pour développer l’analyse, nous sommes revenus sur les concepts de complexité et de maillage territorial. La première notion qualifie un ensemble composé d’éléments divers et entretenant des rapports nombreux, parfois difficiles à saisir, mais pouvant constituer un tout plus ou moins cohérent. Cela permet de sortir de la pensée simplifiante pour favoriser la reliance, déployer la solidarité entre les personnes, les éléments, les idées, les disciplines, les concepts. Au niveau d’un territoire, la complexité renvoie à ses éléments internes et externes, aux acteur·ices qui utilisent, aménagent et se représentent l’espace géographique qui, en retour, les contraint ou leur est favorable. La seconde notion indique une piste de solution pour travailler avec cette complexité en tant qu’elle désigne un maillage territorial au sens actif du terme. Il s’agit de découper l’espace en des systèmes de lignes tels des mailles de filet. Le terme permet de comprendre l’organisation de l’espace et ce, à plusieurs échelles pour un même territoire. Autrement dit, un territoire peut être maillé de plusieurs manières, ce qui permet d’appréhender au mieux la complexité des éléments qui le composent.
Plus précisément, dans le cas du CCBW, le territoire renvoie à une multitude d’opérateurs et d’acteur·ices, de citoyen·nes et pouvoirs publics. Il s’agit donc d’un ensemble complexe de relations et d’interactions avec lequel travaille le CCBW sous une variété de forme d’échange professionnel. Le découpage du territoire de la province en plusieurs zones ainsi que l’établissement de coopérations et d’autres formes de partenariat permettent d’établir des territoires plus restreints et des axes de travail plus précis. Cela, tout en permettant aussi d’assurer une couverture plus dense du territoire. S’il y a des tentatives de simplification du territoire par le moyen du découpage spatial, ce n’est pas pour le réduire mais pour en préciser les enjeux, objectifs et actions à mener à des échelles plus localisées. Qui plus est, face à la complexité, le CCBW fait le pari de travailler les interactions et faciliter les relations par l’action culturelle, notamment par les moyens de la réflexion, de l’information et de la pédagogie. Les outils et méthodes servent à développer le maillage de façon plus étroite et à travers les différents niveaux pour lesquels le CCBW est compétent. Ainsi, la création du poste de responsable de l’action culturelle vise à faciliter la collaboration et la transversalité de l’équipe, ainsi que l’amplification des coopérations et le maillage au sein du territoire. De même, l’organisation d’une journée de réflexion favorise la rencontre, l’échange de pratique, la mise en réseau et le dialogue élargi avec des expert·es externes.
Au final, avec une démarche informative et éducative et le maillage territorial, le CCBW a pour objectif de développer le sens commun en nourrissant le dialogue entre les pratiques et les théories. En créant des espaces-temps de théorisation sur les pratiques avec l’équipe et les partenaires, des occasions sont données aux travailleur·ses de prendre du recul, réfléchir aux pratiques, dégager des enseignements puis expérimenter avec des apprentissages, poser des hypothèses d’action, observer les effets et en tirer des conclusions, adapter et faire évoluer ses méthodologies et outils, etc. C’est un peu une manière d’enquêter sur les actions culturelles et ce, avec une démarche expérimentale qui avance par tâtonnement, essais, erreurs et apprentissages. Qui plus est, en organisant ces temps de façon collective, l’ambition est de faire circuler les informations dans les réseaux et écosystèmes du territoire du CCBW à la façon des « communautés de recherche » et communautés apprenantes. Celles-ci permettent par le dialogue, la confrontation de pratiques et d’apprentissages issus de réalités singulières de cultiver la coopération, développer un progrès partagé et établir toujours plus finement des relations et du sens en commun.
Enseignements tirés des études de cas pour la piste de recherche « réflexivité » : À partir des études de cas et des synthèses que nous en tirons, nous pouvons dégager quelques éléments-clés pour la piste de recherche consacrée à la réflexivité : I) en termes de posture et de compétences : cela renvoie au fait de se questionner sur la pratique et la manière de s’y prendre pour mener une action culturelle. Cela demande un temps long qui n’est pas vain mais qui permet l’exploration, la réflexion, la coopération et le fait d’oser agir. Le passage à l’action n’implique pas nécessairement un résultat immédiat mais peut requérir des phases de test, d’expérimentation et de tâtonnement. Durant tout ce processus, la posture peut évoluer et les compétences peuvent se développer en particulier grâce à l’apport des référentiels des droits culturels au regard des missions, des valeurs et de l’horizon éthique de l’action. En écho avec l’étude de cas menée avec le CCM, nous pouvons avancer que grâce au référentiel des droits culturels, c’est une forme d’attention qui peut se développer dans le travail, une sorte de réflexe qui permet d’interroger le sens des actions menées. II) en termes de traduction : il est question des manières de connecter les pratiques et ce qui se vit sur le terrain avec les référentiels des droits culturels. Cela concerne les manières de s’y prendre pour penser, déployer et évaluer l’action en lien avec la population et le territoire. La traduction renvoie entre autres aux mécanismes de construction et de diffusion des informations, des connaissances et des normes. Pour le dire autrement, cela rend compte des manières dont le sens se fait entre les pratiques et les référentiels, en particulier avec des législations décrétales qui sont plus encadrantes que normatives et qui ouvrent à une pluralité d’interprétation. Tout cela demande donc de consacrer des espaces-temps pour travailler cette traduction, ce qui permet chemin faisant de questionner la démarche et les manières de travailler, ainsi que de développer des compétences réflexives autour des actions. Au passage, nous avons peu soulevé ce point mais la question de la légitimité des acteur·ices et de la traduction qu’ils et elles établissent est importante à relever. Qui se permet la traduction, qui la valide et avec quelle autorité, qui est obligé de suivre cette autorité ? Ces éléments positionnent différemment les acteur·ices dans le processus de traduction selon qu’ils et elles se sentent légitimes de traduire. Tout cela donne des formes variables et des alliances diverses au travers de ce processus. III)en termes de maillage territorial : cela concerne les manières de faire face à la complexité d’un territoire et les outils pour travailler les liens et interactions au sein du territoire en vue de développer le sens commun. Comment découper l’espace en des systèmes et des coopérations à différentes échelles pour faciliter l’organisation et catalyser les actions ? Il s’agit de proposer des espaces-temps collectifs de théorisation sur le terrain pour prendre du recul, réfléchir aux pratiques, dégager des enseignements, puis expérimenter avec ces apprentissages, poser des hypothèses d’action, en observer les effets et en tirer des conclusions, pour continuer à adapter et faire évoluer les actions, les méthodologies et outils en lien avec les populations, le territoire complexe et ses différents niveaux de maillage. En somme, les cas étudiés nous informent que la réflexivité peut être rapprochée d’une forme d’enquête autour des actions culturelles, avec une place laissée aux démarches expérimentales qui avancent par tâtonnements, essais, erreurs mais aussi apprentissages et ce, dans une logique plus ou moins commune de communautés de recherche et d’apprentissage.
Cela renoue avec des questions transversales qui ont été soulevées dans le cadre de la convention 2019-2021 et du rapport de recherche précédent consacré à l’observation et l’évaluation de l’effectivité des droits culturels1. Spécifiquement, nous renvoyons ici au rapport au langage : avec la centralité du langage dans l’observation, avec des termes spécifiques associés aux droits culturels mais sans qu’une définition unique de ces droits ne soit établie. Au vu des éléments pointés ci-dessus, on précise le constat que les équipes des centres culturels sont en fait des spécialistes de la traduction des droits culturels. Celles-ci doivent toujours jongler entre les codes de traduction (parmi les équipes, avec les populations, avec les partenaires d’autres secteurs, les instances ou bien avec l’administration) et faire des efforts de vulgarisation. À noter – en écho avec l’étude de cas avec les Chiroux –, que des difficultés voient le jour quand il s’agit d’évaluer, mesurer et de rendre compte des effets et des impacts des actions au regard des référentiels. Cela implique de questionner les valeurs qui sont inhérentes à la traduction qui est donnée entre les référentiels et les pratiques, ce qui permet de développer une prise de conscience critique quant à l’observation et à l’évaluation des actions et à leur effectivité. Du reste, comme le pointaient de nombreux exemples de pratiques, les centres culturels se sont emparés des référentiels, de l’observation et de l’évaluation des pratiques en termes d’effectivité des droits culturels. Et ce, en tâchant d’y apporter des réponses concrètes et en déployant des formes par d’autres biais que le discours et le langage verbal. Ce rapport aux langages impose aussi de considérer des aspects liés au temps que cela prend et à la place que cela laisse au plaisir et à l’humain dans les actions, ainsi qu’aux obligations et à la responsabilité accordées par le décret 2013 des CC. Nous reviendrons sur ces aspects dans les deux autres pistes de recherche. Pour l’heure, insistons sur le fait que la réflexivité ne doit pas rester focalisée uniquement sur l’institution mais bien sur l’institution au travers de son action ainsi que sur les populations, dans l’idée de réfléchir aux manières de travailler pour, par et avec celles-ci au sein du territoire.
3. Éclairage conceptuel et pistes d’action
La réflexivité pourrait se définir comme une forme de prise de recul et de questionnement, une manière d’apprendre pour faire évoluer les compétences, les postures, les méthodologies au regard des missions, des valeurs et de l’éthique professionnelle à mettre en œuvre. Elle travaille de pair avec la traduction entre pratiques et référentiels. Elle a trait aux langages (verbal et autres) et ses codes, à la signification et aux obligations décrétales, au sentiment de légitimité. Elle permet de développer le sens commun en réfléchissant à partir du territoire au travers d’espace-temps collectifs, au sein de communautés de recherche et d’apprentissage.
Éclairageconceptuel : Dans le Dictionnaire des concepts de la professionnalisation2, le terme « réflexivité » est renvoyé à l’histoire de la philosophie. Il y est défini comme une forme de réflexion spontanée qui se prend elle-même comme objet et qui cherche à en tirer des apprentissages. La réflexivité renvoie à un retour sur soi, une mise en relation de soi avec soi-même. En écho avec les philosophies grecques et latines3, cela fait référence à la connaissance de soi (epimeleia heautou en grec ancien) et au souci de soi (cura sui en latin). Se soucier de soi implique de savoir ce qu’on est, bien que le souci et la connaissance ne soient pas équivalents. En effet, se connaitre soi-même permet d’établir un diagnostic sur soi mais sans nécessairement passer à l’action, c’est le souci éthique de soi qui permet de se transformer. Autrement dit, se soucier de soi, c’est être attentif·ve et considérer ce qui se passe dans son esprit, comme une forme d’action sur soi que chacun·e doit exercer pour ne pas s’oublier dans le rythme des activités et le train-train quotidien. Dans les contextes professionnels, la réflexivité désigne une sorte de méta-réflexion. La pratique réflexive recouvre des mécanismes qu’élaborent des profesionnel·les pour tirer parti et apprendre de leurs expériences. C’est une sorte de démarche de formation autonome, une forme de réflexion sur les pratiques et l’action. En quelques mots, la réflexivité peut être définie comme la « capacité à réfléchir délibérément sur ses propres pratiques en vue de les améliorer ». Dans le Dictionnaire, plusieurs modèles sont évoqués pour rendre compte du processus de réflexivité : – celui de Van Manen (1977)4 appréhende cette activité en termes de paliers : allant d’une réflexion pragmatique (technical reflection) à une réflexion praxique (practical reflection) jusqu’à une réflexion critique (critical reflection) ; – celui de Hatton et Smith (1995)5 détaille quatre niveaux de réflexivité : description basique de ses actions (descriptive writing), description avec justification de ses actions (descriptive reflection), jugement des évènements, justification des choix réalisés et propositions d’alternatives (dialogic reflection) et re-contextualisation de l’action par des connaissances diverses et analyse critique (critical reflection) ; – celui plus systémique de Jorro (2005)6 modélise la réflexivité à partir de trois composantes : les seuils de réflexivité ou les phases de problématisation et de conceptualisation sur les pratiques et l’activité ; les postures réflexives ou les positionnements en termes de valeurs, d’éthique et de référentiels durant l’analyse de l’activité ; les formes auto-évaluatives utilisées ou les manières dont est exprimée le processus de réflexivité en lien avec des idéaux-types pour l’activité, avec des images de soi au regard de l’activité, des interactions sociales qui façonnent l’activité. Ces dernières formes évaluatives doivent être considérées dans la mesure où elles favorisent la transformation. Comme le souligne Jorro, ce n’est pas parce qu’on peut réfléchir et penser à l’activité qu’on sait comment agir et évoluer. Si la réflexivité reste une forme d’activité en soi, elle nécessite une auto-évaluation avec un retour concret vers les pratiques pour avancer dans les apprentissages professionnels et éviter de rester dans l’abstraction. Ainsi, de nombreuses tâches demandent un retour sur soi, sur ses actions, dans des situations complexes et évolutives. Pour ce faire, la réflexivité nécessite des dispositifs et outils de formation. Ce n’est pas parce qu’on réfléchit à ses pratiques professionnelles, qu’on est forcément au plus juste en termes d’analyse, de procédure et de méthodologie. Ceci, d’autant que l’analyse de pratique est un vecteur de professionnalisation. Cela augmente la compréhension seul·e et en commun des actions qui sont menées quotidiennement sur le terrain. Notons aussi que la réflexivité induit et demande des formes de rupture avec les actions : rupture dans ses habitudes de pensée, rupture dans le récit qu’on se raconte de ses pratiques, rupture par rapport au contexte socio-professionnel. Il faut dès lors avancer avec bienveillance mais aussi avec une exigence critique pour que puissent se mener un travail de déconstruction des allants de soi et de reconstruction des acquis de l’expérience, pour que puisse avoir lieu un effort de mise en distance et de prise de recul. À nouveau, ce n’est pas parce que l’expérience est vécue subjectivement seule ou en commun, qu’on est forcément capable de la réfléchir, il y a un pas supplémentaire et des compétences à développer. Ce pas demande du temps : il implique d’accepter d’établir une temporalité parfois longue, inachevée et non prescriptive qui n’est pas directement celle de l’action. Cela nécessite par conséquent un environnement professionnel ouvert au questionnement, à la mise à distance et à la remise en cause critique, en vue d’un développement professionnel qui soit partagé collectivement et dans l’optique d’accroitre le pouvoir d’agir au sein de la situation professionnelle. Et ce, non seulement pour le ou la travailleur·se mais aussi avec les équipes, partenaires, instances et d’autres niveaux d’interaction. L’idée n’est pas que le ou la travailleur·se assume seul·e ce processus de réflexivité mais que celui-ci mène également à un développement du commun et du partage du travail réflexif. Somme toute, avec la réflexivité, il y a une possibilité d’interroger ses pratiques à des fins critiques et d’apprentissage mais aussi d’invention, de création de nouvelles conduites et habitudes, dans des liens potentiellement plus étroits entre la, le ou les travailleur·ses et l’environnement par l’intermédiaire de l’activité.
Pistes d’action :
Sur base de cet apport conceptuel autour de la réflexivité, les trois études de cas nous donnent des illustrations et des exemples de comment il est possible de réfléchir l’action et se réfléchir dans un projet à partir de l’analyse de sa pratique.À ce titre, la conceptualisation de la réflexivité par Jorro en trois composantes7 est indicative du processus de réflexion sur l’action.
En premier lieu, les travailleur·ses vont adopter certaines postures réflexives qui vont mobiliser des arguments, des émotions et des partis pris. Qu’il s’agisse d’une posture de retranchement qui soutient qu’il n’y a pas matière à analyser dans les pratiques discutées, d’une posture de témoignage où le·la travailleur·se entrevoit la nécessité d’analyse de la pratique mais ne sait pas comment s’y prendre, ou bien d’une posture de questionnement qui procède à l’analyse et la mise à distance des pratiques. Pensons à nos différentes études de cas, entre le CCM et Central qui sont dans des postures tâtonnantes mais volontiers disponibles pour témoigner, et le CCBW qui se positionne davantage dans un travail d’enquête et de questionnement avec son territoire.
En second lieu, seront aussi significatives les formes auto-évaluatives ou les manières dont va être énoncée et mise en mots l’évaluation. On touche à des dimensions liées au langage et à la traduction notamment mais aussi au sens commun et à la mise en forme de la complexité. Le sens que le·la travailleur·se donne à son travail et l’évaluation qu’il ou elle en retire s’inscrit dans un horizon normatif, des référentiels, des valeurs, des visions et des perspectives. Selon la méthodologie, les objectifs et les moyens notamment, ce sont certains résultats et impacts qui sont attendus et ce, de façon concrète mais aussi plus idéale. Dès lors, il peut y avoir des formes d’idéaux-types que les travailleur·ses imaginent atteindre avec les actions menées avec la population au sein du territoire, des formes d’images d’eux·elles-mêmes, de leur équipe et partenaires qu’ils et elles projettent, ou bien encore des interactions sociales ou des obligations qui orientent les représentations de l’action ou impose un certain déroulé. Pensons aux exemples du CCM et tout le travail latent de définition de l’action et sa mise en œuvre avec les partenaires, ou aux différentes évaluations réalisées par Central dans le cadre de l’auto-évaluation et de l’analyse partagée. À noter que la forme narrative peut être particulièrement utile pour articuler cohérence et continuité dans l’évaluation mais avec cette dernière, il faut rester vigilant·e, critique et le plus objectif·ve possible pour ne pas tomber dans des biais divers liés à la narration (idéaux-types, images de soi, influences sociales, etc.).
En troisième lieu, il est intéressant de relever les seuils de réflexivité qui correspondent aux différents temps de questionnement auxquels renvoient le processus réflexif. Un premier temps est celui du reflet durant lequel la pratique est énoncée avec une volonté de traduire la réalité du terrain mais sans qu’une analyse de la pratique ne soit véritablement amorcée – il s’agit d’une sorte de récit des faits. Un second temps est celui de l’interprétation où l’on va davantage revenir sur la pratique pour l’interroger et l’examiner à partir d’un cadre de référence – ici les référentiels des droits culturels par exemple, avec une sorte d’analyse de pratique. Un troisième temps est celui durant lequel on parvient à dégager des enseignements entre autres en termes de leviers, de freins, de difficultés, d’enjeux et de problématiques liés à l’action. Ces trois temps sont ceux que la démarche d’observation s’est efforcée de mettre en œuvre avec les partenaires et qu’on peut mieux saisir à travers le protocole d’observation des droits culturels.
À travers les prises de recul, les récits et questionnements sur l’action, les échanges et les multiples traductions, on ralentit pour prendre la mesure des enjeux qui sont à viser, mettre en acte et en méthodologie ce qui est en cours, ou évaluer ce qui a été mené. C’est l’occasion de s’interroger sur les pratiques et mener l’enquête seul·e et en commun, en équipe, avec les partenaires, les instances et autres parties prenantes. Grâce à quoi, les travailleur·ses étayent leur connaissance d’eux·elles-mêmes, leur équipe et leurs partenaires. Ils et elles cultivent un souci de l’action à mener avec la population au sein du territoire et ce, dans l’optique de contribuer à l’effectivité des droits culturels des un·es et des autres, d’avoir un impact en termes d’action culturelle et stimuler des transformations plus ou moins observables, sinon silencieuses et latentes8.
Au fur et à mesure, les habitudes de travail peuvent être remises en cause pour être améliorées, de nouvelles façons de faire sont éprouvées notamment pour leur pertinence. En termes d’habitudes, relevons avec le philosophe John Dewey9 que la notion de travail peut se définir comme une activité caractérisée par des formes d’habitudes pratiques spécifiques – qui sont liées notamment aux techniques et manières d’utiliser le corps et les instruments de travail –, par un certain nombre d’habitudes intellectuelles – qui sont des habitudes de réflexion orientées vers la prévention et la résolution de problèmes –, et par des habitudes d’association de ces habitudes pratiques et intellectuelles. De la sorte, la réflexion intervient ainsi quand les manières de faire ne permettent pas de faire face aux difficultés rencontrées. Chemin faisant, les exercices de mises à distance des actions – que l’on peut aussi apparenter à des formes de rupture dans l’action – développent les manières de faire, les postures et les compétences, ainsi qu’ils entrainent et musclent les capacités elles-mêmes à prendre du recul. Progressivement, cela donne lieu à de nouveaux automatismes ou à des réflexes de travail plus adaptés, qui seront par la suite interrogés et adaptés pour évoluer selon les besoins, attentes et enjeux liés à l’action et aux méthodologies.
4. Conclusion de la piste de recherche et ouverture
Somme toute, à partir de la piste de recherche sur la réflexivité et des études de cas qui lui sont consacrées, ont pu être dégagés des enseignements autour de la posture et des compétences professionnelles, de la traduction et de la légitimité, du maillage territorial, de l’enquête et de la communauté de recherche. L’apport conceptuel et plus scientifique a permis de préciser la notion de réflexivité au regard de la connaissance de soi et du souci de soi, ce qui dans le cadre professionnel a à voir avec la capacité à réfléchir délibérément sur ses propres pratiques en vue de les améliorer. Différentes modélisations ont permis de rendre compte de la réflexivité comme processus, en relevant les besoins en matière de formation et d’outils, ainsi que de la nécessité de faire rupture dans les habitudes de travail pour les adapter et les reconstruire. En particulier, le modèle développé par Jorro a permis de souligner dans la réflexivité, les éléments liés aux postures réflexives, aux formes auto-évaluatives et aux seuils de réflexivité. Pour prolonger, la notion d’« agentivité » est particulièrement significative10. Ce terme est un néologisme traduit du vocable anglais « agency ». Malgré les nombreuses ambiguïtés liées à la traduction, la notion peut être comprise comme la capacité d’un sujet à exercer une influence intentionnelle sur ses propres conduites et modes de fonctionnement, sur ses actions, sur autrui ou encore sur les systèmes d’action collective. Dans le cadre de cette piste de recherche sur la réflexivité, cela renvoie aux possibilités de prises de reculs et d’évolution des habitudes selon les interactions possibles entre les sujets et leur environnement. C’est dire là qu’il faut prendre en compte dans les processus réflexifs, les forces internes propres aux sujets et les facteurs environnementaux, la puissance personnelle directe ou indirecte, les puissances collectives.
Du reste, à travers les processus réflexifs, seul·e et en commun, on peut dégager des apprentissages avec les populations au sein du territoire, avec les acteur·ices de la traduction, avec les membres du territoire et des communautés de recherche. Pour conclure, revenons sur le verbe « apprendre » avec le philosophe Sébastien Charbonnier11. Selon lui, apprendre manifeste l’expression d’une puissance, d’une volonté de devenir meilleur·e. Cela correspond à l’activité joyeuse de l’esprit et du corps dans la mesure où une puissance est en train de s’actualiser, de devenir effective. Quand bien même ce qu’on apprend est difficile et complexe – comme on a pu l’observer dans les différents exemples étudiés, en particulier à travers les cas de Central et du CCBW. Cela reste émancipateur car cela nous fait gagner en compréhension sur la situation. Cet apprentissage est libérateur dans la mesure où pratique et théorie sont liées, au sens que ce qu’on pense reste déterminé par nos actes et réciproquement. Aussi, apprendre suppose de désapprendre – comme on fait évoluer ses anciennes habitudes vers de nouvelles plus adaptées à la situation – mais cela suppose aussi une pédagogie qui valorise l’erreur et le tâtonnement comme des sources d’apprentissage et non comme des défauts à chasser et dont il faut avoir honte. Les expérimentations et les errances ne sont pas des temps inutiles mais la condition pour qu’il y ait une véritable appropriation – comme on a pu en rendre compte à travers les différents cas étudiés, notamment pour le processus d’apprentissage développé par le CCM. Il faut faire soi-même l’expérience de situations problématiques pour comprendre ce qu’on peut faire avec autrui et trouver des pistes pour persévérer malgré les erreurs et les échecs. Enfin, cela suppose qu’il y ait une distribution du travail d’apprentissage, avec l’idée qu’on apprend au contact des autres êtres vivants et de l’environnement. Selon la logique de l’intelligence collective, ce qui s’apprend doit être partagé et faire l’objet d’un travail en commun.
Cela renvoie à la notion d’apprentissageprofessionnel12 qui désigne à la fois les capacités à élaborer et concevoir le travail, ainsi qu’à construire et développer les activités, et ce, à l’aide de compétences et de postures. Il est intéressant de saisir que l’apprentissage professionnel est en réalité un processus constitutif de toute situation de travail. Il peut être appréhendé à travers la didactique nécessaire à une profession – c’est-à-dire entre autres les compétences et postures liées à la compréhension et aux opérations propres à un travail – ainsi qu’une forme de clinique de l’activité – c’est-à-dire non seulement les invariants de l’activité professionnelle mais aussi les invariants pouvant amener le développement et la transformation de celle-ci. Le concept de développement professionnel est dès lors un prolongement à suivre pour appréhender comment les travailleur·ses font expérience des processus de changements et comment les structures et institutions prennent en compte les travailleur·ses dans leur trajectoire professionnelle et leur possibilité de carrière.
Problématisation politique de la piste de recherche « réflexivité » :13 Nous l’avons mentionné à plusieurs reprises la réflexivité – notamment à travers les notions de compétences et de posture professionnelle – peut être formatrice et émancipatrice mais elle peut aussi être inscrite dans une évolution du travail où la logique de « qualification » a dû céder la place à la logique de « compétence ». Au-delà de la complexification des environnements et situations de travail, il y a là le signe d’une mutation des rapports sociaux au sein des organisations marquée par l’apparition de nouvelles formes de contrôle social du travail. Celles-ci se font d’autant plus insidieuses qu’elles sont intériorisées par les travailleur·ses. Elles renvoient à des normes d’auto-contrôles liées à l’exigence d’autonomie, de responsabilisation, d’auto-évaluation individuelle et collective, etc.) et à la mobilisation subjective dans le travail (exigences d’engagement et d’implication active). Normes qu’on peut réinscrire dans un appel à l’adaptation face au mouvement contemporain du progrès et de l’économique néo-libérale14 car l’individu est jugé de façon pessimiste comme en retard et peu adapté à son environnement. En travaillant avec les droits culturels, la réflexivité doit alors prendre en compte des aspects liés notamment : aux identités culturelles et à leurs expressions diverses des populations et des travailleur·ses ; aux mémoires, expériences et communautés qui façonnent les territoires ; aux modalités de participation et de coopération, ainsi qu’aux façons de déployer l’information et mettre en place des processus éducatifs visant l’émancipation de tou·tes. Cela implique de (se) réfléchir, penser et évaluer les actions en considérant les relations d’interdépendance et d’autonomie entre soi, les un·es et les autres, avec respect et soin, tout en laissant une place pour la construction mais aussi la critique et le dissensus. Il n’y a pas de recette miracle mais bien des paramètres plutôt d’ordre éthique qui sont à garder à l’esprit et à (se) mettre en corps et mouvement pour contribuer de façon effective à l’exercice des droits culturels des un·es et des autres.
Cf. « Réflexivité » dans l’ouvrage dirigé par Anne Jorro, Dictionnaire des concepts de la professionnalisation, De Boeck, 2022, p.369-372. ↩︎
Marc-Antoine Gavray et Gaëlle Jeanmart, Comment devenir un philosophe grec : exercices pratiques, Champs, 2023, p.19-22. Pour prolonger, consulter les ouvrages de Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique , Albin Michel, 2022. et Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981-1982), Seuil – Gallimard, 2001. ↩︎
M. Van Manen, « Linking ways of knowing with ways of being practical », Curriculum Inquiry n°6, 1977, p. 205-228. ↩︎
N. Hatton & D. Smith, « Reflection in teacher education : towards definition and implementation », Teaching and Teacher Education n°11 (1), 1995, p. 33-49. ↩︎
Anne Jorro, « Réflexivité et auto-évaluation dans les pratiques enseignantes », Mesure et évaluation en éducation n°27 (2), p. 33-47. ↩︎
Bien qu’il s’agisse d’un développement théorique autour des pratiques des enseignant·es, l’article reste particulièrement indicatif pour notre piste de recherche autour de la réflexivité, cf. Anne Jorro, « Réflexivité et auto-évaluation dans les pratiques enseignantes », op. cit.↩︎
Cf. François Jullien, Les transformations silencieuses, Livre de Poche, 2009. ↩︎
Cf. John Dewey, Human Nature and Conduct, in Jo-Ann Boydston (éd), The Collected Works of John Dewey : the Middle Works 1899-1924, volume 14 : 1922, Southern Illinois University Press, 2008.et pour une introduction à sa pensée du travail du philosophe américain, consulter l’ouvrage d’Emmanuel Renault, Le travail et ses problèmes : biologie, sociologie et politique chez John Dewey,Vrin, 2022. ↩︎
Cf. « Agentivité » dans l’ouvrage dirigé par Anne Jorro, op. cit., p. 41-44. ↩︎
Cf. « Apprentissage professionnel » et « développement professionnel » dans l’ouvrage dirigé par Anne Jorro, op. cit.., p. 67-71 et p. 129-133. ↩︎
Nous empruntons et prolongeons les réflexions partagées dans Le Dictionnaire…, op. cit., ainsi que Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.; Nico Hirtt, « L’approche par compétences : une mystification pédagogique », sur le site Appel pour une école démocratique (APED), consultable en ligne : https://www.skolo.org/2009/10/01/lapproche-par-competences-une-mystification-pedagogique/. ↩︎
Dix études de cas constituent le matériel de recherche de la recherche participative menée entre 2022 et 2025, qui fait l’objet d’un rapport de recherche. Ces études sont réparties en trois catégories correspondant aux trois pistes de recherche : la réflexivité ; les outils et les méthodologies ; l’effectivité des droits culturels.
Favoriser la rencontre et l’accueil : travailler l’impact pour développer l’interdépendance des droits fondamentaux
Étude de cas d’une action culturelle menée en transversalité par le centre culturel de Genappe le 38 autour de l’ouverture du centre local d’accueil de demandeur·ses d’asile
Cette étude de cas est tirée d’un suivi avec le centre culturel de Genappe le 38 (le 38) dans le cadre de la recherche participative menée par la Plateforme d’observation des droits culturels de Culture & Démocratie (la Plateforme) autour de l’effectivité des droits culturels en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Il s’agit d’étudier l’objectif de favoriser la rencontre et l’accueil et ce, par le moyen d’un travail sur l’impact pour développer l’interdépendance des droits fondamentaux. La situation de recherche est ancrée dans le point de vue de l’observateur qu’est Thibault Galland, chargé de recherche et d’animation pour la Plateforme. À la suite de la première phase de recherche menée par Morgane Degrijse entre 2019 et 2021, ce dernier a rencontré à plusieurs reprises l’équipe du 38. Plus précisément, avant d’entamer les entretiens et les observations, un premier contact avait été pris avec l’équipe du 38, le partenaire Centre d’Action Laïque du Brabant-Wallon (CAL BW) et le groupe des Rout’arts lors d’une soirée débat consacrée à la mise en œuvre des droits culturels. Cette étude de cas commence par une présentation de l’institution le 38, ses travailleur·ses, son rapport aux droits culturels et les enjeux posés dans le contrat-programme. Ensuite, sur base des entretiens et échanges avec l’équipe du 38, un point de problématisation particulièrement saillant est explicité, ici autour de l’évaluation de l’impact des actions menées. Une « matière à penser » qui sera ensuite contextualisée à travers le récit du suivi de l’action menée par le 38 avec les habitant·es de Genappe et les résident·es du centre local d’accueil de demandeur·ses d’asile, et son analyse par le prisme des référentiels des droits culturels. Sur cette base, un « outil conceptuel » autour de ce qu’est l’évaluation d’impact des projets permettra de développer une analyse du suivi. Enfin, un enseignement autour du travail de l’impact pour développer l’interdépendance des droits fondamentaux sera dégagé.
Présentation de l’institution, le centre culturel de Genappe le 38
Le centre culturel de Genappe le 38 est un centre culturel situé sur le territoire en partie rural de la ville de Genappe, regroupant 8 villages alentours (Baisy-Thy, Bousval, Genappe, Glabais, Houtain-le-Val, Loupoigne, Vieux-Genappe et Ways). Située au sud-ouest de la province du Brabant wallon, la commune est la plus étendue de la province, avec une faible densité de population. Le centre culturel existe depuis 1979. En 2022, il a évolué vers le « 38 Carrefour culturel » en se regroupant avec les structures voisines que sont la maison de jeunes (MJ), le centre d’expression et de créativité (CEC) et le syndicat d’initiative (SI). Ainsi réunis en une seule asbl, le 38 doit assurer les missions propres aux différentes reconnaissances (centre culturel et spécialisation en patrimoine avec le syndicat d’initiative ; maison de jeune ; centre d’expression et de créativité). Il œuvre avec une équipe de 13 travailleur·ses permanent·es et 12 indépendant·es aux profils diversifiés pour déployer une pluralité d’action en transversalité. La composition de l’équipe a son importance dans la mesure où peu d’entre elle·eux sont véritablement issu·es des secteurs culturels et qu’il y a ainsi une grande diversité d’intérêts et de codes culturels. Selon des membres de l’équipe, cela permet d’élargir les perspectives dans les actions, éviter l’entre-soi et l’élitisme, tout en ne restant pas que dans l’opérationnel. Afin de répondre à la précarité présente sur le territoire, le 38 mène un travail de fond sur l’accès à la culture et la participation à la vie culturelle à travers ses différentes missions et sans véritable espace de diffusion. L’institution travaille sur trois niveaux : • i) le niveau opérationnel touche aux projets culturels. Ceux-ci sont concernés par la valorisation des cultures dans leur diversité et des pratiques artistiques émergentes, la mise en place d’actions décentralisées, l’accessibilité et la gratuité des activités, ainsi que la participation des publics spécifiques (CPAS, jeunes, seniors, résident·es du centre de demandeur·ses d’asile) ; • ii) le niveau communal qui renvoie à la collaboration stratégique avec le pouvoir communal et la FWB, notamment à travers la fusion des quatre structures socio-culturelles en une seule asbl. En découle des conséquences favorables telles que la mobilisation et la mixité des publics propres aux différentes structures, la complémentarité entre les travailleur·ses, la mutualisation de moyens humains, financiers et logistiques, ainsi qu’une image plus lisible du 38 avec une équipe mieux identifiée ; • iii) le niveau supra-communal avec le soutien financier du Groupe d’Action Locale (GAL) Pays des Quatre-Bras, le 38 intervient aussi sur les communes des Bons Villers et de Villers-la-Ville. Par ailleurs, il développe aussi des actions sur la commune de Sombreffe, dans le cadre d’une extension de territoire prévue par le décret des centres culturels. En ce qui concerne les droits culturels, l’équipe du 38 considère qu’il faut, par souci de clarté et compréhension, opérer un choix parmi les multiples référentiels du décret du 21/11/2013 des centres culturel – à savoir les droits culturels de la Déclaration de Fribourg (article 1§5), le droit à la culture de Céline Romainville (article1§9), les principes généraux inspirés par une définition donnée par Luc Carton (article 2), l’article 20 du décret et le regard de l’Inspection sur ce décret. Pragmatiquement, l’idée a été de compiler les différents référentiels en un seul outil commun qui à la fois répond aux attentes de la FWB et qui est utilisable par les différents profils de l’équipe pour évaluer les actions, voire sera transposable par la suite aux missions des autres structures composant le 381. Le travail sur décret et l’exercice d’auto-évaluation réalisés au fur et à mesure des cinq années du contrat-programme ont été l’occasion d’évaluer l’impact des actions menées au regard des droits culturels. Par exemple, en termes d’exercice d’une citoyenneté responsable, active, critique et solidaire ; de capacité d’expression ; dans le fait de favoriser la liberté créative ou de renforcer les dispositifs de création ; ou bien en ce qui concerne l’accès et la participation à la vie culturelle. Pour ce faire, toute la difficulté est de formuler des indicateurs – ici des questions a posteriori – qui permettent d’observer et d’évaluer les impacts des actions menées dans toute la pluralité des missions et des types d’action (fréquence, lieu, public ou population, fonctions culturelles,…). En termes d’enjeux posés dans le contrat-programme 2019-20242, les actions culturelles visent à : 1) décentraliser les actions au cœur des villages afin de créer des espaces conviviaux et des moments d’échanges et de partage ; 2) investir le centre de Genappe par des démarches citoyennes, participatives et créatives en vue de participer à sa redynamisation ; 3) réinvestir la ville de Genappe et l’espace public par des opérations artistiques, socio-culturelles et de médiation ; 4) favoriser un territoire inclusif avec une attention particulière pour les publics les plus éloignés ; 5) renforcer la participation active et critique des jeunes dans l’espace public afin de les rendre acteur·ices de leur territoire et de leur futur ; 6) œuvrer au maintien, au développement et à la promotion du patrimoine culturel, matériel et immatériel en favorisant les démarches créatives, participatives et citoyennes en vue de faire société ensemble. Dans le cadre de cette étude de cas, nous pouvons préciser que l’action analysée tourne autour de l’ouverture du centre d’accueil de demandeur·ses d’asile de la Croix-Rouge à proximité du 38 sur le territoire de la commune de Genappe. Le déploiement de ce projet se rattache à l’enjeu de favoriser un territoire inclusif avec une attention particulière pour les publics les plus éloignés, ici les résident·es du centre.
Matière à penser : l’évaluation de l’impact des actions menées Sur cette base, l’étude de cas consacrée au 38 et aux actions autour de l’ouverture du centre d’accueil de demandeur·ses d’asile de la Croix-Rouge déploie un questionnement autour de l’évaluation d’un projet, au regard des impacts visés en matière de droits culturels en vue de développer l’interdépendance des droits fondamentaux. Autrement dit, il s’agit là de s’interroger sur comment l’impact des actions peut être amplifié pour contribuer à l’effectivité des droits culturels des personnes et développer l’interdépendance de ceux-ci avec les autres droits fondamentaux. Cette réflexion peut être approfondie dans le cadre de la piste de recherche consacrée à l’effectivité des droits culturels. Cette piste vise à interroger les relations qui s’établissent entre les titulaires de droits et libertés – les habitant·es, les travailleur·ses et partenaires du territoire – et les porteur·ses d’obligation et responsabilité – les pouvoirs subsidiants, l’institution centre culturel, voire les travailleur·ses, les partenaires et les habitant·es – afin de faire culture et mener une action culturelle. Prosaïquement, cela pose la question de la place et du rôle du 38 en tant que centre culturel, avec quelle responsabilité culturelle au sein du territoire. Plus spécifiquement, pour le 38, nous avons vu que l’histoire de l’institution a amené le centre culturel à fusionner avec d’autres structures voisines (MJ, CEC, SI) pour former une seule asbl. Si l’un des apports majeurs de cette fusion est la transversalité entre les missions propres à chaque structure, comment se joue dès lors la question de l’impact dans le cadre de cette convergence des missions ? Pour outiller l’évaluation de l’impact, nous l’avons mentionné, le 38 a développé une grille à partir de critères, d’indicateurs et de questions pouvant donner matière à réflexion, qu’il s’agisse : • du critère de l’accès et de la participation, avec des indicateurs tels que le nombre de participant·es, le degré de participation et la fréquence, de nouveaux publics et la découverte de nouvelles pratiques, des freins à la participation,… ; • du critère de la liberté de création et d’expression, avec des indicateurs tels que la liberté de choisir la technique et les outils, la valorisation des compétences du public, etc. ; • du critère de la capacité de création et d’expression, avec des indicateurs tels que l’acquisition de nouvelles connaissance, compétences et savoir-faire, l’implication d’artistes professionnel·les,… ; • du critère d’œuvrer au maintien, au développement et à la promotion du patrimoine et des cultures émergentes, avec des indicateurs tels que le patrimoine valorisé, la réflexion sur le patrimoine et ses atouts, les nouvelles connaissances sur le territoire, l’émergence et le développement des nouvelles pratiques artistiques ainsi que leur promotion,… • du critère de l’exercice d’une citoyenneté responsable, active, critique et solidaire, avec des indicateurs tels que l’acquisition de nouvelles connaissances en matière de citoyenneté, l’amélioration des capacités d’analyse et d’organisation de débats, l’évolution des opinions et la connaissance de l’Autre, la réflexion sur les préjugés,… L’ensemble de ces points permet d’évaluer l’impact des actions menées au regard des droits culturels et à travers des questions et une appréciation à donner. Chemin faisant, il est nécessaire de préciser les moyens employés pour mener les actions, notamment en termes d’outils de participation et de médiation, ainsi que pour développer des partenariats. L’ensemble doit permettre de tirer des conclusions quant à la pertinence des actions menées par rapport : aux besoins et attentes de la population ; à la méthodologie posée avec des objectifs, un public cible et des enjeux définis ; au décloisonnement des pratiques culturelles ; à la transition dans une perspective de développement durable… Ceci, avec la conscience pour l’équipe du 38, qu’il y a une part subjective dans cette évaluation et que celle-ci reste partielle étant donné l’échantillon restreint. C’est avec ces considérations autour de l’évaluation de l’impact et l’effectivité au regard des droits culturels que l’étude de cas sera ici déployée.
Récit du suivi : l’action culturelle menée autour de l’ouverture du centre d’accueil de demandeur·ses d’asile de la Croix-Rouge
Dans le cadre de la recherche participative menée par la Plateforme, le suivi avec le 38 a été mené en deux phases complémentaires et séquencées sur plusieurs temps de rencontre et d’observation. D’une part, des temps de présence sur le terrain ont été consacrés à l’observation des actions mises en place autour de l’ouverture du centre d’accueil de demandeur·ses d’asile. D’autre part et en parallèle, plusieurs entretiens réflexifs sur la démarche de l’institution au regard des droits culturels ont été réalisés avec une partie de l’équipe du centre culturel. (cf. protocole pour plus de détails).
Du contexte de l’action vers la collaboration entre partenaires
En décembre 2022, est prévue l’ouverture d’un centre d’accueil pour demandeur·ses d’asile à Genappe suite à une décision prise par Fedasil (Agence fédérale pour l’accueil des demandeur·ses d’asile). Au niveau du territoire, ce projet résonne avec la motion « Commune hospitalière »3 votée au Collège communal de Genappe. Un courrier officiel de la commune précise ces éléments aux habitant·es genappien·nes, parmi lesquel·les circulait la rumeur de l’ouverture depuis début 2022. En pratique, la Croix-Rouge est mandatée pour assurer l’ouverture et la gestion du centre, qui accueillera des personnes progressivement. La commune organise une réunion avec les voisin·es direct·es du centre, parmi lesquels le 38, des habitant·es et d’autres opérateurs installés sur le territoire. Les échanges y sont assez contrastés et vifs, certains brûlants, avec des propos d’habitant·es marqués par des préjugés et des attitudes assez réfractaires quant à l’ouverture du centre. Suite à ces réactions et des invectives exprimées sur les médias sociaux, à quoi s’ajoute la position du bourgmestre qui n’est pas des plus constructives, le 38 estime qu’une action culturelle doit être menée autour de l’ouverture du centre et l’arrivée de personnes migrantes sur le territoire de Genappe. Pour ce faire, la structure s’allie à d’autres partenaires tels que le Centre d’Action Laïque du Brabant wallon (CAL BW) et le Centre Régional d’Intégration du Brabant wallon (CRI BW). Un plan d’action est établi avec pour objectif de changer les points de vue et déconstruire les préjugés de la population envers les personnes migrantes. L’intérêt de s’associer à ces partenaires est de mettre en œuvre des activités grâce à leur expertise en matières de migration et leurs compétences en éducation permanente. Ainsi, après l’ouverture du centre en décembre 2022, trois temps forts sont prévus entre janvier et juin 2023 : 1) en janvier 2023, une réunion d’information autour des réalités migratoires avec la présence de spécialistes de la question est proposée dans une salle communale de Genappe ; 2) en mars 2023, une journée de sensibilisation et de rencontre avec des ateliers participatifs est organisée au 38 pour favoriser la rencontre entre habitant·es et résident·es du centre ; 3) en juin 2023, une fête « auberge espagnole » dans le cadre des portes ouvertes du CEC est mise en place pour nourrir la rencontre dans la convivialité. Détaillons à présent ces trois temps correspondant aux moments d’observation sur le terrain.
Photo de la réunion d’information en janvier 2023
La réunion d’information en janvier 2023 :
Ce premier temps a été organisé le mercredi 18 janvier 2023 dans une salle communale de la Ville de Genappe. Le lieu a été choisi pour garantir un endroit neutre et accessible à toute personne, qu’elle soit favorable ou non à l’ouverture du centre, et pour qu’elle puisse exprimer son opinion. En pratique, la soirée a été animée et cadrée par un animateur du CAL BW, et nourrie par des interventions d’expert·es de la question migratoire venant du CIRE asbl et de la Croix-Rouge. André Rea, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles, était prévu au programme ainsi qu’un habitant d’une autre commune ayant vu s’ouvrir un centre d’accueil. Malheureusement, ces deux personnes n’ont pas pu être présentes. Dans les faits, des représentant·es de la Ville de Genappe ont introduit la séance avec des éléments factuels quant à l’ouverture du centre et un rappel de la motion de « commune hospitalière » qui a été votée. Après cela, l’animateur du CAL BW a resitué le cadre de cette soirée d’information en indiquant notamment que l’objectif était de favoriser la rencontre et non de cristalliser des préjugés et idées reçues. L’intervention du CIRE a ouvert la séance avec des apports d’informations juridiques et des chiffres sur la situation des personnes migrantes en Belgique et dans le monde. Cette intervention a été plus longue et complexe que prévue, avec beaucoup d’éléments techniques et chiffrés qui ne facilitaient pas la compréhension du propos L’animateur du CAL BW s’est alors efforcé de vulgariser cette intervention et de rappeler les points cruciaux de la discussion. Il a recentré le débat sur la question de l’ouverture du centre, qu’il a défini comme une « mise à l’épreuve » à partir d’éléments évoqués lors de la réunion à la commune et sur les médias sociaux. Lors des échanges avec la salle, l’animateur n’a pas hésité à questionner frontalement les participant·es, pour tâcher grâce aux interventions du CIRE puis de la Croix-Rouge, de déconstruire les idées reçues. Chemin faisant, le 38 et ses partenaires ont pu comprendre et préciser les différents points de vue quant à l’ouverture du centre. En termes d’éducation permanente, il s’est agi de dépassionner le débat auprès de la communauté genappienne et d’ancrer l’ouverture du centre dans le contexte du droit des personnes migrantes dans les politiques migratoires.
Photo d’un atelier artistique entre enfants, habitant·es, et résident·es en mars 2023
La journée d’ateliers en mars 2023 :
Ce deuxième temps a eu lieu le dimanche 19 mars 2023 dans les locaux du 38, situés à proximité du centre d’accueil. L’idée était de proposer des activités relevant des missions du centre culturel, à savoir des ateliers créatifs et participatifs, des séances ludiques d’information et un village associatif. L’objectif était à la fois de proposer des animations moins théoriques et plus participatives pour favoriser la rencontre entre les résident·es du centre et les habitant·es, tout en tâchant de déconstruire les préjugés et idées reçues. Les ateliers ont aussi visé à valoriser les résident·es et personnes migrantes en les mettant dans des situations de communication et de transmission. Ainsi, en matinée, des films d’animation ont été proposés aux enfants et leurs parents. Ceux-ci étaient sans parole pour qu’ils soient accessibles à tou·tes, francophones ou non. Dans le même temps, une animation ludique inspirée du jeu « timeline » proposait aux parents et leurs enfants de parcourir en s’amusant l’histoire des migrations et revenir sur des éléments de débats. L’après-midi était consacré à des ateliers animés par des personnes migrantes – résidentes du centre ou non, connues via le réseau associatif genappien. L’optique était de valoriser leurs pratiques créatives en danse, peinture et dessin, ou encore en cuisine auprès des habitant·es, afin d’échanger ainsi autour des identités et des patrimoines de chacun·e dans un contexte de diversité culturelle. Dans le même temps, était organisé un village associatif avec la Croix-Rouge, le CRI BW et le CAL BW afin d’informer et d’échanger autour des réalités migratoires. Ceci pour comprendre les situations vécues, le travail mené par les opérateurs de terrain tels que la Croix-Rouge et le CRI BW, ainsi que des apports plus réflexifs pour déconstruire les idées reçues. Parallèlement à ces activités, était organisé, dans la salle de sport avec l’appui de la MJ, un tournoi de basket entre les jeunes habitant·es de la commune et résident·es du centre. Cet évènement a permis la rencontre de nombreux·ses jeunes et parent·es dans un autre type d’activité. Enfin, la journée s’est clôturée avec la projection d’un long-métrage proposée par le CRI BW, Tori et Lokita des frères Dardenne, bien que le choix du film n’eait pas fait l’unanimité auprès des autres partenaires.
Photo du tournoi de basket avec des jeunes Genappien·nes et résident·es du centre
La fête des voisin·es et du CEC en juin 2023 :
Le troisième temps s’est tenu le dimanche 4 juin 2023 dans le cadre des portes ouvertes du CEC, dans les locaux du 38. L’objectif était de continuer à favoriser la rencontre des publics, particulièrement celui du CEC et les résident·es du centre, dans le contexte convivial d’une fête des voisin·es et d’une auberge espagnole. L’idée a donc été de s’emparer du rendez-vous culturel annuel que sont les portes ouvertes du CEC – offrant de multiples propositions artistiques amateures et professionnelles – pour faire s’y croiser différents publics en misant sur la convivialité liée au partage d’un repas. En pratique, si des échanges ont eu lieu au fur et à mesure de la journée, il n’a pas été évident que les populations se mélangent. D’autant plus que l’évènement a été compliqué à gérer au niveau logistique, avec beaucoup de participant·es venant du centre et pas autant d’habitant·es genappien·nes mobilisé·es. Quoi qu’il en soit, les participant·es ont pu profiter du jardin du 38 et se rencontrer ainsi dans un espace public autre que celui des alentours du centre d’accueil.
Échange autour d’un atelier CEC
Depuis lors, en 2023 et en 2024, le 38 a continué à mener des actions d’information et de sensibilisation auprès des habitant·es de Genappe. De façon complémentaire, des actions ont été poursuivies avec le centre Croix-Rouge pour mobiliser davantage les résident·es aux activités proposées par le 38, notamment avec les enfants du centre pour les mobiliser autour des activités du CEC et de projets autour des droits de l’enfant. Même s’il n’est pas pas évident de collaborer entre institutions (38 et centre Croix-Rouge) au vu des missions sociales et culturelles distinctes, des collaborations entre travailleur·ses des deux institutions ont pu voir le jour. Des résident·es du centre Croix-Rouge ont également pris part aux activités organisées par le 38.
Dans l’ensemble, a été présentée ici la démarche d’activités mises en œuvre en transversalité au sein du 38 et avec des partenaires. Les objectifs étaient de favoriser la rencontre entre les habitant·es de Genappe et les résident·es du centre Croix-Rouge, ainsi que de déconstruire les idées reçues et les préjugés des habitant·es envers les résident·es et personnes migrantes plus largement. De la présence sur le terrain et des échanges réflexifs en entretien avec le 38 peuvent être tirés les observations suivantes : • En termes d’accès et de participation à la vie culturelle : les différentes activités proposées ont été pensées pour favoriser l’accès et la participation tant des habitant·es de Genappe dans un premier temps, que des résident·es du centre Croix-Rouge dans un second temps. La soirée de janvier a donné accès à un lieu d’information et d’expression des opinions quant à l’ouverture du centre et des réalités migratoires. Par la suite, le 38 et ses partenaires ont adapté la méthodologie et les activités proposées pour que celles-ci soient moins descendantes et plus accessibles à tout·e un·e chacun·e, notamment en termes langagiers, symboliques intellectuels, pour reprendre les mots du décret 2013 des CC. Dans l’optique de convoquer différentes formes de participation, divers ateliers créatifs, sportifs et des débats ont été proposés en mars, puis un repas convivial et des moments ludiques ont été mis en place en juin. La récurrence des actions en trois temps forts durant l’année a visé à offrir des occasions de favoriser la rencontre et faciliter progressivement la mobilisation des habitant·es et des résident·es. Au vu des personnes présent·es selon les types d’évènements, pareille démarche d’information et cohésion demande un temps long qui est amené à être prolongé dans les années qui viennent. • En termes de capacitation, d’éducation et d’information : malgré la mauvaise communication sur le lieu de la séance d’information en janvier ainsi que l’intervention assez complexe du CIRE, le 38 et le CAL BW se sont efforcé de faire médiation et rendre accessibles les informations liées aux réalités migratoires pour que des échanges critiques et constructifs puissent avoir lieu et être retravaillés par la suite à travers les activités. Ce point dénote une connaissance des contextes migratoires ainsi qu’une certaine expertise des personnes mobilisées notamment en termes d’éducation permanente. Cela a permis de dépassionner le débat avec les participant·es, d’y apporter des éléments d’information, tout en développant des capacités d’analyse et de débat avec une pluralité de points de vue sur la question migratoire. • En termes de coopération : il y a bien différent·es acteur·ices du territoire rassemblé·es autour de l’action, qu’il s’agisse de citoyen·nes et résident·es, d’opérateurs tels que le 38, le CAL BW, le CRI BW, la Croix-Rouge, ainsi que d’autres associations et secteurs. Le travail en coopération n’a pas toujours été des plus simples et s’est fait à géométrie variable, avec entre autres un important investissement en ressources humaines de la part du 38. Les un·es et les autres partenaires ont pu relativement s’accorder pour mener à bien l’objectif d’informer et de sensibiliser aux réalités migratoires, tout en déconstruisant peu à peu les préjugés et idées reçues des habitant·es. Somme toute, en termes d’identité, de diversité, de patrimoine et de communautés culturelles : les activités ont mis en présence les différentes communautés, à savoir les habitant·es de Genappe et les résident·es du centre. Et ce, avec des modalités de participation qui ont rendu possible l’expression de différentes manières et la valorisation de sa culture dans la rencontre avec d’autres cultures. L’action culturelle menée dénote une réciprocité en cours de construction, évitant le repli sur soi et mettant en avant le fait de s’enrichir mutuellement. Si des bribes et des débuts d’échange et de transmission ont pu voir le jour, passé le cap des rencontres, c’est dans la construction d’un patrimoine commun au sein du territoire de Genappe que l’action est à présent à poursuivre sur un plus long terme. Du reste, à l’automne 2023, lors de journées communes de travail autour des matériaux de recherche entre les centres culturels partenaires, plusieurs éléments ont été évoqués et peuvent amorcer l’analyse à suivre. Ainsi, outre leur accueil et leur effort d’inclusion, on peut relever que le 38 et ses partenaires ont déployé une belle complémentarité à travers les actions, avec une capacité à mutualiser à la fois entre équipe et partenaires mais aussi avec les populations concernées. Cela dénote aussi que l’équipe du 38 est capable de transposer les enseignements tirés des situations vécues en équipe vers celles articulées avec les populations et ce, dans une idée de valoriser et rendre capable, avec créativité et légèreté. Pour ce faire, à travers la démarche le 38 s’est interrogé sur les manières de favoriser la mixité des publics, et ce, en déconstruisant les préjugés, en faisant évoluer les opinions et en favorisant la rencontre mais aussi en mobilisant des publics éloignés de la culture. En particulier, un questionnement persistant a été d’intégrer aux activités les résident·es et les travailleur·ses sociaux alors que leurs urgences et missions sont d’ordre social plutôt que culturel. Se pose dès lors la question suivante : comment travailler ensemble sur des enjeux communs, avec des travailleur·ses d’autres secteurs ?
Analyse de la démarche observée
Le point de départ de l’analyse revient sur l’évaluation des impacts d’un projet en matière de droits culturels, en particulier concernant la démarche d’activités menées avec la population autour de l’ouverture du centre d’accueil de demandeur·ses d’asile à Genappe. Comme point d’entrée, partons de l’analyse réalisée par le 38 au terme de l’action menée en 2023. De prime abord, l’équipe relève deux difficultés dans le cadre de l’évaluation. D’une part, le fait que la démarche propose des activités devant s’inscrire dans un temps plus long, en atteste la mobilisation progressive des habitant·es et des résident·es. D’autre part, au moment de l’évaluation (automne 2023), l’équipe du 38 n’avait que peu de recul sur la situation étant donné l’ouverture très récente du centre (moins d’un an). Cependant, des indicateurs ont été dégagés autour de l’exercice d’une citoyenneté responsable, active, critique et solidaire pour évaluer l’impact des trois actions en termes de changement de regard des habitant·es sur le centre Croix-Rouge. Cela se traduit notamment à travers les questions suivantes, est-ce que et comment les activités menées ont favorisé : i) l’organisation de débats ; ii) l’évolution des opinions ; iii) la réflexion sur les préjugés ; iv) la meilleure connaissance de l’Autre. Pour répondre à ces questions, l’équipe observe et échange avec les participant·es au cours de l’activité, elle n’hésite pas à collecter des témoignages à la fin de l’activité pour étayer ses observations. Par exemple, « Pour moi, les sans-abris non belges, les sans papiers et les demandeurs d’asile c’était un peu la même chose. J’ai assisté à la première conférence et ça m’a permis de mieux comprendre et d’y voir plus clair. À la conférence de janvier, j’ai vu que ça avait l’air de bien se passer au centre. Ce soir-là, il y a juste une personne qui avait l’air d’être très mécontente. Il a pu s’exprimer et avoir des réponses à ses questions. » Ou encore, « Au départ, je n’étais vraiment pas chaud. Je me suis dit mais qu’est ce qui va nous arriver. Et puis, ils sont venus faire la fête à la buvette. Ils mettent une ambiance de fou. J’ai engagé quelques résidents pour travailler dans mon autre resto. Même si certains sont partis du centre, j’ai gardé des contacts. » Avec ces deux témoignages, on peut apprécier, de façon plus qualitative, dans quelle mesure il y a eu du débat avec différentes opinions, que des opinions et des préjugés ont évolué, et que chemin faisant, il y a eu rencontre et connaissance de l’Autre. Sur cette base, l’équipe a pu constater que le regard des habitant·es sur les résident·es avaient commencé à changer grâce aux activités menées ainsi que d’autres facteurs externes aux actions du 38. Par ailleurs, de façon plus quantitative, l’équipe du 38 a pu observer le faible taux de participation des habitant·es et/ou des résident·es à l’une ou l’autre des activités organisées. Pour les résident·es, une des raisons de cet impact plus faible est dû aux difficultés de mobiliser et coconstruire sur le long terme un projet avec l’équipe Croix-Rouge du centre étant donné leurs priorités différentes de celles du 38, en matière d’intégration et de droits sociaux notamment. Prolongeons cette analyse à partir d’une conceptualisation de ce qu’est l’évaluation d’impact des projets.
Outil conceptuel – qu’est-ce que « l’évaluation d’impact des projets » ? La méthodologie d’évaluation d’impact des projets renvoie à un ensemble de termes tels que les « moyens », les « objectifs », les « résultats », les « effets » et l’« impact ». Il s’agit d’un vocabulaire notamment utilisé dans le cadre de l’évaluation en entreprise et en ingénierie4. À ces effets, nous insistons sur le fait que l’évaluation reste un moyen et non une fin en soi, celle-ci doit rester au service du projet et de son amélioration. Les moyens désignent les financements, les compétences, les outils et les méthodes pour atteindre les objectifs. Les objectifs expriment les résultats attendus de l’action. Les résultats sont les changements produits directement par le projet, ils sont donc à comparer avec les objectifs posés initialement, que ce soit en termes quantitatifs et/ou qualitatifs. Les effets sont plus largement ce qui découle directement ou non de l’action, ce sont les résultats directs du projet mais aussi ceux liés à des facteurs extérieurs, ils renvoient donc aux interactions entre le projet et son environnement. L’impact renvoie à l’ensemble des changements à la suite de l’action, ce qui reste une fois le projet achevé. Ces changements peuvent être plus ou moins durables, positifs et/ou négatifs, prévus et/ou imprévus dans la mesure où ils concernent les personnes, les groupes et l’environnement du projet, et qu’il y a un lien de causalité avec le projet mené. Apprécier l’impact n’est pas simple tant il peut être de plusieurs natures (culturel, social, économique, méthodologique,…). Pour le préciser au mieux, il importe de considérer les différent·es acteur·ces et parties prenantes, ainsi que leurs enjeux et stratégies dans le cadre du projet. Plus encore, des indicateurs sont utiles pour évaluer l’impact d’un projet. Un indicateur consiste en un signe vérifiable et mesurable, permettant la comparaison avec une situation de départ pour porter une appréciation. Il existe de nombreuses méthodes d’évaluation et de construction des indicateurs, notamment celle développée par le 38 avec une grille de questions auxquelles répondent les travailleur·ses après les actions. Pour rester simple, schématisons que l’évaluation peut être menée en deux temps complémentaires : • D’une part, l’évaluation est réalisée avant l’action, « une évaluation ex-ante » : il s’agit de préciser l ’« impact attendu » d’une action et d’anticiper les effets possibles et observables grâce à l’expertise théorique et pratique notamment. De ces effets peuvent être déduits des indicateurs, ceux-ci vont permettre d’établir un diagnostic et une connaissance de la situation de départ avant l’action. Il s’agit ici d’une démarche déductive, partant de l’impact pour dégager des indicateurs permettant de mesurer la situation initiale. • D’autre part, l’évaluation est réalisée après l’action, « une évaluation ex-post » : l’« impact réel » de la situation finale va être étudié à partir des données récoltées selon les indicateurs et la méthodologie de récolte choisie en amont. Ici, on part du terrain et de l’action menée pour, à partir des indicateurs, préciser l’impact réel de cette action. Il s’agit d’une démarche inductive, partant des observations de terrain pour mesurer la situation finale et son impact réel à partir des indicateurs choisis. L’impact est dès lors à déterminer selon la variation entre les indicateurs de la situation de départ et ceux liés à la situation finale. La variation peut être appréciée en termes quantitatifs ou bien qualitatifs selon différents critères. Pensons au critère d’efficacité qui va comparer le niveau de réalisation des objectifs selon les résultats, de l’impact attendu selon l’impact réel ; au critère d’efficience qui va mettre en rapport les résultats avec les moyens utilisés pour les atteindre ; au critère de la cohérence ou de la pertinence selon les résultats et effets que cela apporte aux besoins et aux enjeux des parties prenantes, avec une perspective d’impact social ; au critère de la pérennité et de l’émancipation en éducation permanente, de la durabilité à partir de l’écologie, etc.
Pour entamer l’analyse de l’action, la question de l’impact doit être précisée au regard des droits culturels. Au vu de l’outil théorique ci-présenté, l’impact renvoie en quelque sorte à la notion d’effectivité de ces droits, entre les titulaires de droits et libertés, et les porteur·ses d’obligation et responsabilité en vue de faire culture et mener une action culturelle dans un contexte de diversité des expressions culturelles5. Plus concrètement, dans le décret du 21/11/2013 des centres culturels, la question de l’impact et de son évaluation est explicitée à l’article 20 et dans le contexte du droit à la culture tel que développé par la juriste Céline Romainville à travers six prérogatives à l’article 1 paragraphe 96. L’article 20 reprend certaines de ces prérogatives ainsi que des principes généraux de l’article 2 pour dégager six éléments pour mener l’évaluation de l’impact au regard des droits culturels7. La plupart des six items de l’article 20 sont repris dans les critères retenus par le 38 pour évaluer l’impact de l’action, à savoir : le critère de l’accès et la participation ; celui de la liberté de création et d’expression ; celui de la capacité de création et d’expression ; celui d’œuvrer au maintien, au développement et à la promotion du patrimoine ; celui de l’exercice d’une citoyenneté responsable, active, critique et solidaire. Le critère du décloisonnement est également retenu même s’il n’est pas présenté directement dans la grille d’évaluation. Sur cette base, revenons à l’évaluation des actions menées autour de l’ouverture du centre Croix-Rouge. En termes d’évaluation ex-ante, la réunion assez vive organisée par la Ville de Genappe avec les habitant·es et les opérateurs de la commune a permis de qualifier la situation initiale dans laquelle allait s’ouvrir le centre Croix-Rouge. L’objectif était alors de dédramatiser l’ouverture du centre par les moyens de l’action culturelle et des partenariats notamment avec le CAL BW. L’impact attendu en amont de l’action était d’une part, d’intégrer les résident·es du centre dans les activités du 38, ainsi que de changer les représentations des populations habitant à proximité du centre. À ce stade, aucun indicateur n’avait été explicité en entretien étant donné l’état d’avancement du projet d’action et de l’ouverture du centre. Pour autant, au vu des enjeux du 38 et de sa grille d’évaluation, on peut supposer que les indicateurs pouvaient se rapporter : d’un côté, au critère de l’accès et de la participation à la culture pour les résident·es avec des indicateurs liés au degré de participation aux activités, à la fréquence de participation, à la découverte de nouvelles pratiques artistiques, ou bien pour de nouveaux publics ; de l’autre, au critère de l’exercice d’une citoyenneté responsable, active, critique et solidaire pour les habitant·es de Genappe, avec des indicateurs liés à l’évolution des opinions, la réflexion sur les préjugés, à la meilleure connaissance de l’Autre. Relevons que ces indicateurs vont venir qualifier la situation initiale dans la mesure où elle va pouvoir être le point de départ d’une action culturelle, avec des objectifs et des moyens à mettre en œuvre pour atteindre les résultats et l’impact attendu. Par la suite, un temps d’entretien a été consacré à l’évaluation pendant qu’était en cours la démarche d’activités autour du centre Croix-Rouge. Il y a eu un temps d’évaluation ex-post sur la séance d’information du 18 janvier 2023. Cet évènement était plus spécifiquement adressé aux habitant·es de Genappe avec les objectifs de dépassionner le débat autour de l’ouverture du centre à l’aide d’interventions d’expert·es et d’informations, ainsi que d’échanger pour faire évoluer les opinions, mieux connaitre l’Autre et réfléchir ses préjugés. Du premier témoignage mentionné ci-dessus dans l’évaluation par le 38 et collecté après la soirée du 18 janvier, on peut induire que sont rencontrés ces objectifs ainsi que l’impact réel de changer le regard des habitant·es par rapport au centre Croix-Rouge et ses résident·es. Et ce, même si la soirée a manqué d’interaction et de coconstruction avec les participant·es. Durant ce temps d’entretien à mi-parcours, une évaluation ex-ante a également été réalisée en vue de l’évènement du 19 mars 2023. Les objectifs et moyens ont ainsi été recalibrés à partir des observations tirées de la première action. Les objectifs liés aux impacts attendus au niveau de l’accès et la participation des résident·es et celui de l’exercice d’une citoyenneté responsable, active, critique et solidaire ont pu être recalibrés autour d’une journée de rencontre avec différents ateliers créatifs et participatifs, des temps de débats et d’échange et ce, à l’aide d’une coopération entre différent·es acteur·ices. Enfin, au terme de la démarche, on peut revenir sur l’impact réel des activités menées auprès des résident·es du centre Croix-Rouge en matière d’accès et de participation à la culture. L’importante mobilisation des résident·es pour la fête des voisin·es et l’auberge espagnole, fut, pour beaucoup, dûe au fait que leur repas serait servi par la Croix-Rouge dans le cadre de cet évènement. Pour les autres activités du 19 mars et du 4 juin, la mobilisation n’a pas été aussi conséquente qu’escomptée, plusieurs résident·es ou habitant·es issu·es de l’immigration se sont mobilisé·es pour organiser l’un ou l’autre atelier mettant en valeur un aspect de leur culture. Reste que l’impact attendu d’intégrer véritablement les résident·es nécessite de poursuivre la démarche sur un temps plus long et ce malgré la difficulté que la plupart des résident·es sont en transit par Genappe vers une autre destination. Cette analyse de la démarche, à travers l’outil d’évaluation d’impact de projet ainsi que des temps d’évaluation ex-ante et ex-post, s’inscrit en plein dans la méthodologie de la boucle procédurale apportée par le décret du 21/11/2013 des centres culturels8. L’intrication entre les différents types d’évaluation, leur usage quasi-réflexe indique que cette méthodologie propre au décret est bien ancrée dans les pratiques des travailleur·ses du 38, de sorte que l’évaluation par l’équipe et par les participant·es est constante. Notons que, s’il n’est pas vu comme une forme de contrôle, ce dernier point va dans le sens du critère de la pertinence mentionné ci-dessus et rend possible l’identification des leviers, des freins et difficultés dans la mise en œuvre des activités avec la population en vue de contribuer à l’effectivité des droits culturels au sein du territoire. Cela étant dit, il faut souligner que l’équipe et certain·es des partenaires ont déployé la démarche d’activités avec une attention à l’évaluation au vu du contexte inédit de l’ouverture d’un centre de demandeur·ses d’asile à Genappe. Entre la part de déduction des indicateurs et celle d’induction à partir des observations de terrain, la démarche a été expérimentale avec la formulation d’hypothèses d’action au cours de la démarche et selon une certaine réactivité. Cela indique que travailler à l’impact des actions fonctionne aussi par essai et erreur, et surtout, par anticipation et vérification des hypothèses posées en s’appuyant sur un cadre de référentiels des droits culturels. Dans cet ordre d’idée, travailler l’impact des actions implique d’observer les effets produits par celles-ci, donc de considérer comment des hypothèses d’action produisent une forme d’effectivité des droits culturels pour les participant·es, populations et travailleur·ses. De façon plus philosophique9, cela amène à considérer qu’une démarche d’activités avance aussi avec des propositions possibles et potentielles plutôt que strictement avec des déductions certaines ou des observations induites. Il y a donc une part de possible et de potentiel – voire d’invention – qu’il faut développer à travers la démarche avec la population et les travailleur·ses.
Un enseignement à prolonger
Dans l’ensemble, l’étude de cas a rendu compte de l’historique du 38 et de sa contribution à l’effectivité des droits culturels, en particulier pour des actions menées en transversalité en vue d’un impact accru pour la population. Ces actions autour du centre Croix-Rouge ont permis de favoriser l’accueil et la rencontre entre les habitant·es de Genappe et les résident·es du centre. Pour renouer avec les constats antérieurs de la recherche participative10, l’étude de cette démarche indique que pareil enjeu de rencontre et d’accueil demande de prêter attention au langage, de prendre le temps tout en laissant la place à la découverte et au plaisir dans les activités menées. Cela requiert une certaine lucidité par rapport aux responsabilités des différentes parties prenantes en matière de droits culturels tout en veillant à garder l’humain au centre des actions. Plus précisément, de ces observations et de l’analyse de la démarche menée, se dégage un enseignement significatif pour travailler avec les droits culturels, celui du travail sur l’impact pour développer l’interdépendance des droits fondamentaux au sein du territoire.
Un enseignement : travailler l’impact pour développer l’interdépendance des droits fondamentaux Les échanges avec le 38 sont en cours depuis la première phase de la recherche. À l’époque, Morgane Degrijse avait suivi et interrogé l’équipe autour d’une action menée avec des bénéficiaires du CPAS, « Les Rout’arts de la Culture »11. Le projet consistait à accompagner ce groupe dans une sortie culturelle afin de lutter contre leur isolement et en favorisant la mixité des publics. Rappeler ce suivi n’est pas anodin, il démontre déjà une manière de travailler en transversalité entre action culturelle et action sociale. Aussi, avec l’idée de regarder vers d’autres secteurs et publics plutôt que vers son institution. L’étude de cas ici présentée poursuit autrement cette transversalité avec l’explication de la fusion des institutions voisines (CEC, MJ, Syndicat d’initiative et centre culturel) vers le 38, ainsi qu’avec la démarche d’action culturelle multiple proposée autour de l’ouverture du centre d’accueil de demandeur·ses d’asile à Genappe. La transversalité et ses apports en termes de complémentarité et de mutualisation s’inscrivent dans l’optique de travailler l’impact des actions au sein du territoire. En effet, on a vu dans l’étude de cas comment la démarche d’activités a mobilisé des méthodologies propres à l’action culturelle, à l’éducation permanente, à la démarche expressive et créative du CEC, ainsi qu’à la mobilisation de la jeunesse avec la MJ. Pour autant, la question qui se pose aujourd’hui pour cette démarche est de continuer à faire évoluer les opinions, favoriser la rencontre entre habitant·es de Genappe et résident·es du centre, et surtout, de mobiliser davantage les résident·es autour des actions du 38. Mais comment mobiliser ces personnes quand leur priorité est nécessairement dans l’urgence sociale et l’intégration ? Est-ce que l’action culturelle et les activités proposées ne sont pas moins essentielles ou ne doivent pas être secondaires face à la précarité sociale que rencontrent ces personnes ? Pour tâcher de nourrir ces questionnements et dégager des pistes de réponse, il faut évoquer le principe d’interdépendance des droits humains et culturels – sans faire l’impasse sur les principes d’universalité et d’indivisibilité de ces droits12. Comme le rappelle la Déclaration de Fribourg, ces trois principes rappellent que les droits culturels sont à l’égal des autres droits humains une expression et une exigence de la dignité humaine (Considérant 0.2.). Par là, il faut comprendre que les droits culturels concernent directement la dignité humaine dans la mesure où ils protègent notamment l’identité et les expressions de la diversité culturelle. Pour la démarche d’activités menées autour du centre Croix-Rouge, on a pu percevoir comment il s’agissait de favoriser l’accueil et la rencontre entre les habitant·es et les résident·es du centre, pour aujourd’hui poursuivre cette démarche et notamment faciliter l’intégration des résident·es dans les activités du 38. Face aux urgences sociales, la place de la culture et de l’action culturelle tient alors à ce qu’elles permettent de construire et échanger avec les expériences des un·es et des autres, pensons à l’étude de cas ainsi qu’à la fresque du centre Croix-Rouge qui a été réalisée ultérieurement par des résident·es et des volontaires de Genappe13. Aussi, il est bon de rappeler que les individus sont des êtres globaux avec différents dimensions. Les découpages institutionnels et administratifs ont certes leur intérêt en matière de compétences et d’efficacité, pour autant les individus ne (se) vivent pas nécessairement à travers ce découpage. Il importe de « reconnaitre » les individus à travers la globalité de leur expérience, leur culture en quelque sorte14. Cela amène à considérer les dimensions culturelles propres aux autres droits humains afin que l’universalité des droits soient nourrie par la diversité des expériences singulières, par leurs interactions et échanges. Il s’agit d’approcher les droits sociaux, les procédures d’accueil et d’intégration à partir de leurs dimensions culturelles pour les ouvrir et les nourrir par la diversité des expressions culturelles15. Si tout ceci n’évacue pas les tensions et rapports de priorités qui peuvent exister entre les différents droits, il reste nécessaire de souligner que les droits culturels sont des leviers pour plus de pouvoir d’agir et d’émancipation. Dans cet ordre d’idée, à partir du travail mené sur l’impact des activités, le 38 poursuit la démarche en travaillant plus étroitement avec les enfants du centre Croix-Rouge par le biais de démarches créatives autour des droits de l’enfant. C’est en ce sens que le travail sur l’impact avec toute la réactivité qu’il demande en amène à l’exploration et au développement de l’interdépendance des droits humains, entre droits culturels et droits sociaux.
Ce référentiel commun a été mis en forme dans une grille d’évaluation, en s’inspirant des outils développés par les bibliothèques, qui est présentée dans la Panoplie d’outils à la fiche-outil 18, cf. Plateforme d’observation des droits culturels,Panoplie d’outils : comment travailler avec les droits culturels ?, Culture & Démocratie, 2024. ↩︎
À noter que le centre culturel 38 a bénéficié d’une extension de contrat-programme étant donné la crise sanitaire due au Covid-19. ↩︎
Par le vote d’une telle motion, la commune s’engage à améliorer l’information et l’accueil des personnes migrantes. Concrètement, cela veut dire sensibiliser la population aux questions migratoires, ainsi qu’améliorer l’accueil des migrant·es dans le respect des droits fondamentaux. Plus d’infos sont disponibles sur le site du CNCD 11.11.11. : https://www.cncd.be/-site-commune-hospitaliere-kesako-. ↩︎
Nous renvoyons ici vers l’outil de facilitation du rapport final de recherche 2019-21 qui est consacré à l’observation de l’effectivité des droits culturels, celui-ci présente différentes formes d’évaluation de l’effectivité relevées depuis les pratiques professionnelles des travailleur·ses en centres culturels en FWB. ↩︎
Pour rappel, l’article 1er paragraphe 9 stipule que : « 9° Droit à la culture : au sein des Droits humains, l’ensemble des droits culturels tant en termes de créances que de libertés, individuelles et collectives, comprenant notamment : a) la liberté artistique, entendue comme la liberté de s’exprimer de manière créative, de diffuser ses créations et de les promouvoir; b) le droit au maintien, au développement et à la promotion des patrimoines et des cultures; c) l’accès à la culture et à l’information en matière culturelle, entendu comme l’accès notamment économique, physique, géographique, temporel, symbolique ou intellectuel; d) la participation à la culture, entendue comme la participation active à la vie culturelle et aux pratiques culturelles; e) la liberté de choix de ses appartenances et référents culturels; f) le droit de participer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques et programmes, et à la prise de décisions particulières en matière culturelle; » ↩︎
Dans le texte du décret, cela donne : « Article 20. – L’action culturelle vise à permettre aux populations l’exercice effectif du droit à la culture, avec une attention particulière à la réduction des inégalités dans l’exercice de ce droit. Afin de permettre l’exercice du droit à la culture visé à l’alinéa 1er, le projet d’action culturelle précise l’impact visé sur : 1° la liberté de création et d’expression; 2° l’accès économique, physique, géographique, temporel, symbolique ou intellectuel à des œuvres et à des pratiques diversifiées et de qualité; 3° le renforcement de l’exercice d’une citoyenneté responsable, active, critique et solidaire; 4° l’accroissement des capacités d’expression et de créativité des citoyens, seuls ou en groupe, dans la perspective de leur émancipation individuelle et collective; 5° le maintien, le développement et la promotion des patrimoines et des cultures, y compris dans leur phase d’émergence; 6° le décloisonnement des pratiques culturelles entre catégories sociales, champs d’action et groupes culturels. » ↩︎
En effet, celle-ci stipule que la « procédure » s’amorce avec un temps de consultation du territoire et ses populations (« analyse partagée ») ainsi qu’une auto-évaluation des actions menées pour ensuite formuler des enjeux territoriaux et culturels. Sur cette base, un ou des programmes d’activités (« opérations culturelles ») peut ou peuvent être établis pour la durée du contrat-programme à l’aide des moyens et ressources à disposition de l’institution (« fonctions culturelles » ; « action culturelle générale » et « spécialisations »). Au terme des cinq ans, la procédure recommence – comme une boucle – avec un temps de récolte de paroles et d’auto-évaluation. Cf. Morgane Degrijse, « Les centres culturels à la rencontre de leurs territoires », in Journal de Culture & Démocratie n°53Territoires, https://plateformedroitsculturels.home.blog/2022/01/25/les-centres-culturels-a-la-rencontre-de-leurs-territoires-article/. Et Olivier Van Hee, « Analyse partagée du territoire : cette fois, le législateur a fait fort », Journal de Culture & Démocratie n°40 Qu’est-ce que le socioculturel aujourd’hui ?, https://www.cultureetdemocratie.be/numeros/qu-est-ce-que-le-socioculturel-aujourd-hui/. ↩︎
Cela renvoie aux philosophes pragmatistes que sont Charles S. Peirce, William James et John Dewey sur lesquels nous nous appuyons entre autres pour développer les analyses et enseignements. Cf. l’article introductif de Frédéric Rouaut, « Comment on invente les hypothèses : Peirce et la théorie de l’abduction », Cahiers philosophiques n°150, Vrin, 2017, https://shs.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2017-3-page-45?lang=fr. ↩︎
L’universalité indique que les droits culturels et humains s’appliquent à toute personne de façon égale et inaliénable. L’indivisibilité précise que les droits humains sont à considérer comme un ensemble, certains droits ne sont pas préférables à d’autres. Ceci marque l’interdépendance des droits humains dans la mesure où l’on ne peut jouir pleinement d’un droit sans pouvoir exercer les autres. Par exemple, les progrès réalisés dans le domaine des droits civils et politiques favorisent l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels, et vice-versa. Ainsi, un accès à l’éducation, à l’information et à la vie culturelle rend possible un meilleur exercice du droit de vote en démocratie. Plus d’infos : https://www.ohchr.org/fr/what-are-human-rights. Et Patrice MEYER-BISCH et Mylène BIDAULT, Déclarer les droits culturels : commentaire de la Déclaration de Fribourg, Bruylant et Schultess, 2010. ↩︎
Dix études de cas constituent le matériel de recherche de la recherche participative menée entre 2022 et 2025, qui fait l’objet d’un rapport de recherche. Ces études sont réparties en trois catégories correspondant aux trois pistes de recherche : la réflexivité ; les outils et les méthodologies ; l’effectivité des droits culturels.
Cultiver la confiance avec la population : travailler l’action culturelle à partir du lien social et de la reliance
Étude de cas d’une action culturelle menée par le centre culturel Ourthe et Meuse dans le quartier d’Angleur (Liège) après les inondations de 2021
Cette étude de cas est tirée d’un suivi avec le centre culturel Ourthe et Meuse (CCOM) à Liège dans le cadre de la recherche participative menée par la Plateforme d’observation des droits culturels de Culture & Démocratie (la Plateforme) autour de l’effectivité des droits culturels en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Il s’agit d’étudier ici l’objectif de mettre en place et cultiver, à partir du lien social et de la reliance, un rapport de confiance avec la population, dans le cadre d’une action culturelle. La situation de recherche est ancrée dans le point de vue de l’observateur, Thibault Galland, chargé de recherche et d’animation pour la Plateforme. À la suite de la première phase de recherche menée par Morgane Degrijse entre 2019 et 2021, ce dernier a rencontré à plusieurs reprises l’équipe du CCOM. Plus précisément, il a collaboré assez étroitement avec la directrice du CCOM, Pascale Pierard, dans le cadre de la formation-action Paideia « organiser des groupes droits culturels » proposée par Réseau Culture21 en France, ainsi que via le cycle « Cultiver les droits culturels : expérimenter Paideia » co-organisé avec des travailleur·ses et administratrices de l’ASTRAC, la fédération des travailleur·ses en centres culturels de la FWB1, et les modules de formation organisés par la Plateforme. Cette étude de cas commence par une présentation de l’institution CCOM, ses travailleur·ses, son rapport aux droits culturels et les enjeux posés dans le contrat-programme. Puis, sur base des entretiens et échanges avec l’équipe du CCOM, elle proposera de problématiser un point particulièrement saillant, autour du développement culturel du lien social. Cette « matière à penser » sera ensuite contextualisée par le récit du suivi de l’action menée par le CCOM dans le quartier d’Angleur à Liège après les inondations de 2021, ainsi que par une analyse au prisme des référentiels des droits culturels. Nous présenterons aussi un « outil conceptuel » autour des notions de lien social et de reliance qui permettra de développer une analyse du suivi. Enfin, nous dégagerons un enseignement autour de la prégnance de la confiance dans l’action culturelle.
Présentation de l’institution, le centre culturel Ourthe et Meuse
Le centre culturel Ourthe et Meuse est situé sur le territoire de la Ville de Liège. Il est un des quatre centres culturels reconnus à Liège par la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Bien que développant son attention sur l’ensemble du territoire liégeois, le CCOM travaille prioritairement dans les quartiers d’Angleur et Sclessin, deux communes parmi d’autres qui ont rejoint la Ville de Liège après la fusion des communes en 1977. Quoique d’échelle différente en termes de population et situés différemment en périphérie du centre-ville, ces deux quartiers urbains héritent du passé ouvrier et industriel de la ville, tout en étant constitués d’une diversité de populations, et d’un tissu associatif relativement actif et varié. En dépit de ces similarités, il n’y a pas de véritable sentiment d’appartenance commun aux deux quartiers. Le CCOM a d’abord vu le jour dans le quartier d’Angleur, porté par la dynamique associative et culturelle des habitant·es, relativement ancrée dans l’éducation permanente. Une asbl centre culturel le Foyer Culturel d’Angleur est créée au début des années 1990 à la suite du Foyer culturel du Sart-Tilman et de l’Université de Liège (ULiège) existant depuis les années 1970. Avec des financements de la Ville et de la Province de Liège, l’association se professionnalise avec l’engagement d’un directeur et la reconnaissance en tant que centre culturel par la FWB en 1995. Cette reconnaissance est conditionnée par l’ajout du quartier de Sclessin au territoire de projets de l’institution. En effet, bien que le quartier d’Angleur dispose de trois sous-quartiers (Sart-Tilman, Kinkempois et le centre d’Angleur), ce territoire est jugé trop petit. L’action est dès lors développée sur les deux quartiers de Sclessin et Angleur, de part et d’autre de la Meuse et ce, dans plusieurs lieux polyvalents disséminés sur ce territoire mais sans véritable espace de diffusion. Pour le Foyer Culturel d’Angleur – devenu entre-temps Centre Culturel Ourthe et Meuse en octobre 2005 –, cette conjonction des quartiers ne va pas sans poser des difficultés en termes d’action à mener : il n’existe pas de lien évident reliant les populations d’Angleur et Sclessin. Pour autant, la petite équipe – composée essentiellement d’une directrice, de quatre animatrices, des employé·es administratif et d’entretien – travaille de façon polyvalente et en partenariat avec ces réalités différentes propres aux deux quartiers, un peu selon l’image d’une toile tissée de liens. Le CCOM mène une action culturelle générale (ACG) dans les deux quartiers. Celle-ci se déploie à travers des opérations culturelles et un « travail de base » mené au quotidien. Celui-ci se décline en trois orientations : • le travail associatif visant : à renforcer la vie associative locale et la dynamique des quartiers, à donner une visibilité aux activités des associations et être en dialogue avec elles pour amener des réflexions et constructions au-delà des activités respectives de chacune des associations ; • le travail avec les enfants notamment en milieu scolaire cherchant à renforcer les imaginaires des enfants et leur expression, à leur donner accès aux arts et à leurs codes, à nourrir le lien avec le milieu de vie et la ville de Liège, tout en collaborant avec les enseignant·es notamment dans le cadre du PECA ; • le travail de médiation culturelle dont les objectifs sont de valoriser le patrimoine local façonné notamment par l’histoire ouvrière des quartiers et l’immigration, de soutenir l’expression et la création locale pour renforcer l’image positive des quartiers et l’esprit collectif, de faire découvrir d’autres œuvres et quartiers aux habitant·es et à l’inverse, de faire découvrir Angleur et Sclessin à des artistes extérieur·es en étant attentif·ves au regard qu’ils et elles posent sur le territoire. C’est sur cette base que sont menées les opérations culturelles « Fenêtres » et « Trajectoires » avec des associations, des groupements et des personnes dans chaque quartier d’Angleur et Sclessin ainsi que des artistes lié·es au CCOM, et ce, en partant de la richesse des deux quartiers. Ainsi, avec « Fenêtres »2, une opération menée depuis 2013, l’idée est de proposer autour d’une thématique citoyenne une expression artistique collective à des habitant·es, des participant·es à des ateliers et des associations membres, avec un moment de visibilité festif et déambulatoire dans les deux quartiers, et avec la volonté de tendre vers une co-construction. Avec « Trajectoires », il s’agit de proposer à des habitant·es/groupes de s’exprimer, par l’écrit et l’oral, en français et dans leur langue, de construire ensemble des formes d’expression en les liant au passé et au futur, autour de thématiques choisies avec elles·eux et d’opposer/relier les regards de personnes d’âges très différents, de lier leur histoire à celle de leur ville. Ces deux opérations culturelles ont leur importance pour comprendre la démarche observée dans le cadre du suivi autour des actions menées dans le quartier d’Angleur. À cette action culturelle générale, s’ajoute une action culturelle intensifiée (ACI) au niveau des quatre centres culturels de Liège (le CC de Liège les Chiroux, le CC de Chênée, le Foyer Culturel de Jupille-Wandre et le CCOM), ainsi que le CEC Ateliers04 et l’Espace Georges Truffaut. Ce projet d’intensification a pour enjeux de décloisonner les quartiers et renforcer les dynamiques socioculturelles locales, de soutenir la créativité et l’expression artistique pour partager des solidarités dans un monde en mouvement, ainsi que de soutenir la jeunesse liégeoise dans l’exercice de ses droits culturels tout en jouant un rôle dans le maillage socio-culturel liégeois. Au-delà de cette ACI qui est en train d’être mise en œuvre, le CCOM fait également partie de la Coopération Culturelle Régionale (CCR) au niveau de l’arrondissement de Liège. Elle se constitue de dix centres culturels dont les quatre CC liégeois ainsi que ceux d’Ans, Flémalle, Herstal, Seraing, Sprimont et Soumagne. Un peu à la façon d’un centre culturel régional, la CCR Liège réalise un travail en faveur du développement culturel territorial et de la diversité socioculturelle au niveau de l’arrondissement depuis 2009 et avec l’appui des centres culturels du territoire. En ce qui concerne les droits culturels, l’équipe du CCOM est moins dans un rapport théorique que dans l’appropriation pratique de ces référentiels tels qu’ils sont présentés dans le décret du 21/11/2013 des centres culturels. Le droit à la culture de Céline Romainville (à l’article1§9), les principes généraux inspirés par une définition donnée par Luc Carton (à l’article 2), l’article 20 du décret et le regard de l’Inspection sur ce décret contribuent à la définition que se fait l’équipe de ces droits. Mais c’est sans doute le référentiel tiré de la Déclaration de Fribourg (2007) – tiré de la définition de la culture donnée à l’article 1§5 du décret – qui joue un rôle important dans l’appropriation des droits culturels pour l’équipe. Ceci, particulièrement au vu de la formation-action Paideia « organiser un groupe local droits culturels » mise en place par Réseau Culture 21 que la directrice, Pascale Pierard, a suivi avec l’ASTRAC et la Plateforme. Ainsi, le référentiel des droits culturels renvoie pour l’équipe à une attention à développer dans le travail : qu’il s’agisse de la place laissée aux un·es et autres (populations et travailleur·ses), du fait que chacun·e puisse être entendu·e, et qu’il puisse y avoir une émergence à partir des un·es et des autres dans un esprit de coconstruction et d’interaction entre les gens. Ils permettent aussi de nourrir les articulations entre des logiques d’expression et de créativité et des enjeux relevant de l’éducation permanente. Plus encore, les droits culturels permettent de se poser des questions sur les actions menées et d’interroger ses pratiques professionnelles. Cela favorise peu à peu la réflexivité des travailleur·ses quant à leurs pratiques et vis-à-vis des référentiels. En termes d’enjeux posés dans le contrat-programme, le suivi avec le CCOM s’est déroulé entre deux contrats-programmes, 2019-2023 et 2025-20293. Jusqu’en 2023, les enjeux étaient de : 1) (re)dynamiser le lien interpersonnel en soutenant la vie associative et en impulsant des démarches participatives et créatives ; 2) transformer et exposer l’image des quartiers d’Angleur et Sclessin ; 3) ouvrir le territoire au monde, favoriser la prise de conscience du lien entre les réalités locales et globales, en permettant l’accès à la population à des réalités extérieures, en amenant des questions de citoyenneté mondiale sur le territoire. Après le travail d’auto-évaluation et l’analyse partagée du territoire et dans le contexte de grands bouleversements dans ces quartiers après la période COVID et les inondations dramatiques de 2021, ces enjeux ont évolués vers deux enjeux distincts propres à chacun des quartiers : 1) à Sclessin, (re)mettre ensemble en lumière et en couleurs le quartier via une (re)connexion des un·es et des autres, en s’appuyant sur un tissu associatif riche et au travers d’une dynamique participative et collective ; 2) à Angleur, (re)construire avec des citoyen·nes et des partenaires un commun vivant – pour moi, pour nous, pour d’autres – ici, ailleurs, aujourd’hui et demain. Dans le cadre de cette étude de cas, nous pouvons préciser que l’action analysée tourne autour des enjeux liés au fait de (re)dynamiser le lien interpersonnel en soutenant la vie associative et en impulsant des démarches participatives et créatives ; ainsi qu’au fait de transformer et exposer l’image du quartier d’Angleur.
Matière à penser : le développement culturel du lien social Sur cette base, l’étude de cas consacrée au CCOM et à l’action culturelle menée par le centre culturel Ourthe et Meuse dans le quartier d’Angleur après les inondations de 2021 déploie un questionnement autour du développement culturel du lien social. Autrement dit, il s’agit de s’interroger sur comment l’action culturelle menée peut être vectrice de socialisation et de mobilisation pour contribuer à l’effectivité des droits culturels des personnes. Cette réflexion peut être approfondie dans le cadre de la piste de recherche consacrée à l’effectivité des droits culturels. Cette piste interroge les relations qui s’établissent entre les titulaires de droits et libertés – les habitant·es, les travailleur·ses et partenaires du territoire – et les porteur·ses d’obligation et de responsabilité – les pouvoirs subsidiants, l’institution centre culturel, voire les travailleur·ses, les partenaires et les habitant·es – afin de faire culture et mener une action culturelle. Prosaïquement, cela pose la question de la place et du rôle du CCOM en tant que centre culturel, avec quelle responsabilité culturelle au sein du territoire. Plus spécifiquement, pour le CCOM, sa démarche est fortement ancrée dans les quartiers et s’efforce de co-construire avec les habitant·es et participant·es aux actions. Dans cet ordre d’idées, le centre culturel comme institution est présenté par l’équipe comme « créateur de circonstances »4 au sens où il propose des espaces-temps d’échange et de lien social. Il s’agit alors d’étudier comment la posture des travailleur·ses s’établit « aux côtés des » participant·es dans les actions, comment les travailleur·ses contribuent en tant que personnes tout en évitant l’éparpillement des actions. Dans cette démarche de création partagée, il s’agit d’observer comment l’institution se fait moyen au service du mieux-être et de la démocratie, comment elle fait corps avec le terrain et le vécu des gens, pour reprendre les mots de l’équipe. Concrètement, se met en place toute une démarche de recherche de l’expression des gens, une enquête pour composer avec leurs représentations dans les quartiers. Une importance est donnée au contact direct – voire au bouche-à-oreilles – pour que habitant·es, participant·es et travailleur·ses puissent s’apprivoiser et construire ensemble du commun. C’est une démarche de longue haleine et pleine de modestie, nécessitant de revoir le projet d’année en année pour qu’il puisse évoluer, tout en mobilisant une équipe de façon flexible sur le terrain et avec des partenariats pour aller plus loin. C’est avec ces considérations autour du développement culturel du lien social et sa contribution à l’effectivité des droits culturels des gens que l’étude de cas sera ici déployée.
Récit du suivi : les ateliers socio-artistiques menés dans le quartier d’Angleur après les inondations de 2021
Dans le cadre de la recherche participative menée par la Plateforme autour de l’effectivité des droits culturels, le suivi avec le CCOM a été réalisé en deux phases complémentaires et séquencées sur plusieurs temps de rencontre et d’observation. D’une part, des temps de présence sur le terrain ont été consacrés à l’observation des actions mises en place autour de l’action culturelle menée dans le quartier d’Angleur après les inondations de 2021. D’autre part et en parallèle, plusieurs entretiens réflexifs sur la démarche de l’institution au regard des droits culturels ont été réalisés avec une partie de l’équipe du centre culturel. (cf. protocole pour plus de détails).
Le contexte de l’action et le premier cycle d’ateliers :
Dans la lignée des opérations culturelles telle que « Fenêtres » menée dans les quartiers, cette action démarre en 2021 après les inondations dans le quartier d’Angleur. L’équipe du CCOM va à la rencontre des habitant·es dans les rues pour écouter ce qui s’y dit après la catastrophe naturelle. Des propositions sont mises en place pour permettre l’expression des habitant·es, d’abord à travers la parole et ensuite avec des outils culturels et artistiques pour que ces personnes puissent donner une autre forme à leur expression et ne pas tout miser sur le langage verbal. Parallèlement à ce travail d’expression, un des comités de quartier d’Angleur vient vers le CCOM avec l’envie d’organiser une fête populaire pour se rassembler après l’épisode traumatique qu’ont été les inondations dans le quartier. Un dossier de demande de financement est alors envoyé à la Fondation Roi Baudouin pour organiser cette célébration comme l’aboutissement des ateliers créatifs visant à développer l’expression des habitant·es. Notons que le financement n’a pas concerné uniquement les ateliers créatifs mais aussi le paiement des musicien·nes ainsi que d’autres frais liés à la fête. L’animatrice du CCOM en charge du projet sollicite l’appui d’une animatrice artistique auprès du CEC atelier04. À ce stade, l’une et l’autre ne savent pas dans quelle direction mener le projet. Ce qui est certain ce sont les fonds obtenus, l’accord avec le comité de quartier, ainsi que le quartier d’Angleur (Kinkempois plus précisément) avec un local disponible pour les ateliers qui est connu par la population puisqu’il a servi jusqu’alors comme centre d’aide et de proximité après les inondations. L’objectif du projet est de favoriser l’expression des gens en leur donnant des outils et que les productions finales puissent être mises en avant lors de la fête. Il est établi que les ateliers auront lieu dix dimanches en matinée pour les ouvrir à un maximum de monde et de générations. Du reste, il n’y a pas encore de groupe prédéfini. Lors d’une séance de projections de films autour des inondations organisée par le comité de quartier, l’animatrice du CCOM va en profiter pour communiquer oralement et avec un support visuel auprès d’une cinquantaine de participant·es autour d’un moment de rassemblement pour discuter du quartier. Une vingtaine de personnes sont présentes à cette rencontre, elles sont accueillies avec café et petits pains dans le local. Leurs propositions d’activités collectives pour le quartier sont écoutées sans qu’aucune obligation ni objectif ne soit imposés par l’animatrice du CCOM et l’animatrice artistique. Suite à cela, un cycle d’ateliers artistiques débute avec une proposition ancrée dans le quartier de « Rivage en Pot » à Kinkempois avec l’idée d’y faire quelque chose après les inondations. Au cours des ateliers, la démarche se précise avec des techniques artistiques et une attention à ne laisser personne de côté. Par exemple, une personne assiste aux ateliers mais ne réalise rien de créatif jusqu’à ce que peu à peu, celle-ci plus habile avec l’audiovisuel commence à capturer des moments des ateliers pour réaliser un film partagé avec le groupe au terme du cycle. Au fur et à mesure des ateliers, l’enthousiasme des participant·es augmente avec l’envie de partager leur création et de les rendre visibles dans le quartier. Cette dynamique est de moins en moins impulsée par les animatrices et de plus en plus prise en charge par les participant·es. Le cycle s’achève par une exposition dans le quartier dans le cadre de la fête populaire en mai 2022. Une auberge espagnole y aussi été organisée où le groupe témoigne de l’envie que les ateliers se poursuivent l’année suivante. En juillet 2022, une exposition est organisée par le CCOM autour des inondations un an après la catastrophe et ce, avec notamment des traces des ateliers. Cela amènera le groupe et leurs œuvres à être présents lors de la journée mondiale de Lutte contre la Pauvreté organisée le 17 octobre 2022 par le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP).
Photo du 1er atelier observé en janvier 2023
Le déroulement et l’observation de différents ateliers du deuxième cycle :
Après cette première édition, l’animatrice du CCOM et l’animatrice artistique rempilent pour un deuxième cycle, avec l’objectif plus conscientisé de rendre créatif·ves les participant·es, de les rendre autonomes dans leur création. En effet, c’est au cours du processus et a posteriori qu’a été précisée cette ambition grâce à une posture d’ouverture et une démarche plutôt ancrée dans l’intuition et la capacité à rebondir à partir de ce qui émerge au sein du groupe de participant·es. Aussi, pour cette deuxième année, l’objectif n’est pas de refaire le même atelier mais de prolonger cette dynamique créative avec un travail sur la citoyenneté des participant·es dans un cadre sécurisé et de confiance. En effet, comme le lien de confiance a pu s’établir entre les animatrices et le groupe, il y a à présent la volonté de sortir du lieu et de développer le projet vers plus d’autonomie et d’impact sur le quartier : il importe que le projet s’ancre dans le quartier et qu’il émerge des participant·es. Concrètement, dix rencontres sont prévues de façon plus étalée sur l’année scolaire. Elles s’achèvent vers la fin du printemps avec l’idée de fleurir le quartier de Rivage en Pot. Les ateliers explorent artistiquement les volumes et poursuivent le développement des capacités expressives avec les participant·es par l’appropriation de diverses techniques artistiques telles que la sculpture en fil de fer, le tressage végétal et la vannerie. Un des premiers d’ateliers est observé en janvier 2023. Y participent une douzaine de personnes, surtout des personnes plus âgées, des femmes et leurs enfants. L’animatrice artistique accueille les participant·es et leur transmet des techniques artistiques. L’animatrice du CCOM, quant à elle, veille plus à assurer le cadre général, la coordination et faciliter la logistique de l’atelier. L’animatrice artistique prend le temps de capter l’attention des participant·es en même temps qu’elle reste dans une posture ouverte à leurs commentaires et demandes. Les tables sont réparties en modules dans toute la pièce, les un·es et les autres échangent tout en réalisant leur création. L’ambiance est chaleureuse et conviviale, avec les enfants qui sont occupés à peindre, ce qui permet aux parents de se consacrer à leur tâche. L’animatrice navigue parmi les participant·es et s’adapte à leur vitesse de réalisation, elle les incite à expérimenter et tester les matériaux. À d’autres moments, elle explicite ce qui est en train de se faire avec les participant·es, comme un point de vue méta sur l’atelier au niveau des formes et modes d’expression notamment. En fin de séance, elle présente des réalisations auprès du groupe pour en discuter ensemble et valoriser le travail. Pendant toute la durée de l’atelier, des personnes vont et viennent dans le local pour discuter avec les participant·es sans nécessairement réaliser une œuvre, ce que les animatrices laissent faire pour garder l’atelier ouvert. Il y a aussi un des participant·es qui est occupé à filmer, comme une façon de prendre part à l’atelier et de produire des traces. À certains moments, l’animatrice du CCOM prend part aux réalisations créatives au même titre que les participant·es, afin de faire partie du groupe et d’apprendre avec les participant·es.
Photo du 2e atelier observé en février 2023
En février 2023, un autre atelier est observé vers le milieu du cycle. La dynamique de l’atelier est toujours assez énergique. Cette fois, elle laisse beaucoup plus les participant·es autonomes dans leur réalisation, quoi qu’elle reste disponible et prête à rebondir à tout commentaire, voire à adapter les propositions aux besoins spécifiques des participant·es. Les un·es et les autres s’aident mutuellement dans leur réalisation. Au cours de l’atelier, des conversations sont échangées avec certain·es participant·es autour de l’épreuve qu’ont été les inondations et la situation dans laquelle sont les personnes aujourd’hui. Vers la fin de l’atelier est abordé le projet « soupe », avec l’idée que des participant·es aillent interpeller un élu – Roland Léonard, échevin des Travaux, des Bâtiments et des Espaces publics – pour lui parler du projet de fresque sur les berges du quartier Rivage en Pot. Les deux animatrices écoutent la proposition mais la cadrent relativement, notamment l’animatrice du CCOM quant au soutien du centre culturel par rapport à cette interpellation.
Photo du dernier atelier observé en mai 2023
Enfin, en mai 2023, la dernière séance de l’atelier est observée. Les travaux sont à présent exposés, même si quelques dernières touches sont apportées à certaines réalisations et qu’un tressage végétal est produit collectivement à l’extérieur. Quelques proches des participant·es passent dans le local. Un moment est consacré au visionnage des vidéos réalisées au cours des ateliers, c’est l’occasion de suivre l’évolution des ateliers et des processus créatifs. Après cela, le temps est à l’évaluation du cycle, à la continuité entre les deux années avec un tour de table des participant·es : des liens sont établis avec les suites de l’inondation, l’importance du local ; sont évoqués l’importance de se rencontrer et s’intégrer dans le quartier, l’envie de mélanger davantage le groupe notamment avec des publics scolaires et des étudiant·es. L’animatrice du CCOM laisse les participant·es s’exprimer, elle reprend ensuite les idées pour discuter avec le groupe sur comment poursuivre ensemble le développement de cette dynamique collective. Un point de tension et de divergence reste présent sur le rôle des animatrices quant aux intentions plus politiques d’intervenir dans l’espace public avec des propositions artistiques. Par la suite, après les observations, une autre exposition est réalisée par le CCOM pour valoriser les travaux et sera reprise dans le cadre d’une exposition thématisée autour des artistes angleurois·es. En septembre 2023, le CCOM rencontre le groupe pour concrétiser les démarches entamées en 2022 et imaginer une forme artistique pour embellir le quartier de Rivage en Pot. Six ateliers autour de la mosaïque donnent lieu à des fresques apposées en juin 2024. Depuis juin 2024, les traces textiles des premiers ateliers de 2022 continuent d’être présentées dans le cadre de l’exposition « De l’Eau dans les maisons » qui s’est établie dans différents lieux des provinces de Liège et d’Anvers. Après l’inauguration des mosaïques à Rivage en Pot, un cycle autour de cette technique a été reconduit en 2024-2025 pour embellir un autre endroit du quartier d’Angleur. Une partie du groupe reste attentif au suivi de ce projet, même s’il n’est plus lié à la zone de Kinkempois précisément. Un cycle est à nouveau programmé pour l’année 2025-2026.
Dans l’ensemble, ont été présentés ici les deux cycles d’ateliers mis en œuvre par le CCOM avec des partenaires au sein du quartier d’Angleur. Au départ, l’objectif était de favoriser l’expression des gens en leur donnant des outils et que leurs productions finales puissent être mises en avant lors de la fête de quartier en 2022. Pour le deuxième cycle, il ne s’agissait pas de refaire le même atelier que l’année précédente mais de prolonger la dynamique créative avec un travail lié à la citoyenneté des participant·es dans un cadre sécurisé et de confiance. De la présence sur le terrain et des échanges réflexifs en entretien avec le CCOM peuvent être tirées les observations suivantes : • En termes d’accès et de participation à la vie culturelle : la dynamique qui s’est établie avec les participant·es est liée à un quartier, en particulier à un lieu identifié par la population et qui est modulable selon les besoins des ateliers. L’accès géographique et physique est donc favorisé, de même que l’horaire des ateliers le dimanche matin vise à faciliter la rencontre entre différentes catégories de personnes (travailleur·ses, seniors, enfants et familles). En mettant à disposition du matériel et en assurant la gratuité des ateliers, l’accès économique est favorisé. Enfin, organiser les ateliers autour de la réalisation d’œuvres par les participant·es cherche à les mettre en activité, à leur permettre de s’approprier des techniques et à leur faire déployer leur liberté d’expression de façon créative à partir d’une technique qui leur est proposée. Qui plus est, la participation est ouverte aux allers et venues et aux propositions, dans un dialogue avec les animatrices et selon différents degrés possibles – pensons au participant en retrait qui filme les ateliers, préférant ainsi un autre médium d’expression. • En termes d’identité, de diversité, de patrimoine et de communauté : il s’agit de partir de l’expression de chacun·e tout en respectant ses références culturelles, dans une volonté d’ouverture et d’échange entre les diverses idées et multiples techniques. Le groupe comporte plusieurs générations mais ce sont surtout des femmes qui sont présentes. Les participant·es ont différentes expériences et niveaux en matière d’esthétique, d’histoire de l’art ou de critique artistique, de techniques d’expression, ce qui contribue à un apport différencié dans les ateliers. Pour autant, l’animatrice veille à transmettre de nouvelles techniques par le moyen d’une pédagogie active et de la réalisation concrète de formes expressives. À la fin des deux cycles d’ateliers, c’est toute une histoire qui s’est tissée entre les participant·es à partir des échanges, des propositions et des œuvres, ce qu’attestent les discussions lors de l’exposition et en vue de possibles suites. La communauté établie entre les personnes plus âgées a pu s’ouvrir aux autres personnes. L’ambition du groupe est à présent de poursuivre ces échanges intergénérationnels et ne pas rester replié·e sur soi. Dans ce processus, il y a bien des aller-retours entre individu et collectif afin de nourrir un projet commun. • En termes d’information et de communication, d’éducation et de formation : il y a une volonté que les gens se forment à des techniques, sans qu’il y ait une finalité précise si ce n’est celle de développer leur capacité d’expression à partir de leur vécu et au moyen d’échange avec les animatrices et les participant·es. Dans ce contexte, l’information autour des activités circule via des canaux appartenant au lieu ou via des groupes de discussion sur des médias sociaux, ainsi que par le bouche-à-oreilles. Toutefois, le groupe gagnant en autonomie au fur et à mesure des séances, certaines informations n’ont pas été transmises directement aux animatrices. Par exemple, la décision d’aller parler à l’échevin des Travaux, des Bâtiments et des Espaces publics à propos de l’envie du groupe d’embellir les berges du quartier Rivage en Pot à partir de formes expressives. Du reste, il y a là un développement des capacités d’analyse et d’action à partir de conversations tenues en atelier, notamment par la volonté de changer l’ambiance du quartier. Cela indique une connexion entre la dynamique artistique et créative avec des enjeux d’expression et d’action citoyenne proches de l’éducation permanente. Somme toute, la coopération est assez fluide et enthousiaste pour les participant·es et animatrices, nourrie qu’elle est par la liberté d’expression, l’intelligence collective et surtout la posture accompagnatrice et facilitatrice des animatrices. La volonté d’agir dans le quartier ouvre la voie à des propositions d’action qui sortent du cadre des ateliers, des compétences des animatrices et des responsabilités légales du CCOM. Cela amène l’institution à s’interroger autour de son rôle dans ce processus, du partenariat établi avec l’animatrice artistique et vis-à-vis du pouvoir politique interpellé. Ainsi, les cycles permettent une coopération constructive et productrice mais qui a besoin parfois d’être cadrée par rapport aux missions de l’institution Tout cette dynamique demande une disponibilité et une énergie assez importante de la part des travailleur·ses. Du reste, à l’automne 2023, lors de journées communes de travail autour des matériaux de recherche entre les centres culturels partenaires, divers éléments ont été évoqués et peuvent prolonger la réflexion. Ainsi, une des caractéristiques de cette action est qu’elle part d’une situation chaotique, à savoir les inondations dans le quartier d’Angleur, pour aller vers un travail collectif sur le commun. Outre de transmettre des savoir-faire et de développer les capacités d’expression, le CCOM s’est efforcé au fur et à mesure de prendre du recul et d’analyser le processus en cours, d’en discuter avec les participant·es citoyen·nes pour les valoriser tout en agissant avec diplomatie quant à des velléités de changement. En quelque sorte, les ateliers ont permis de partager un processus de création culturelle en collectif. Pour ce faire, à travers la démarche, le CCOM s’est interrogé sur les manières de lier des compétences artistiques avec des situations humaines. Nous y reviendrons mais la méthodologie implique une ouverture et du dialogue, du lâcher-prise sur certains points pour favoriser l’émergence du collectif, ainsi que du cadrage sur d’autres points liés aux obligations de l’institution. Cela demande de l’énergie, de la vigilance et une capacité à travailler dans l’inconfort et avec de la flexibilité. La réflexivité est aussi importante en tant que travailleur·se mais aussi en tant qu’institution, en se demandant quelle est la place du CCOM dans des démarches de mobilisations citoyennes, jusqu’où les suivre et comment accompagner celles-ci ou non. Enfin, par rapport au processus, le questionnement est de savoir quand et comment laisser la dynamique avancer d’elle-même de façon autonome et sans qu’elle ne retombe. Toute la difficulté est alors de capaciter le collectif, nourrir les interactions et la confiance, en sachant rester en retrait. Pour paraphraser des mots de l’équipe du CCOM, il s’agit là de réussir à laisser aller les choses, voire à partir et laisser le groupe autonome, tant que la fête bat son plein !
Analyse de la démarche observée
Le point de départ de l’analyse revient sur les deux cycles d’ateliers pour les développer à partir des notions de lien social et de reliance.
Outil conceptuel – qu’est-ce que le « lien social » et la « reliance » ? Le lien social, tel qu’en parle le sociologue Serge Paugam5, concerne les relations d’interdépendance qui s’établissent au cours de la vie d’un être humain en société pour répondre à des besoins de sécurité ou de reconnaissance notamment. Analyser le lien social permet de prendre conscience de ce qui fait société face à la progression de l’individualisme et au repli sur soi. Pour ce faire, il est nécessaire d’adopter une vision historique sur l’évolution du rapport de l’individu et ses groupes d’appartenance, ainsi que sur les conditions rendant possible ou non le changement social (milieux urbain/rural, individu/famille/autres groupes, centralité du travail, etc.). De même, le lien social peut être décrit selon différents types de relation, qu’il s’agisse : • du lien de filiation avec comme paradigme les modèles familiaux, • du lien de participation élective, avec la liberté et l’autonomie possible, • du lien de participation organique via l’école et le travail, • du lien de citoyenneté via l’appartenance à une nation et grâce à la reconnaissance de droits et devoirs. En pratique, ces types sont complémentaires et s’entrecroisent. Cela, dans un contexte d’affaiblissement du rôle intégrateur des grandes institutions sociales, d’un déficit ou d’un déni de reconnaissance, de l’apparition de nouvelles formes d’inégalités sociales et de disqualification sociale, de la reproduction de hiérarchies sociales. Face à ce constat, la notion de « reliance », entre autres développée par le sociologue Marcel Bolle de Bal6, peut être un outil heuristique pertinent pour comprendre l’évolution du lien social. Synonyme d’appartenance, elle désigne à la fois l’acte de relier et de se relier – c’est-à-dire la reliance telle qu’est réalisée – ainsi que le résultat de cet acte – c’est-à-dire la reliance telle qu’elle est vécue. Divers types de reliance peuvent être caractérisés, qu’il s’agisse de : • celle entre la personne et des éléments naturels, via la religion, les « racines », le cosmos ; • celle entre la personne et l’espèce humaine, via les rites, les mythes et la conscience de s’inscrire dans l’évolution du vivant ; • celle entre une personne et les différentes instances de sa personnalité ; • celle entre une personne et un acteur social (individuel ou collectif) ou entre deux acteurs sociaux collectifs, via les langages, les représentations collectives, les processus de médiation. Ces différents types indiquent que la reliance a des caractéristiques psychologiques et sociologiques, notamment au travers de l’identité comme reliance à soi, de la solidarité comme reliance sociale, de la citoyenneté comme reliance écologique et au monde, des idées et des savoirs comme reliance cognitive. Avec tout cela, il importe d’appréhender cette notion à partir d’une vision historique sur le lien social pour appréhender de façon critique les formes que prend celui-ci. Aussi, la reliance doit nécessairement être comprise en dialogue avec son contraire – la déliance. Cela permet de mieux comprendre les processus de déconnexion en cours dans la société : la fossé entre les expert·es scientifiques et la société, la désintégration des communautés, la précarisation et la rationalisation de l’organisation du travail, la dislocation des formes de solidarités, etc. Il s’agit là de dynamiques complexes à travers lesquelles il faut faire alliance, rechercher des (nouvelles) formes de liens sociaux, expérimenter des types de reliance (communautés familiales et autres, comités de quartier, groupes associatifs, etc.).
Pour entamer l’analyse de l’action, la question du lien social et de la reliance doit être précisée au regard des droits culturels. Le fait même de faire lien – selon les différents types de liens sociaux – relève de questions liées à l’accès et à la participation à la vie culturelle, notamment quant aux conditions et aux capacités de prendre part, contribuer et retirer une part7 à des relations affectives, de travail ou inscrites dans la vie de la cité par exemples. De plus, les enjeux propres à l’identité culturelle, à la diversité culturelle et à ses expressions, aux patrimoines et communautés culturelles sont concernés par des manières de relier et de se relier, de vivre et faire expérience de ses appartenances. Tout cela se place sur un continuum allant entre autres de niveaux personnel, mental et somatique à des niveaux cognitif, social et politique, par le moyen de l’information et des modes de communication, de l’éducation et la formation, de la coopération et la gouvernance démocratique. Ce continuum – qu’on pourrait appeler culture8 – s’établit à travers des dynamiques complexes de reliance et de déliance. Fondamentalement, les droits culturels sont des instruments juridiques pour développer une éthique de la reliance dans laquelle sont significatives l’ouverture sur autrui et le développement des identités communes et la construction des communs, dans une dynamique de dialogue et de pluralisme. Dans le contexte des actions observées avec le CCOM, la question du lien social est centrale dans la volonté de rompre l’isolement et le repli sur soi, dans la recherche autour des représentations des gens et le développement de leur capacité d’expression, et ce, par le moyen d’un contact direct avec la population. Suite à des périodes de « crises » (confinements, inondation du quartier) qui ont provoqué du désarroi, de la tristesse et de l’angoisse mais aussi des rencontres, de nouveaux récits, le dépassement de frontières,… l’enjeu a dès lors été de travailler le lien de participation, la reliance au projet au fur et à mesure des ateliers. Ceci, afin de faire évoluer ce lien pour passer de soi aux autres et avec les autres, pour construire du commun et soutenir les élans de solidarité, pour tisser une communauté ouverte et motrice de projet dans le quartier. Plus précisément, face à pareilles expériences dans la vie du quartier, il y a une réelle demande de la part des citoyen·nes. Ils et elles ont envie de trouver du sens dans ces épreuves. Il s’agit d’être en « empathie culturelle » – selon les mots de l’équipe du CCOM – avec la population et de leur proposer des activités notamment pour (re-)devenir acteur·ices de la vie collective et de leur territoire. Comme institution, le CCOM doit se mettre au service de cette demande, avec des travailleur·ses en posture de facilitation, d’accompagnement et de catalyseur·se de projet. Une des difficultés tient alors au fait qu’une bonne partie des travailleur·ses rallié·es au projet ainsi que certain·es participant·es n’habitent plus nécessairement ce quartier mais y viennent pour prendre part à l’activité. Il importe de rappeler que les participant·es ne sont pas juste consommateur·ices mais doivent s’investir dans l’activité déployée sur le territoire et connecter en quelque sorte leur appartenance au collectif par le moyen des différents ateliers9. Nous l’avons souligné l’équipe est réduite mais assez flexible. Elle est capable de se déplacer pour être proche des habitant·es et participant·es dans les quartiers. Une partie de leur temps de travail est consacré à accueillir chacun·e dans la convivialité et recevoir les paroles des gens, à faire médiation et parler concrètement avec elles et eux des projets, faire des connexions entre les demandes et activités. Ce sont ces choix auxquels se rallie toute l’équipe qui leur permettent de nourrir un langage et une vision commune. La méthodologie de la démarche observée peut être assez désarçonnante car elle implique une ouverture telle qu’au départ les objectifs sont vagues afin qu’ils puissent être coconstruits et adaptés au fur et à mesure des séances. Par exemple, l’intitulé de l’activité est resté flou un moment pour finir par se préciser au fur et à mesure des ateliers. Au-delà de miser sur un groupe dans la durée et le mobiliser par des pratiques accessibles, cette démarche nécessite que les compétences des deux animatrices soient bien acquises et complémentaires pour faciliter et accompagner le groupe dans ses projets. Ainsi, la posture, la personnalité et la part d’intuition de l’animatrice artistique jouent beaucoup dans la dynamique du collectif mais au même titre que la posture de l’animatrice du CCOM qui assure le cadre, la logistique tout en n’hésitant pas à prendre part aux activités pour se mettre au même niveau que les participant·es des ateliers. Pour cette dernière animatrice, l’expérience des deux années d’ateliers avec pareille méthodologie a été source de questionnement et d’apprentissage sur sa pratique, sa méthodologie et sa posture en atelier. Par ailleurs, cela a été intéressant d’échanger sur comment cette expérience a communiqué entre son identité professionnelle et personnelle, comment pareille démarche peut faire communiquer posture et cohérence dans différentes sphères de la vie de chacun·e.
Un enseignement à prolonger
Dans l’ensemble, l’étude de cas a rendu compte de la méthodologie et de la posture adoptées par les travailleuses « aux côtés des » participant·es dans les actions, comment elles contribuent aussi en tant que personnes tout en évitant – pour l’animatrice du CCOM – l’éparpillement des actions. Ces actions ont d’abord permis de favoriser l’expression des gens en leur donnant des outils et en mettant en valeur leur production. Ensuite, il s’est agi de prolonger la dynamique créative avec un travail lié à la citoyenneté des participant·es. Pour renouer avec les constats antérieurs de la recherche participative10, l’étude de cette démarche indique que pareil enjeu de lien social et de reliance demande de prêter attention au langage, de prendre le temps tout en laissant la place à la découverte et au plaisir dans les activités menées. Cela requiert une certaine lucidité par rapport aux responsabilités des différentes parties prenantes en matière de droits culturels tout en veillant à garder l’humain au centre des actions. Plus précisément, de ces observations et de l’analyse de la démarche menée, se dégage un enseignement significatif pour travailler avec les droits culturels, celui du travail avec le lien social et la reliance en vue de cultiver la confiance à travers l’action culturelle.
Un enseignement : cultiver la confiance à partir de la reliance La question de la confiance a été évoquée à plusieurs reprises au cours de cette étude de cas. Il s’est agi de montrer comment le lien social a pu s’établir à travers la confiance entre les participant·es et les animatrices, notamment pour un groupe intergénérationnel avec entre autres des personnes vieillissantes du quartier. Sur cette base de confiance et dans un cadre sécurisé, les objectifs ont dès lors été de prolonger la dynamique créative avec un travail lié à la citoyenneté, de sortir du lieu et de développer le projet vers plus d’autonomie et d’impact sur le quartier. Toute la difficulté a par la suite été de composer avec cette dynamique, la laisser aller en confiance sans qu’elle ne retombe. Aussi, il s’est agi ainsi de contribuer à l’émancipation des personnes, à leur autonomie et leur pouvoir d’agir dans les limites légales et les obligations du CCOM comme institution. La confiance témoigne en quelque sorte de la qualité des interactions et du lien social, elle assure des dynamiques de reliance et de coopération. De prime abord, la confiance doit être instaurée comme base de travail et développée au fur et à mesure de l’action culturelle. Que cela soit : au sein des groupes, entre participant·es, travailleur·ses et partenaires ; entre les animateur·ices et les partenaires ; entre l’institution centre culturel et ses instances, ainsi que les pouvoirs subsidiants et politiques du territoire, de la ville, de la province, de la Fédération, etc. Ce sentiment de confiance est à travailler avec soin et vigilance. Une perte de confiance, une insécurité voire le fait de ne plus croire aux activités peut avoir des répercussions sur tout le reste d’une action. Cependant, tous les paramètres d’un projet ne sont pas maitrisables, certains éléments échappent au contrôle et il s’agit d’avancer et composer au mieux avec le collectif et les circonstances. Il s’agit de trouver et façonner un équilibre avec les participant·es grâce aux compétences, aux méthodologies et aux postures des travailleur·ses. Ceci est d’autant plus facile quand l’action menée s’inscrit dans le temps : avec le temps, la confiance s’approfondit et peut devenir plus solide envers le projet. Avec une confiance bien établie et reconnue entre tou·tes, cela permet de lâcher le cadre et prendre du plaisir, de laisser aller des dynamiques et que des choses émergent d’elles-mêmes ou plus spontanément. Ceci étant dit, une erreur ou une maladresse n’est pas nécessairement fatale. La confiance permet de dialoguer et s’assurer collectivement de la valeur de l’action qui est menée. Donner une place à l’erreur peut aussi être source d’apprentissage, voire de créativité et d’innovation en expérimentant et en testant d’autres pistes de réalisation ou de nouvelles manières de faire. Ainsi, l’initiative des participant·es de s’adresser aux responsables politiques pour faire avancer le projet témoigne d’une prise d’autonomie du groupe mais aussi des possibilités et responsabilités de l’institution qu’est le CCOM. En ce cas, les travailleur·ses découvrent des éléments propres au fonctionnement des institutions face auxquels rien ne peut être fait. Dès lors, tant les travailleur·ses que les participant·es doivent savoir jusqu’où l’action peut être menée et quels aspects de l’action peuvent être concédés. Toute la complexité tient à une éthique du tact, qui parvient à éviter de briser la confiance des participant·es dans le projet malgré les limites légales, qui réussit à communiquer celles-ci sans braquer ni démobiliser. En fin de compte, l’enseignement à tirer de cette étude de cas tient à la nécessité d’instaurer auprès de toute la diversité des participant·es et parties prenantes un cadre sécurisant autour de l’action culturelle menée. Ce cadre permet de rendre possible l’expression des un·es et des autres dans un esprit de dialogue et de reliance. Les échanges visent ainsi à tisser du lien pour construire peu à peu une dynamique commune capable de rester ouverte pour autrui. Une méditation précieuse peut prolonger cette réflexion sur la confiance : « Est capable de se relier (aux autres) celui ou celle qui se décide à agir sans se demander ce qu’il ou elle vaut. La confiance est un partage d’idées qui donne à chacun·e plus de foi, plus de crédit en lui-même : elle est donc l’action démiurgique par excellence car elle crée de la valeur par le simple fait d’échanger – sans présupposer cette valeur comme condition de l’action. »11 Paraphrasons le développement de l’auteur, Sébastien Charbonnier, pour expliciter la citation. À la différence de l’estime de soi qui est une forme de croyance héritée des autres, qui est figée et relève du passé, une sorte d’adhésion obéissante à un préjugé sur soi, la confiance en soi est la forme de croyance en nous qui se crée avec les autres et donne la force de créer avec les autres, elle puise sa force dans le futur. Lorsqu’on s’estime, on n’est pas prêt·e à aimer car on n’est pas prêt·e à apprendre avec l’autre, à s’aventurer ; on préfère s’en tenir à une identité figée par des préjugés que les autres nous renvoient et surtout ne pas voir les évènements qui pourraient remettre en cause l’idée que l’on a de soi. S’estimer c’est « s’attendre à », c’est-à-dire qu’on est incapable de percevoir autre chose que ce à quoi on s’attend. La confiance en soi peut être entendue comme puissance de se relier au monde et aux autres, il n’y a pas de référence à un « moi » dont on préjugerait de la valeur. Le critère est alors la confiance en l’évènement, en ce qui advient présentement et ce que nous dit notre sensibilité et notre analyse de l’actuel, pas les rumeurs, les traditions et la morale. Faire confiance en nous c’est essayer un mode de vie pour savoir ce que cela nous fait, sans peur des jugements, sans peur de perdre des places dans les ordres du pouvoir. La confiance n’est pas un amour arrêté de soi et des autres, c’est la confiance dans l’agir, la puissance de continuer à rencontrer les autres pour faire avec eux et elles. Plus fondamentalement, la confiance renvoie à la puissance d’aimer, d’essayer, de lutter,… qui est disponible quand on arrête de se demander ce que l’on vaut mais qu’on est dans la pratique de l’échange. Cette notion est rattachée à une vision radicale de la démocratie, qui ne vit que de la possibilité de faire des expériences. La confiance permet de traduire les expériences telles qu’elles sont. Cela permet de répondre à nos problèmes et ne pas se contenter de reproduire des solutions pensées par d’autres en fonction de leurs problèmes.
Pour information, l’année 2024 a vu le contrat-programme précédent prolongé via un avenant. ↩︎
La directrice Pascale Pierard revient sur cette expression dans le cadre d’un article repris dans un ouvrage consacré à la pensée de Jean Hurstel, Jean Hurstel – Pour une autre action culturelle aux éditions du Cerisier paru en 2020. Dans cet article, il est notamment question de remembrement et de relier entre différents pôles de la société, de rendre du sens à nos vies, redessiner des connexions et en inventer d’autres, ensemble. Nous reviendrons sur ces points dans la suite de l’étude et dans le développement de la piste de recherche consacrée à l’effectivité des droits culturels. ↩︎
Ces explications sont tirées de Anne CHÂTEAUNEUF-MALCLES, « Le Lien social : entretien avec Serge Paugam », Lyon, SES-ENS, 2012. ; Serge PAUGAM, Le lien social, Paris, PUF « Que sais-je ? », 2008. ; Culture & Démocratie, « Interdépendances | Récits », in Neuf Essentiels pour des politiques culturelles réparatrices, Bruxelles, 2024. ↩︎
Ces développements sont extraits de Marcel BOLLE DE BAL, « Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologiques », Sociétés, De Boeck Supérieur, 2003. ; Marcel DE BOLLE DE BAL, « Ethique de reliance, éthique de la reliance : un vision duelle illustrée par Edgar Morin et Michel Maffesoli », Nouvelle revue de psychologie, 2009. ↩︎
Cette définition renvoie à l’ouvrage de Joëlle Zask consacré à la participation. Elle décompose ce processus en trois phases « prendre part », « apporter une part » et « bénéficier d’une part » dont il faut veiller à l’équilibrage pour éviter toute forme d’injustice. Cf. ZASK, Participer : essai sur les formes démocratiques de la participation, Edition Le Bord de l’eau, 2011. ↩︎
En référence au philosophe américain John Dewey et son ouvrage, Experience and Nature, dans lequel il décrit l’expérience de l’individu en interaction avec son milieu naturel à travers ces différents niveaux mentionnés ici – plus tardivement, il rapporte cette notion d’expérience à celle de culture. Cf. John DEWEY, « The Unfinished Introduction », in Jo-Ann BOYDSTON, The Later Works 1925-1953 – Volume 1: 1925 – Experience and Nature, Carbondale, Southern Illinois University Press, 2008, pp329-364. ; Joëlle ZASK, « Expérience ou culture ? », in John DEWEY, Expérience et Nature (trad. franç. Joëlle ZASK), Gallimard, 2012, 441-451. ↩︎
Pour l’équipe, cela interroge aussi la vision qu’on peut avoir d’un territoire : alors qu’il comporte de nombreux domaines, interactions et systèmes, ses occupant·es sont en même temps de plus en plus morcellé·es et en prise avec des approches spécialisées. D’où l’importance de faire lien entre les gens et les domaines. ↩︎
Cette méditation est extraite du riche ouvrage que Sébastien Charbonnier consacre à l’amour et l’apprentissage à partir des philosophies de Spinoza et Gilles Deleuze notamment, cf. Sébastien CHARBONNIER, Aimer s’apprend aussi : méditations spinoziennes, Édition Vrin, 2018. ↩︎
Dix études de cas constituent le matériel de recherche de la recherche participative menée entre 2022 et 2025, qui fait l’objet d’un rapport de recherche. Ces études sont réparties en trois catégories correspondant aux trois pistes de recherche : la réflexivité ; les outils et les méthodologies ; l’effectivité des droits culturels.
Collaborer en plateforme : travailler les alliances pour plus d’inclusion
Étude de cas de deux actions culturelles menées en coopération par le centre culturel de Fosses-la-Ville
Cette étude de cas est tirée d’un suivi avec le centre culturel de Fosses-la-Ville (CCF) dans le cadre de la recherche participative menée par la Plateforme d’observation des droits culturels de Culture & Démocratie (ci-après Plateforme) autour de l’effectivité des droits culturels en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Il s’agit ici d’étudier l’objectif de travailler les alliances pour développer de l’inclusion dans les projets culturels et ce, par le moyen de collaborations en plateforme. La situation de recherche est ancrée dans le point de vue de l’observateur qu’est Thibault Galland, chargé de recherche et d’animation pour la Plateforme. À la suite de la première phase de recherche menée par Morgane Degrijse entre 2019 et 2021, ce dernier a rencontré à plusieurs reprises l’équipe du CCF. Cette étude de cas commence par une présentation de l’institution, ses travailleur·ses, son rapport aux droits culturels et les enjeux posés dans le contrat-programme. Ensuite, sur base des entretiens et échanges avec l’équipe du CCF, un point de problématisation particulièrement saillant est explicité, ici autour de la collaboration en plateforme pour plus d’inclusion. Une « matière à penser » qui sera ensuite contextualisée dans le récit du suivi de l’action menée par le CCF, notamment au cours de réunions de travail avec la plateforme patrimoine culturel immatériel et la plateforme jeunesse, et ce, avec l’appui d’observations au regard. Sur cette base, un « outil conceptuel » autour de la notion d’alliance permettra de développer une analyse. Enfin, un enseignement autour du travail des alliances en vue de plus d’inclusion dans les actions menées sera dégagé.
Présentation de l’institution, le centre culturel de l’entité fossoise
Le centre culturel de l’entité fossoise ou de Fosses-la-Ville (CCF) est un centre culturel situé sur le territoire de la commune de Fosses-la-Ville et alentours, dans la province de Namur et dans la région naturelle de l’Entre-Sambre-et-Meuse. Il existe depuis 1981 en tant qu’opérateur d’éducation permanente et, depuis 2004, il est reconnu comme centre culturel local par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Au départ, le CCF ne disposait pas de lieu permanent. Il a donc été en itinérance et a déménagé à plusieurs reprises. Cela a entre autres permis à la structure d’établir des collaborations avec des partenaires issus de secteurs différents ainsi qu’avec bon nombre de lieux capables d’accueillir les actions menées. Depuis juin 2018, l’institution s’est établie dans un lieu fraichement rénové, confortable et qualitatif. L’espace disposant d’une salle de diffusion, les missions et l’équipe du centre culturel ont quelque peu évolué. Aux projets de citoyenneté active auprès des enfants, jeunes et adultes, se sont ajoutés l’accueil de représentations de troupes de théâtre amateures du territoire et la diffusion d’ artistes professionnel·les. Afin de mener ses projets, le CCF est composé d’une équipe de trois animateur·ices (deux orienté·es vers l’éducation permanente, la jeunesse et la citoyenneté ; une autre vers la programmation et les arts vivants), un régisseur, un graphiste, une aide-comptable et un directeur/responsable administratif. Chaque travailleur·se dispose d’une certaine autonomie et témoigne de motivation et d’implication dans la vie culturelle fossoise. Qui plus est, le centre culturel bénéficie d’une grande stabilité au niveau de la politique locale grâce à une collaboration de confiance avec l’échevin de la culture, en poste depuis 1994. La structure a pu ainsi se développer grâce au soutien d’une politique culturelle ambitieuse donnant des moyens aux actions du centre culturel. Plus récemment, la proximité des services communaux du nouveau lieu, a encore renforcé ces liens.
Le décret du 21/11/2013 des centres culturels a confirmé le sens du travail mené par le CCF en matière de droits culturels : qu’il s’agisse des démarches d’éducation permanente, de citoyenneté, de création artistique en amateur, de diffusion ou des logiques de coopération. Parmi ces projets, le CCF a travaillé dans et hors les murs, en favorisant la proximité avec les habitant·es. Les droits culturels sont perçus par l’équipe comme un nouvel outil pour prolonger ces actions visant l’émancipation des personnes, évaluer la pertinence auprès des participant·es, la solidarité, la citoyenneté et la quête mutuelle de liberté. Plus précisément pour cette étude de cas, ce décret a légitimé le développement de partenariats avec des opérateurs relevant d’autres champs que celui de la culture, tels que le Plan de cohésion sociale (PCS), le centre public d’action sociale (CPAS), le service communal des sports, le dispositif Accueil Temps libre (ATL), le service d’action en milieu ouvert (AMO) Basse-Sambre, le syndicat d’initiative, l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE), etc. Les échanges avec ces structures étant particulièrement dynamiques, cela a encouragé le CCF à développer davantage de projets relevant du champ social. Par exemple, le spectacle de théâtre-action « Toi, toi… mon Toit » sur la thématique du logement monté avec les résident·es permanent·es d’un camping du territoire onstitue un outil d’émancipation sociale et culturelle ainsi que de mixité sociale1. La logique de collaboration s’est aussi élargie à des partenaires situé·es sur le bassin de vie entre les provinces du Hainaut et de Namur formant ainsi le Collectif Basse-Sambre, avec les centres culturels de Farciennes, de Fleurus, d’Aiseau-Presles, Sambreville, Jemeppes-Sur-Sambre et le CCF. L’ensemble des opérateurs a défini des enjeux communs à partir desanalyses partagées menées au sein de leur territoire respectif. En termes d’enjeux posés dans le contrat-programme 2021-2025 du CCF, les actions culturelles visent à : 1) Favoriser la découverte, la pratique, le partage et la réflexion sur l’évolution du patrimoine immatériel de Fosses-la-Ville. 2) Encourager les jeunes générations à conquérir une place légitime (notamment en favorisant les échanges intergénérationnels). 3) Accompagner les associations et les initiatives citoyennes pour (re)déployer la vie communautaire. Précisons qu’au départ de cette étude de cas, le suivi de l’action était centré sur la mise en place d’une Plateforme Patrimoine culturel immatériel (PCI). Cela se rattache au premier enjeu du contrat-programme du CCF, qui donne aux habitant·es, qu’ils ou elles soient natif·ves ou nouvellement arrivé·es, l’opportunité de s’approprier le patrimoine du territoire. Pour le CCF, le patrimoine et le folklore local sont constitutifs de l’identité de la commune, d’autant qu’ils appartiennent à celles et ceux qui les pratiquent. Afin de contribuer à l’effectivité des droits culturels des populations du territoire, le CCF se considère légitime et volontaire pour développer cet axe autour du PCI. quoique l’institution admette la complexité et le temps nécessaire pour travailler avec la population autour des droits culturels liés à l’identité et au patrimoine culturels.Au fur et à mesure du suivi, le suivi des actions s’est donc concentré plus largement sur les collaborations en plateforme menées par le CCF. Il a été mentionné à plusieurs reprises que la logique de partenariat fait partie de l’histoire et de la méthodologie du CCF pour contribuer à l’effectivité des droits culturels.
Matière à penser :collaborer en plateforme pour plus d’inclusion Sur cette base, l’étude de cas consacrée au CCF et aux actions menées en logique de plateforme déploie un questionnement autour des manières de collaborer selon cette logique de plateforme pour favoriser l’inclusion. Il s’agit là de s’interroger sur comment des actions et leur méthodologie peuvent inclure une diversité de parties prenantes (populations, opérateurs et partenaires). Cette réflexion peut être approfondie dans le cadre de la piste de recherche consacrée à l’effectivité des droits culturels. Cette piste vise à interroger les relations qui s’établissent entre les titulaires de droits et libertés – les habitant·es, les travailleur·ses et partenaires du territoire – et les porteur·ses d’obligation et responsabilité – les pouvoirs subsidiants, l’institution centre culturel, voire les travailleur·ses, les partenaires et les habitant·es – en vue de faire culture et mener une action culturelle dans un contexte de diversité des expressions culturelles. Prosaïquement, cela pose la question de la place et du rôle du CCF en tant que centre culturel, et de sa responsabilité culturelle au sein du territoire. Plus spécifiquement, pour le CCF, nous avons vu que l’histoire de l’institution, de l’itinérance à son établissement permanent, lui a permis de développer des partenariats multiples, à travers différents secteurs et avec divers lieux d’accueil. Ces collaborations lui ont permis de (se) construire une légitimité pour mener des actions culturelles avec d’autres acteurs professionnels tels que l’action sociale, la jeunesse et l’enfance, le patrimoine, etc. Le décret de 2013 des centres culturels prolonge cette démarche de partenariat en la posant comme un principe général de l’action des centres culturels (article 2), voire en donnant des moyens complémentaires pour développer des coopérations entre centres culturels (article 71). Dans cette optique de coopération, le CCF a développé un outil d’observation et d’analyse de la coopération entre centres culturels sous forme de cible reprenant différents items et critères à évaluer. Au-delà de ce type de coopération sectorielle, cette étude de cas voudrait s’attarder sur la logique de plateforme qui cherche à rassembler divers opérateurs issus de secteurs professionnels distincts. Le questionnement autour de cette logique se traduit en ces termes, à partir de la cible mentionnée ci-dessus. Comment et pourquoi se rassembler en plateforme ? À quoi renvoie ce type de collaboration : une coopération organisationnelle, une coopération de projet partagé, une opération faisant participer tous les partenaires ? Quelle est la pertinence et la cohérence de l’action menée en plateforme ? Quelle est son ampleur en termes de rayonnement et de valorisation du territoire ? Quels sont les moyens pour renforcer cette coopération ? C’est avec ces considérations autour de la logique de plateforme et son effectivité au regard des droits culturels que l’étude de cas sera ici développée.
Récit du suivi : la Plateforme Patrimoine culturel immatériel et la Plateforme Jeunesse
Dans le cadre de la recherche participative menée par la Plateforme autour de l’effectivité des droits culturels, le suivi avec le CCF a été mené en deux phases complémentaires et séquencées sur plusieurs temps de rencontre et d’observation. D’une part, des temps de présence sur le terrain ont été consacrés à l’observation et la participation à des réunions de la Plateforme Patrimoine culturel immatériel. D’autre part et en parallèle, plusieurs entretiens réflexifs sur la démarche de l’institution au regard des droits culturels ont été réalisés avec une partie de l’équipe du centre culturel. (cf. protocole pour plus de détails).
Le contexte de la Plateforme Patrimoine culturel immatériel (PCI)
Initialement, l’enjeu autour du PCI est posé dans le cadre de la demande de reconduction de la reconnaissance de l’action culturelle générale 2021-2025 du CCF. L’opération culturelle2 alors projetée pour mener à bien cet enjeu s’établit avec des partenaires forts avec lesquels il sera indispensable pour le CCF de travailler :
le Syndicat d’Initiative qui est un acteur privilégié avec lequel les synergies existent déjà. La collaboration permettra au CCF d’intensifier son action sur le territoire de la commune et des Fossois·es, alors que le Syndicat d’Initiative pourra développer l’image de Fosses-la-Ville au-delà des frontières territoriales.
Les écoles de l’entité sont déjà partenaires des actions, elles rendent possible un contact simple et fluide avec les enfants de la commune.
Les Services communaux avec lesquels le CCF partage ses locaux, en particulier le service population pouvant faciliter les contacts avec les nouveaux et nouvelles arrivant·es sur le territoire.
Les compagnies de marcheurs, comités locaux et différents opérateurs de manifestation liées au patrimoine et au folklore avec qui le CCF entretien déjà des contacts. À noter que certains membres du personnel du CCF appartiennent à l’une ou l’autre de ces compagnies, mais aussi de manière structurelle, le CCF par sa fonction d’aide-service est en contact régulier avec ces groupes pour le prêt de locaux.
Avec l’aide de ce réseau, le CCF annonçait, dans le dossier de demande de reconduction, une opération culturelle intitulée « Comment ça marche à Fosses ? ». Celle-ci mobiliserait différentes fonctions culturelles, dont celle d’information et de promotion du folklore fossois. Il s’agissait notamment de : mettre en place un « comptoir d’information » devant recenser les patrimoines matériels et immatériels dont l’entité regorge ; participer à des travaux d’expert·es sur le patrimoine fossois ; diffuser des documents (textes, photos, vidéos) via des outils informatiques et médias sociaux. Plus précisément, pour répondre à des objectifs d’inclusion, de déconstruction et d’expérimentation autour du PCI, le CCF voulait organiser différentes activités : des récoltes du ressenti des habitant·es – via le journal local « Le Nouveau Messager » que le CCF coordonne – ; des parcours pédagogiques dans les écoles ; des activités à destination des nouveaux et nouvelles arrivant·es ; des enquêtes et sondages relayés par les médias sociaux ; enfin, des débats et conférences mobilisant des pratiques participatives et créatives pour développer chez tou·tes les capacités d’analyse, de critique constructive et d’appropriation du folklore. En somme, cette opération culturelle devait permettre aux habitant·es d’exercer leurs droits culturels, en particulier, ceux propres à l’identité et au patrimoine culturels, ainsi qu’à la participation culturelle. De la sorte, les participant·es pourraient développer et cultiver des références culturelles qu’ils et elles s’approprieraient, actualiseraient et ce faisant, rendraient vivantes au sein de la communauté fossoise.
Concrétiser des activités autour du PCI
En pratique, lors du premier entretien avec le CCF, l’équipe a marqué son intérêt pour observer l’action à venir autour du « comptoir du patrimoine » et de la transmission du PCI, avec quelques réserves toutefois. Des questions se sont posées sur la méthodologie à mettre en place pour faire évoluer un PCI transmis de génération en génération avec des valeurs plus actuelles, particulièrement en termes d’inclusion de genre dans le cortège des Chinels du carnaval de Fosses. Il ne s’agissait pas tant de révolutionner ce patrimoine mais de savoir comment le faire évoluer pour qu’il puisse continuer à vivre tout en étant plus en adéquation avec des enjeux sociétaux contemporains. En quelques mots, le territoire fossois est riche en évènements patrimoniaux et en folklore3. Le calendrier rempli tout au long de l’année compte des célébrations, des marches, des représentations de théâtre amateur en wallon, des jeux anciens. Nombre de ces manifestations ont lieu depuis plusieurs décennies ou siècles, elles sont liées à la vie religieuse chrétienne (fêtes de la Sainte Gertrude, de la Sainte Brigide, marche de la Saint Feuillen,…) autant qu’au folklore populaire (La Limodje, Les Mascarades et le Carnaval, le Grand Feu,…) ; elles sont composées d’éléments divers. Parmi cette richesse, le carnaval occupe une place importante dans la vie fossoise en rassemblant différents groupes d’ami·es réunis en « soces ». Lors du week-end de la Laetare (4e dimanche du Carême chrétien), celles-ci paradent costumées en Chinels, des personnages amicaux et facétieux, aux habits colorés exécutant des danses sautillantes. Parmi les différents rôles que présente ce carnaval, les Chinels sont de loin les plus emblématiques et suscitent un véritable engouement au sein du territoire et au-delà. Pour autant, incarner ces personnages est réservé aux hommes et aux filles jusqu’à leur douzième année. Plusieurs femmes de l’entité se sont alors mobilisées dans l’idée de participer en tant que Femmes Chinelles au cortège carnavalesque. Cela n’a pas manqué de faire réagir les acteur·ices du patrimoine dont « l’État Major », qui se considère comme une figure d’autorité du patrimoine. Ce groupe a exprimé son désaccord quant à la participation de la soce de femmes. Ces dernières ont maintenu leur volonté de participer et ont remis en cause la décision de l’État Major grâce à l’appui de preuves photographiques attestant que par le passé, un groupe de femmes a déjà participé comme Chinelles au cortège de Carnaval.4
C’est dans ce contexte de remise en question du patrimoine que l’action du CCF doit s’établir et être suivie par la Plateforme. L’action demande un certain délai pour sa mise en route, étant donné le calendrier chargé par les autres actions menées par le CCF et les échanges avec les responsables politiques. Finalement, la chargée de projet initiale est démise du projet en raison de divergences sur les objectifs et la méthodologie à suivre. Une autre personne détachée par le pouvoir communal auprès du CCF prend en main le dossier. Au vu du contexte sensible autour de ce patrimoine, il est décidé que des réunions interservices avec des invité·es externes auront lieu dans une logique de plateforme afin de mener à bien les missions des différentes parties prenantes dans un esprit d’ouverture et de faire correspondre le patrimoine avec les enjeux actuels.
La logique de la plateforme PCI
En amont de la première réunion, un document d’information posant le contexte des missions du CCF est produit par l’institution. Y sont repris l’enjeu du CCF en matière de PCI – à savoir favoriser la découverte, la pratique, le partage et l’évolution du PCI de Fosses-la-Ville – ainsi que les huit droits culturels de la Déclaration de Fribourg tels qu’expliqués à travers la première version du carnet de traduction développé par l’ASTRAC et la Plateforme5. Les actions ont pour objectif de favoriser la compréhension et la transmissions de tous les aspects du PCI.
La première réunion de la plateforme PCI a lieu le 14 février 2023 dans une des salles du CCF. Elle réunit des agents communaux (pour le développement local ; la communication ; la cohésion sociale), l’échevin de la culture et du patrimoine, une animatrice du centre d’interprétation du patrimoine fossois et régional (ReGare), le directeur et une animatrice du CCF, ainsi que deux invité·es, une anthropologue et chargée de projet au centre culturel de Charleroi l’Eden, Manon Istasse, et Thibault Galland, en sa qualité de chercheur autour de l’effectivité des droits culturels pour la Plateforme. Un temps de la réunion est consacré à la présentation des acteur·ices, de leurs différentes tâches et attentes concernant la réunion. Cela permet d’exprimer la synergie de travail pour le PCI local et les valeurs partagées dans cette coopération entre l’administration communale fossoise, ReGare et le CCF. De sorte que cette coopération entre les opérateurs locaux permette une communication assertive autour des actions menées. Ainsi, le CCF précise qu’à travers sa démarche, il se porte garant de la défense et la protection du « petit patrimoine », pour faire lien entre les petites histoires et la grande histoire et nourrir les pistes d’émancipation. Son objectif est de recueillir oralement des témoignages, particularités et traditions liés à des petits groupes pour constituer un comptoir du patrimoine. Ceci, à la différence des autres acteur·ices ciblant plutôt le patrimoine matériel et immatériel plus général dans l’optique de développer une bibliothèque virtuelle plus formalisée et fixant davantage la signification des éléments patrimoniaux récoltés. Au moment d’évoquer les actions, celles-ci sont replacées dans le contexte de refus de faire évoluer le patrimoine ou du moins de le rendre plus inclusif. Ces actions doivent donc viser à (ré-)informer les citoyen·nes, intéressé·es et apprenant·es qui se considèrent comme les seul·es détenteur·ices du patrimonial local. Des axes de travail concernent ensuite la transmission et la vitalité du PCI, afin d’en parler, l’exposer et le communiquer, notamment en créant des espaces de dialogue par, pour et avec les habitant·es. Le journal local, Le Nouveau Messager, pourra servir d’outil de conscientisation à travers les articles proposés et coordonnés par le CCF. Concernant le carnaval alors en préparation (19 mars 2023) ou même plus largement, la Ville se dit prête à intervenir en cas de discrimination lors d’un évènement, de ses préparatifs ou lors d’une action d’éducation permanente. Plusieurs éléments sont à retirer de cette première réunion. Avant toute chose, une logique de coopération en plateforme s’est établie avec au préalable une prise en compte des expertises des un·es et des autres autour de la table. Un temps a été donné à l’interconnaissance et la synchronisation entre les acteur·ices. Les ressources des un·es et d’autres ont été partagées – si ce n’est pas, mises en commun – en vue de travailler en cohérence, avec pédagogie et en partageant la responsabilité des actions menées. Dans un contexte de frictions autour du PCI, les acteur·ices ont établi un cadre pour éviter toute forme de discrimination, favoriser le dialogue et l’évolution du PCI pour répondre à des enjeux sociétaux actuels. Un point important des échanges tient à la remarque de l’anthropologue Manon Istasse concernant la vitalité du patrimoine : « Ce qui fait vivre le patrimoine tient à l’activité de débat et d’interprétation autour des actes, de la mémoire et de la transmission autour du PCI. » Fixer le contenu d’un patrimoine contribue à en figer le sens, rendre l’évolution impossible et lui faire perdre sa vitalité.
Le journal local coordonné par le CCF, qui a été renommé pour l’occasion
Après cette réunion, le carnaval a eu lieu le dimanche 19 mars 2023. Un groupe de femmes a défilé à la fin du cortège, soutenu par d’autres « soces » alliées. Quelques échanges tendus ont eu lieu mais le groupe est tout de même parvenu à marcher en Femmes Chinelles parmi les autres acteur·ices du carnaval. Ci-dessus, le numéro de mars 2023 du journal local Le Nouveau Messager coordonné par le CCF, a été spécialement renommé pour l’occasion en La Nouvelle Messagère. Il a informé autour de cet évènement, notamment en raccrochant celui-ci historiquement à la présence de Dames Chinelles dans le cortège en 1936.
Une seconde réunion de la plateforme PCI a eu lieu le 27 mars 2023. La réunion s’est ouverte autour de l’évènement du 19 mars, les membres de la plateforme – à laquelle s’est ajouté Luc Baufays, un habitant féru de l’histoire local du territoire – ont admis que la présence des Femmes Chinelles ne s’était pas trop mal passée malgré les altercations avec l’État Major mais grâce au soutien des autres groupes du cortège. Tou·ŧes ont reconnu qu’un cap avait été franchi, qu’il ne sera plus possible de faire marche arrière et d’exclure les femmes du cortège carnavalesque. L’ordre du jour s’est poursuivi avec un échange avec Françoise Lempereur et les membres de la plateforme au sujet de la collecte d’éléments patrimoniaux. Cette dernière est intervenue en sa qualité de chercheuse scientifique en matières de patrimoines culturels, elle a fait part de son expertise en conseillant des directions à prendre pour mener la collecte. Ce projet devant aboutir à la bibliothèque numérique susmentionnée touchait moins à l’action que le CCF comptait déployer, car il est plus intéressé par le recueil de témoignages oraux du ressort des sphères intimes et des patrimoines tels qu’ils sont vécus. Suite à cette réunion, la collaboratrice du CCF en charge de ce projet a lancé sur les médias sociaux une campagne d’information autour du patrimoine via le journal local et une collecte de témoignages et d’objets tissant les petites histoires, ainsi que d’autres projets tels que « Ma commune dit oui, en wallon ». Ce recueil avait pour objectif de constituer une exposition autour de ces formes de patrimoine et d’ouvrir des espaces de dialogue en ce sens.
Une logique analogue, la plateforme Jeunesse
Un autre exemple qu’on peut mettre en rapport avec la plateforme PCI pour analyser cette logique de coopération, est la plateforme Jeunesse. Le point de départ de celle-ci vient d’un constat négatif autour du centre-ville fossois socialement défavorisé et pauvre en activités. Par ailleurs, l’occupation de l’espace public par les adolescent·es est jugée dégradante par les habitant·es, commerçant·es et dans la presse locale. Le CCF échange avec les pouvoirs locaux pour leur faire bénéficier de son expertise en matière de citoyenneté et de travail avec la jeunesse. La plateforme Jeunesse voit alors le jour en septembre 2015, sur base d’une proposition du CCF, avec différents opérateurs locaux. Sont rassemblés dans ce cadre des acteur·ices issu·es de la cohésion sociale (PCS), des sports (Coordination sport), du développement local, de l’accueil extrascolaire (Accueil Temps Libre), l’école de Devoirs et l’accueil en milieu ouvert (AMO Basse Sambre), ainsi que du secteur des centres culturels avec le CCF. L’objectif principal de la plateforme est la création d’un lieu de concertation et de coordination entre travailleur·ses de services à caractère social ou culturel, ayant une action concernant la jeunesse (3-26 ans) sur le territoire de la commune de Fosses-la-Ville. Plus précisément, pour le CCF, l’objectif vise à rendre les jeunes autonomes, ce qui implique un travail pas à pas en vue d’une citoyenneté responsable, active, critique et solidaire. Sur base des échanges et de la mise en place de la plateforme, une note de politique jeunesse a été élaborée par ses membres. Elle est validée par le Conseil communal en janvier 2017, ce qui lui donne une certaine légitimité. Elle fonctionne à plusieurs niveaux : elle part des paroles des jeunes fossois·es de 3 à 26 ans pour se concerter, coordonner les offres existantes à destination des jeunes, puis proposer des actions encadrées par la plateforme et, enfin, arriver à mettre en place des actions portées par des jeunes de Fosses-la-Ville pour les rendre acteur·ices de changements sur leur territoire.
En pratique, une enquête est menée pendant une année auprès de 400 jeunes fossois·es. Chaque opérateur a pris en charge une partie de la récolte de parole, par exemple, les tout·es-petit·es avec l’ATL, les enfants via le Conseil communal des enfants avec le CCF, certains jeunes en difficulté avec l’AMO et un psychologue, d’autres jeunes, habitant·es et commerçant·es, etc. Les résultats de cette récolte sont repris à travers 7 priorités qui sont présentées et approuvées lors d’un Conseil communal « spécial jeunesse » en 2018. Plusieurs actions ont ainsi été menées en concertation via la plateforme Jeunesse : la création d’un espace type Agora, de plaines de jeux dans les villages de l’entité fossoise, de lieux et d’infrastructures pour les jeunes ; le renforcement de l’accueil pour la petite enfance, de l’école des devoirs ; l’accès facilité à une zone de baignade ; ainsi que la mise en place de jeux entre les villages. Par la suite, en 2020-2021, une nouvelle récolte de la parole des jeunes est menée via un outil ludique. Celle-ci fait état d’un sentiment d’insécurité vécu par les jeunes, des difficultés de mobilité à travers le territoire et d’un manque d’espaces et d’activités dédiés aux jeunes. Sur cette base, germe avec les jeunes et la plateforme l’idée de créer un festival avec, par et pour les jeunes. C’est ainsi que le Festival multiforme « Eklectik » se développe avec les jeunes en charge du processus de bout en bout (choix de la programmation musicale, création de la décoration, promotion de l’évènement, etc.). La première édition du festival a lieu le 8 octobre 2022, et est une réussite avec plus de 250 personnes présentes aux multiples activités proposées et grâce, notamment, au service de mobilité mis en place. Des évaluations sont menées avec le Conseil d’orientation et des jeunes mobilisé·es par le festival : celles-ci corroborent cette réussite et donnent des pistes d’amélioration. Le festival devient ainsi une opération culturelle pour le CCF, avec des activités menées tout au long de l’année, notamment dans une optique de s’ouvrir aux autres générations, et avec le temps fort que constitue le Festival qui en est à sa deuxième édition en 2023. Le succès de l’opération est reconnue au-delà du territoire fossois avec différents prix et appels à projet qui lui sont octroyés, ce qui permet de poursuivre son développement avec les jeunes pour une troisième édition en octobre 2024.
Visuel du Festival Eklectik 2022
Somme toute, ont été présentées ici deux manières de coopérer à travers une logique de plateforme rassemblant des opérateurs de différents secteurs. Tant pour le PCI que pour le travail avec la jeunesse, ces plateformes ont visé à coopérer et se concerter pour proposer des actions plus pertinentes notamment grâce à la variété des missions des opérateurs. Ainsi :
En termes d’identité, de diversité, de patrimoine et de communauté culturelles, la logique de coopération en plateforme a cherché à mettre en commun les expertises pour comprendre les contextes culturels dans lesquels les opérateurs se situent pour mener des actions culturelles. Il s’est agi de connaitre les identités des acteur·ices du PCI ou des différent·es jeunes, de garantir et développer la possibilité d’une diversité dans les évènements folkloriques, dans et en travers de la communauté des jeunes au sein des populations du territoire de Fosses-la-Ville. Ce faisant, les enjeux ont visé l’ouverture et l’inclusion au sein de la communauté patrimoniale fossoise, la légitimité et l’autorité de certain·es acteur·ices ; de même, que se sont posées des questions quant aux manières d’accompagner l’évolution – et pas la révolution (sic) – des évènements patrimoniaux pour qu’ils soient plus en adéquation avec les enjeux sociétaux contemporains tout en perpétuant la transmission d’héritages et d’histoires.
En termes d’accès et de participation à la vie culturelle, la logique de coopération en plateforme a visé à cerner et croiser les manières d’accéder et de participer au PCI ou bien à la vie culturelle en ce qui concerne les jeunes fossois·es. Ont ainsi été interrogées les façons d’être présent·e ou absent·e aux évènements patrimoniaux : si la volonté des Femmes Chinelles d’y reprendre part est manifeste, la démarche du CCF pour accompagner l’évolution est encore tâtonnante. Il veille à ne pas froisser la communauté, bien que les frictions, les débats et conflits d’interprétation témoignent de la vitalité du patrimoine. La plateforme Jeunesse, quant à elle, s’est questionnée sur comment les jeunes peuvent contribuer et bénéficier des actions menées par, pour et avec eux et elles notamment par plusieurs récoltes de parole et une démarche progressive de mobilisation. Plusieurs niveaux d’évaluation ont permis de continuer à développer les actions avec un engagement accru de ces populations.
En termes de capacitation, d’éducation et d’information, la démarche du CCF a cherché à ouvrir des espaces de dialogue autour du PCI pour accompagner son évolution, notamment grâce au journal local que l’institution coordonne. Les campagnes de récolte de témoignages et de patrimoines intimes devaient avec l’appui d’informations et d’une démarche de sensibilisation rendre chacun·e capable de se situer au sein du patrimoine pour qu’un débat critique puisse avoir lieu et permettre plus d’inclusion. Reste à veiller à ce que les espaces de discussion nourrissent un dialogue entre la diversité des acteur·ices tout en évitant de reproduire des positions d’autorité surplombantes. Pour la plateforme Jeunesse, la démarche progressive cherchant avant tout à gagner la confiance des jeunes pour les rendre petit à petit autonomes et acteur·ices de changement au sein du territoire atteste d’un pouvoir d’agir accru, avec un souci des postures éducatives auprès de cette population.
Dans l’ensemble, si les deux démarches diffèrent dans leur objet, elles se rejoignent en termes de logique de coopération en plateforme. Ces deux plateformes donnent des exemples de collaboration, notamment au niveau méthodologique, en vue d’assurer une plus grande effectivité des droits culturels au croisement des expertises et secteurs d’activités des membres des plateformes. Dans la mesure du possible et selon les mandats des un·es et des autres, les prises de décision se sont faites en concertation entre partenaires, avec des apports et des investissements différenciés, ainsi qu’avec plus ou moins de consultation de la population. La logique de plateforme a permis également de mutualiser des ressources et mettre en commun des moyens, mais aussi de partager des obligations et des responsabilités au sein d’un territoire. À noter que si la décision d’institutionnaliser l’une ou l’autre plateforme permettrait une certaine pérennisation de l’action, cela porte aussi le risque de figer la coopération et que les actions menées s’éloignent davantage des besoins des populations et des enjeux propres au territoire.
Notons également que depuis lors, les deux plateformes ont évolué. D’un côté la plateforme Jeunesse s’est poursuivie et a si bien fonctionné qu’elle avance à présent vers la création d’une maison de jeunes sur le territoire fossois. De l’autre côté, la plateforme PCI a rencontré plus de difficulté au niveau des collaborations entre les partenaires menant à des conflits interpersonnels et entre institutions. Les relations se sont donc déséquilibrées et le CCF a pris ses distances même si cela n’empêche pas que différentes institutions continuent leurs projets respectifs. Du reste, le directeur du CCF estime que ce folklore a pu évoluer et devenir plus inclusif comme en atteste la participation des Femmes Chinelles au carnaval depuis trois ans.
Analyse de la démarche observée
L’analyse revient sur les démarches de coopération et les développe avec la notion d’alliance, dans le contexte des deux plateformes présentées.
Outil conceptuel – Qu’est-ce qu’une « alliance » ? : La notion d’alliance renvoie aux relations et modes de liaisons entre les un·es et les autres, qu’il s’agisse des êtres humains ou non-humains. Cela désigne les échanges, les manières de cohabiter au sein d’un milieu, en vue de cultiver une puissance d’agir en commun. Il importe de percevoir les alliances possibles, les faire émerger et les développer, les rendre perceptibles et accessibles. Cela implique la création d’un espace collectif de travail avec des passages entre les territoires de chacun·e et des frontières poreuses par-delà lesquelles on puisse communiquer6. Cette définition peut être transposée aux secteurs socio-culturels7. Les alliances touchent aux relations qui s’établissent entre les différentes parties prenantes d’une action menée, qu’il s’agisse des participant·es et des travailleur·ses, de l’institution porteuse du projet, des pouvoirs subsidiants. Plus précisément, pour qu’il y ait alliance, il faut s’interroger sur les modes de relation qui s’établissent entre les parties prenantes, que ce soit en termes d’actions menées, de postures des professionnel·les avec les participant·es ou de stratégies pour arriver aux objectifs. Par exemple, les acteur·ices de l’éducation permanente peuvent se penser en coopération, en réseau, tout en reconnaissant les populations avec lesquelles les professionnel·les collaborent. Les alliances et leurs modes vont dès lors être déterminants pour faire avancer par l’éducation permanente les perspectives d’égalité, d’émancipation, de transformations sociales et politiques.
Dans le contexte des plateformes mises en place avec le CCF, on peut identifier au moins trois formes d’alliances qui ont cours. En premier lieu, une alliance s’est établie entre des citoyen·nes et/ou habitant·es de la commune de Fosses-la-Ville autour de leur folklore, en particulier celui du Carnaval et des Chinel·les. Pour autant, cet accord ne s’est pas articulé d’emblée, il a nécessité que des échanges aient lieu entre différentes parties prenantes. Les premiers rapports n’ont pas été favorables et constructifs, le groupe de Femmes Chinelles faisant face au refus de l’État-Major de les laisser participer au cortège. Ce sont des relations informelles et des manières de faire en commun qui ont permis de dénouer les crispations et augmenter le pouvoir d’agir collectif. Ainsi, le groupe de Femmes Chinelles a mené une enquête grâce à l’appui de certain·es citoyen·nes et travailleur·ses, elles ont notamment récolté des preuves de la participation antérieure de femmes au Cortège. Puis, le jour du Cortège, la présence de ce groupe a été soutenue par d’autres membres de soces et habitant·es fossois·es. Cela leur a apporté un appui dans leur volonté d’accéder et de participer à l’évènement folklorique. Une forme d’alliance s’est donc développée au sein de cette communauté patrimoniale pour inclure ce groupe de Femmes Chinelles dans le PCI et rendre son évolution possible. En deuxième lieu, une alliance s’est configurée sous la forme de coopérations entre services et de la mise en place de plateformes auquel le CCF prend part. Cela s’inscrit dans l’histoire itinérante du CCF, ce qui lui a permis de mener des actions culturelles à cheval avec des missions propres au champ social notamment. Pour le PCI, on l’a vu, cette plateforme a visé à se concerter autour des projets à mener sur le territoire fossois. Ceci, tout en cherchant à mutualiser les moyens et ressources, ainsi qu’à agir de façon différenciée et complémentaire avec la population. Si la responsabilité est partagée selon les actions menées, les missions et disponibilités distinctes des opérateurs peuvent être un levier pour une effectivité plus diversifiée autant qu’un frein selon le temps et les personnes nécessaires et disponibles pour la coordination des projets de la plateforme. À ce niveau-ci, l’alliance a été davantage formalisée à travers des missions et des méthodologies propres aux structures, quoique celles-ci gardent une certaine autonomie dans la manière d’agir en commun. En dernier lieu, une alliance se développe progressivement sur le territoire fossois entre les jeunes, le CCF et ses partenaires de la plateforme Jeunesse, le Conseil communal et les habitant·es. À nouveau, la plateforme agit comme un lieu de concertation et de coordination des actions existantes et à mener avec les jeunes. Un temps important été consacré à des récoltes de la parole des jeunes dans toute leur diversité. Les projets ont tâché de répondre aux besoins exprimés dans une optique de soutien de cette partie de la population. Qui plus est, les méthodologies mises en place ont tâché de favoriser la prise d’initiative et l’autonomie des jeunes. Pour cela, des membres de la plateforme Jeunesse ont adopté une posture d’accompagnateur·ice et de facilitateur·ice de projet auprès des jeunes. Chemin faisant, une alliance dynamique s’est structurée au fur et à mesure des années. La question de son institutionnalisation n’est pas en vue car il y a une volonté de garder l’alliance ouverte et en devenir. S’il y a une importance donnée au processus et à l’expérimentation, la question de la structuration de la plateforme et des actions menées reste un point d’attention. Ceci, pour veiller à développer des projets pertinents à partir des forces et désirs en présence, tout en contribuant à l’effectivité des droits culturels des populations du territoire.
Sur cette base, trois alliances peuvent être soulignées : une première renvoyant aux échanges informels entre les citoyen·nes et membres du folklore autour du cortège des Chinel·les ; une seconde articulant plus formellement les missions et responsabilités entre les services autour du PCI à Fosses ; une dernière se développant autour de la jeunesse entre jeunes, opérateurs culturels, habitant·es et pouvoirs publics, et ce, sans trop vouloir s’institutionnaliser. En ce sens, les écrits du sociologue Pascal Nicolas-Le Strat sur le travail du commun8 sont assez éclairants pour la réflexion. Pour le paraphraser, la question du travail d’un commun renvoie à la capacité d’un collectif (artistes, militant·es, intervenant·e sociaux ou soignant·es) à agir sur la vie en commun, sur les ressources disponibles en commun. Il s’agit d’un travail dans la mesure où il y a un effort de pensée et d’action pour construire ensemble, coopérer, être partenaire ou agir en plateforme. Plusieurs enjeux sont concernés par ce travail : i) l’agir en commun, qui questionne les modalités d’action en nombre, les manières de coopérer ; ii) la constitution d’un commun, qui interroge sur ce qui réunit et associe, sur ce qui fait collectif et communauté, sur ce qui tisse, fait maillage ou institue le commun ; iii) le travail du commun, qui doit enquêter sur les modalités d’action et de développement d’un commun qui humanise, sur son déploiement démocratique et sur le renforcement de sa portée émancipatrice. Ainsi, dans les trois formes d’alliances ici présentées, il faut s’interroger à l’aune du commun qu’elles configurent, sur les rapports politiques, théoriques et sociaux entre les acteur·ices et au sein d’un environnement, rapports qui vont conditionner ce qui pourra être travaillé ensemble. Qu’il s’agisse des diverses formes d’attachements aux patrimoines locaux – en écho avec l’étude de cas consacrée à l’action autour du PCI à Ath – ainsi que des manières dont peuvent être éprouvées ces formes de rituels9, ou bien, des relations entre les institutions et communautés habitant le territoire fossois. Comment ces multiples paramètres rendent les acteur·ices disponibles aux échanges, l’environnement accessible et les rencontres possibles ? Comment les un·es et les autres développent leur capacité – notamment à travers le langage – à communiquer, à agir ensemble et s’émanciper ? Comment les participant·es ou non peuvent éprouver la situation, qui les concerne les un·es et les autres ? Comment ils et elles peuvent l’explorer et expérimenter d’autres perspectives ? De la sorte, les trois formes d’alliance analysées présentent trois possibles mouvements et pistes de travail en commun, qui témoignent de facultés et de difficultés à construire ensemble, de façon partagée, voire durable.
Un enseignement à prolonger
Dans l’ensemble, l’étude de cas a rendu compte de l’historique du CCF et de sa contribution à l’effectivité des droits culturels, en particulier pour des actions menées avec une logique collaborative en plateforme. Ces actions ont permis de coopérer à travers des missions et objectifs différents autour du patrimoine culturel fossois et de la jeunesse locale. Pour renouer avec les premiers constats la recherche participative10, l’étude de cette démarche indique que pareille culture de collaboration implique de traduire les enjeux reliés aux droits culturels auprès des partenaires pour qu’ils puissent les inscrire dans la spécificité des missions. Chemin faisant, le CCF déploie des stratégies pour partager la responsabilité entre opérateurs afin de contribuer à l’effectivité des droits culturels des populations. Plus précisément, de ces observations et de l’analyse des démarches menées, se dégage un enseignement significatif pour travailler avec les droits culturels, celui du travail en collaboration à différents niveaux, notamment entre les travailleur·ses et les populations du territoire. Cette logique de coopération développe des alliances en vue de plus d’inclusion.
Un enseignement : travailler les alliances pour plus d’inclusion Nous l’avons mentionné, différentes formes d’alliances ont été évoquées dans cette étude de cas. Ces alliances sont déployées à travers des logiques de collaboration et/ou de plateforme. En termes d’apprentissage, celles-ci nous renseignent sur la posture de l’allié·e qui peut être adoptée par des personnes, des travailleur·ses, voire potentiellement des institutions11. Cette manière d’agir renvoie aux situations où les individus et groupes ne sont pas directement concerné·es par une oppression mais qu’ils et elles souhaitent lutter contre cette oppression. L’objectif est alors de trouver comment se faire allié·e et soutenir ces luttes. Cela présuppose plusieurs choses : qu’il est possible d’agir contre les conditionnements liés aux positions sociales, qu’il n’y a pas de déterminismes absolus mais qu’il est possible de changer les situations ; que la posture de l’allié·e a pour corolaire l’alliance, c’est-à-dire qu’il faut chercher et développer les connexions entre différents groupes opprimé·es pour faire alliance ; enfin et pour cela, qu’il n’existe pas d’opprimé·es ultimes, ce qui implique que tou·tes, nous devons réfléchir à comment nous faire allié·e des un·es et des autres. En pratique, la posture de l’allié·e implique d’être en réflexion continue, de s’interroger sur sa position sociale et rester à l’écoute des situations telles qu’elles sont vécues par les personnes concernées. Le rôle de l’allié·e est dès lors d’essayer de (se) conscientiser sur les oppressions vécues par les autres groupes ainsi que sur ses propres privilèges sociaux. Il et elle évitent de répandre des propos problématiques mais cherchent plutôt à nourrir la critique des dominations à travers l’éducation permanente. Ce faisant, les allié·es s’efforcent toujours d’« agir avec » afin de développer le pouvoir d’agir et l’ouverture au dialogue. Outre de donner des indications sur comment s’y prendre pour collaborer de façon commune, l’ensemble de ces précisions autour de la posture de l’allié·e rassemble les éléments de l’étude de cas autour des enjeux propres à l’inclusion. Ainsi, on a pu constater comment les plateformes ont pu chercher à s’allier à travers les différentes missions en vue de mener des actions culturelles communes avec les populations concernées au sein du territoire fossois. Cela a nécessité de prendre la mesure des capacités des opérateurs et acteur·ices mises ensemble pour proposer des actions culturelles mobilisatrices et émancipatrices pour, avec et par les jeunes dans le cadre de la plateforme Jeunesse, ou bien en soutien de la population dans le cadre de la plateforme PCI. Dans l’une et l’autre situations, la question se pose de comment agir avec tel groupe dans la population ou avec tel opérateur culturel. De façon réciproque et dialogique, cela implique que les groupes se rencontrent dans leur identité propre mais aussi à travers leur diversité. Cela veut dire que les échanges doivent nourrir une expérience et une connaissance accrue des autres et de soi-même. Pour ce faire, les logiques doivent favoriser l’accès des groupes tout en développant la participation aux actions menées, de sorte que celles-ci soient véritablement portées par les différents individus et groupes en présence, quitte à ce que les projets évoluent au fur et à mesure des échanges. Toute la difficulté est alors de répondre aux objectifs initiaux des opérateurs et des institutions tout en laissant une place à l’autonomie des groupes ainsi qu’à une forme d’équité entre les différentes parties prenantes.
Dans la terminologie du décret 2013 des centres culturels, une « opération culturelle » désigne : « un ensemble cohérent d’activités culturelles mises en œuvre par un centre culturel et articulant différentes fonctions culturelles » (cf. article 1er alinéa 15 du décret). Par « fonction culturelle », il faut entendre : « l’obligation pour un pouvoir public, le cas échéant déléguée par lui à un ou plusieurs opérateurs culturels, de mettre en œuvre un ensemble de moyens afin de permettre l’exercice individuel et collectif du droit à la culture, notamment par l’encouragement de la création et de la créativité, la vie associative, l’animation culturelle, la participation culturelle, la diffusion, l’information, l’éducation et l’enseignement, l’alphabétisation, la conservation, la médiation culturelle » (cf. article alinéa 12 du décret). ↩︎
Nous tirons cette description du patrimoine fossois et de son contexte de l’ouvrage De traditions en créations : le patrimoine culturel immatériel de Fosses-la-Ville de Françoise Lempereur et Henry Besson, édité par l’Administration communale de Fosses-la-Ville avec le soutient de la Province de Namur en 2019. ↩︎
À noter que cette volonté d’être inclus·es dans les évènements folkloriques n’est pas une première, en témoigne la démarche entreprise par certaines femmes pour participer en tant qu’actrices dans le cadre de la marche de la Saint Feuillen qui a lieu une fois tous les sept ans. Pour plus d’informations, cf. l’ouvrage sur le PCI à Fosses-la-Ville évoqué ci-dessus. ↩︎
Pascal NICOLAS-LE STRAT, Le travail du commun, Éditions du Commun, 2016. Culture & Démocratie a consacré une notice bibliographique instructive sur l’ouvrage dans Neuf Essentiels pour penser la culture en commun(s), Culture & Démocratie, 2017. ↩︎
Nous développons cet enseignement à partir de ressources suivantes : « Pédagogie critique : l’éthique de l’allié·e » d’Irène Pereira, in Cahiers de pédagogies radicales : développer les pédagogies inspirées par l’œuvre de Paulo Freire, consultable en ligne : https://pedaradicale.hypotheses.org/2961 . ; Starhawk, Comment s’organiser : Manuel pour l’action collective (trad. Française par Géraldine Chognard), Édition Cambourakis, 2021. ↩︎
Dix études de cas constituent le matériel de recherche de la recherche participative menée entre 2022 et 2025, qui fait l’objet d’un rapport de recherche. Ces études sont réparties en trois catégories correspondant aux trois pistes de recherche : la réflexivité ; les outils et les méthodologies ; l’effectivité des droits culturels.
Faire évoluer le patrimoine avec la population du territoire : travailler les attachements
Étude de cas de l’action culturelle autour du personnage du “Sauvage” menée par la Maison culturelle d’Ath
Cette étude de cas est tirée d’un suivi avec la Maison culturelle d’Ath (MCA) dans le cadre de la recherche participative menée par la Plateforme d’observation des droits culturels de Culture & Démocratie (la Plateforme) autour de l’effectivité des droits culturels en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Il s’agit d’étudier la manière dont la population d’un territoire modifie un élément de patrimoine suite à un problème éthique le concernant. L’objectif dans l’action culturelle observée est de voir comment la MCA accompagne ce changement par un travail sur les appartenances et les attachements pour (re)développer un sens commun autour de ce patrimoine. La situation de recherche est ancrée dans le point de vue de l’observateur qu’est Thibault Galland, chargé de recherche et d’animation pour la Plateforme. À la suite de la première phase de recherche menée par Morgane Degrijse entre 2019 et 2021, ce dernier a rencontré à plusieurs reprises l’équipe de la MCA. Notons que l’observateur est familier du bassin de vie athois mais moins du patrimoine culturel immatériel dont il est question ici. Cette étude de cas commence par une présentation de l’institution MCA, ses travailleur·ses, son rapport aux droits culturels et les enjeux posés dans le contrat-programme. Ensuite, sur base des entretiens et échanges avec deux membres de l’équipe de la MCA, un point de problématisation particulièrement saillant autour de l’évolution de l’effectivité des droits culturels est analysé. Une « matière à penser » qui sera ensuite contextualisée à travers le récit du suivi de l’action menée par la MCA autour du personnage du “Sauvage” caractéristique du défilé patrimonial de la ducasse de la ville, ainsi qu’une analyse par le prisme des droits culturels. Sur cette base, un « outil conceptuel » autour de la notion de polémique permettra de développer une analyse du suivi. Enfin, un enseignement autour du travail autour des attachements de la population envers son patrimoine sera dégagé dans l’optique de faire « ruminer le sens commun ».
Présentation de l’institution, la Maison culturelle d’Ath
La Maison culturelle d’Ath est un centre culturel situé sur le territoire de la commune d’Ath et alentours, dans le nord-ouest de la province de Hainaut et à l’est de la Wallonie picarde. La MCA est reconnue comme centre culturel par la FWB depuis 1979. Avec sa longue existence, l’institution fait figure de pionnière au sein du secteur. Elle a su pallier le manque de projets et de structures socio-culturelles sur le territoire d’Ath tout en diversifiant ses secteurs d’activités pour répondre aux attentes des habitant·es. En effet, elle compte quatre infrastructures (le Palace, le cinéma l’Écran, le Centre des Arts de la Rue et le Château Burbant) et emploie près de quarante personnes. À travers son action culturelle générale (ACG), elle déploie notamment trois spécialisations (en diffusion en Arts de la scène, en diffusion en Arts de la Rue et en cinéma) auxquelles s’ajoutent un Centre d’Expression et de Créativité « Ruée vers l’Art » et des projets autour de l’art contemporain. Qui plus est, elle intensifie son ACG grâce à une approche en éducation permanente et des démarches participatives, avec la volonté d’approfondir l’exercice des droits culturels des populations au-delà de ce qui est considéré comme acquis. Bien que les multiples volets soient établis sur différents lieux du territoire, l’ensemble des activités est coordonné de façon transversale. De même, l’auto-évaluation et l’analyse partagée sont menées de façon concertée et continue entre les divers secteurs d’activités. La MCA est une institution significative sur le territoire grâce à l’appui des instances comme son Conseil d’orientation dans lequel des citoyen·nes sont bien engagé·es1. La MCA rayonne aussi dans la région grâce à la coopération qu’elle coordonne avec les différents centres culturels du Pays Vert (Enghien, Leuze, Pays des collines pour les communes d’Ellezelles, de Frasnes-lez-Anvaing et de Mont de l’Enclus, René Magritte pour la commune de Lessines, Silly, Beloeil, L’envol pour les communes de Chièvres et Brugelette). Un défi qui se pose pour l’institution est de continuer à développer la transversalité entre les secteurs d’activité tout en harmonisant la compréhension des droits culturels au sein de ceux-ci.
En ce qui concerne les droits culturels tels qu’exposés dans le décret du 21/11/2013 des centres culturels, le référentiel prioritaire qui est pratiqué par la MCA est celui du droit à la culture, avec les six items2 qui s’appliquent variablement selon les opérations culturelles. L’article 2 posant les principes généraux de l’action fonde les objectifs notamment en termes de capacités d’analyse, de débat, d’action et d’imagination, ainsi que de coopérations territoriales et inter-sectorielles. En pratique, l’exploration des items dans l’action est séquencée dans le temps en vue de continuer à faire évoluer le projet. Toutefois, l’accès et la participation à la vie culturelle restent posés comme des préalables à toutes les actions menées. Le décret des centres culturels a rendu possible deux avancées marquantes pour la MCA. D’une part, étant donnés la forte croissance de l’institution et son développement constant, l’arrivée du décret et sa mise en œuvre ont permis de fixer de façon commune une méthodologie et un référentiel de travail. D’autre part, cela a été l’occasion de travailler en coopération avec les autres opérateurs locaux pour agir en tant qu’ensemblier du territoire3. Par exemple, à l’échelle régionale, la consultation citoyenne nommée G100 – réalisée à travers le processus d’analyse partagée du territoire que doivent mener les centres culturels dans le cadre de leur décret – en 2013-2014 a confirmé l’existence de problématiques communes exprimées par les citoyen·nes4.
En termes d’enjeux posés dans le contrat-programme 2022-2026, les actions de la MCA visent à contribuer : i) au développement d’une société porteuse d’avenir, en développant la pensée propre et critique, en ouvrant à la modernité et bousculant les habitudes d’une commune à caractère rural et attachée à ses traditions, en sensibilisant la population à la construction d’un avenir durable, en encourageant et stimulant une participation active ; ii) à une dynamique sociale tisseuse de liens, en sensibilisant à la diversité et en favorisant le vivre ensemble, en développant une offre culturelle au plus proche de la population ; iii) à un dynamisme territorial “cultiv’acteur” du pays vert, en affirmant l’attractivité de la ville d’Ath et en participant à son rayonnement.Dans le cadre de cette étude de cas, l’action analysée s’intéresse au personnage du “Sauvage” dans la Ducasse d’Ath. Le déploiement de ce projet se rattache à l’enjeu de s’ouvrir à la modernité et bousculer un territoire attaché aux traditions, afin de favoriser l’ouverture aux évolutions de populations et de société. Pour ce faire, la MCA vise comme objectifs, la stimulation de la créativité de tou·tes, la valorisation de productions innovantes dans l’espace public, l’ouverture aux évolutions de société et de populations, la mise en place de dispositifs enthousiasmants permettant d’imaginer un avenir durable.
Matière à penser : l’évolution de l’effectivité des droits culturels Sur cette base, l’étude de cas consacrée à la MCA et l’action menée autour du personnage du « Sauvage » déploie un questionnement autour de l’évolution de l’exercice des droits culturels. Autrement dit, il s’agit de s’interroger sur la manière dont une action culturelle menée sur plusieurs années avec la population conduit à une évolution de l’effectivité des droits culturels. Cette réflexion s’inscrit dans la piste de recherche consacrée à l’effectivité de ces droits. Cette piste vise à interroger les relations qui s’établissent entre les titulaires de droits et libertés – les habitant·es et les travailleur·ses du territoire – et les porteur·ses d’obligation et responsabilité – les pouvoirs subsidiants, l’institution centre culturel, voire les travailleur·ses et habitant·es – en vue de faire culture et mener une action culturelle dans un contexte de diversité des expressions culturelles. Prosaïquement, cela pose la question de la place et du rôle de la MCA en tant que centre culturel, avec quelle responsabilité culturelle au sein du territoire. Plus spécifiquement, pour la MCA, ce questionnement sur l’évolution de l’exercice des droits culturels selon les actions menées se traduit en ces termes : Comment observer et évaluer cette évolution avec les habitant·es et les travaileur·ses ? Comment rendre compte de l’évolution de l’effectivité au fur et à mesure des années du contrat-programme ? Pendant ces cinq années, qu’a-t-on pu faire avancer et reculer en matière d’effectivité des droits culturels et ce, en considérant les différentes justifications propres à chacun des secteurs de la MCA ? C’est avec ces considérations autour de l’effectivité et de son évolution que l’étude de cas sera ici déployée.
Récit du suivi : la polémique du « Sauvage » et la démarche de la MCA
Dans le cadre de la recherche participative menée par la Plateforme autour de l’effectivité des droits culturels, le suivi avec la MCA a été mené en deux phases complémentaires et séquencées sur plusieurs temps de rencontre et d’observation. D’une part, des temps de présence sur le terrain ont été consacrés à l’observation de l’action menée autour du personnage du « Sauvage » de la Ducasse d’Ath. D’autre part et en parallèle, plusieurs entretiens réflexifs sur la démarche de l’institution au regard des droits culturels et sur l’action observée ont été réalisés avec une partie de l’équipe du centre culturel. (cf. protocole pour plus de détails).
Le contexte du projet « Sauvage » et la problématique du blackface :
La Ducasse d’Ath représente un folklore local vieux de plus de cinq siècles avec ses figures monumentales que sont les Géants, ses fanfares et ses chars. Ces différentes célébrations rituelles sont portées par les pouvoirs publics et plusieurs acteurs locaux, à savoir la Commune d’Ath, la Maison des Géants, l’Office de tourisme, l’ASBL de Rénovation du Cortège et la population qui est très attachée à ces traditions. L’ensemble a été reconnu au patrimoine immatériel de l’Unesco entre 2005 et 2022, année du retrait de la reconnaissance étant donné la polémique du blackface autour du personnage du « Sauvage »5. C’est dans ce contexte que la MCA est alors mobilisée en tant qu’experte de processus participatifs et citoyens ainsi que des approches créatives, en vue de travailler avec la population l’évolution de ce personnage.
Plus précisément, revenons sur des éléments historiques de cette situation à partir du Bulletin du Cercle royal d’Histoire et d’Archéologie d’Ath d’octobre 20196 : La procession de la Ducasse d’Ath cède sa place à un cortège communal au 19e siècle alors qu’elle devient de plus en plus laïque. Dans les années 1850, sont introduits des nouveaux éléments représentant l’histoire de la ville et des attributs exotiques avec des chars dédiés à des peuples lointains. Ainsi, a été créée la Barque des pêcheurs napolitains à l’initiative des Matelots de la Dendre, une société de chant constituée en 1853. Par la suite, la Barque met en scène le récit de marins qui auraient emprisonné un homme « Sauvage amérindien », sur l’île imaginaire de Gavatao. Ce personnage est dès le départ grimé en noir. Il renvoie à l’imaginaire de l’époque, tantôt un personnage de composition théâtrale, tantôt à la littérature, aux arts et traditions populaires. Les auteurs du Bulletin font remarquer que cet imaginaire se développe avant la période de colonisation belge en Afrique et que dans la Ducasse, d’autres personnages tels que les hommes de feuilles illustrent la tradition du personnage « Sauvage ». Les auteurs soulignent également qu’à deux reprises, la représentation du personnage du « Sauvage » est mise en cause : « Au lendemain de la Libération en 1945, l’Administration communale souhaite, compte tenu de la présence de soldats noirs américains, supprimer les caractères négroïdes (…). À la fin des années 1960, le problème refait surface alors qu’il y a, de plus en plus d’étudiants africains à l’École d’Agriculture. Mais le comportement du figurant évolue au fil du temps. Il abandonne les aspects de la représentation jugés les plus contestables [pour l’époque]. Il continue à s’amuser de la peur des enfants et interagit, de plus en plus avec le public. » Depuis 1980, le personnage est incarné par la famille Baudelet avec des prestations fortement appréciées du public, même si d’aucun·es considéraient les interprétations du personnage comme violentes. Les auteurs du Bulletin concluent que le cortège pittoresque montre toute l’empathie existant entre les Athois·es et « leur Sauvage ».
En dépit de ces transformations, du sentiment d’appartenance et de l’attachement de la population à ce personnage, une polémique autour du blackface voit le jour lors de la Ducasse d’Ath en août 2019. Le collectif Bruxelles Panthères a protesté contre le personnage du « Sauvage » au vu du caractère raciste et négrophobe de son grimage noir, ses attributs (anneau au nez, chaines, pagne, coiffe à plumes), son jeu de scène agressif,…7 Ce groupement bruxellois antiraciste interpelle l’Unesco en ce sens pour que des mesures soient prises, ce qui a été abondamment relayé auprès des médias nationaux et internationaux. L’institution internationale ainsi que la Fédération Wallonie-Bruxelles demandent alors à la ville d’Ath d’ouvrir une réflexion et une discussion sur le personnage. Le bourgmestre et l’ensemble du collège communal décident qu’en l’absence de cadre législatif clair autour du blackface et au vu des réactions vives dans la population, c’est à celle-ci de prendre la décision et pas uniquement aux responsables politiques. La piste d’un referendum n’a pas été privilégiée, car les pouvoirs publics craignaient que cela ne clive davantage la population, ceux-ci ont préféré adopter une démarche de dialogue avec la population. Bien que n’intervenant habituellement pas dans l’organisation de la Ducasse, la MCA a été sollicitée par tous les opérateurs pour mettre en œuvre une démarche de réflexion, d’échanges et de création avec les acteur·ices de la Ducasse et la population en vue de faire évoluer le personnage du « Sauvage » et celui du Diable Magnon – un personnage secondaire lui aussi grimé de noir. La MCA a accepté cette demande suite aux constats tirés lors de son analyse partagée et la formulation d’un des enjeux territoriaux précisé dans leur contrat-programme autour de l’inclusion et de la diversité culturelle.
La démarche entamée par la MCA vers l’évolution du patrimoine :
Après une période de confinement qui ralentit le démarrage du processus et qui empêche l’organisation de la Ducasse en 2020, la MCA profite d’un assouplissement des mesures sanitaires pour organiser une table ronde en juin 2021. L’objectif de cette activité était de réunir des citoyen·nes, des représentant·es de la société civile et du folklore pour échanger sur la situation, comprendre les différents points de vue, le sentiment d’appartenance et les attachements, ainsi que définir ce qui pose problème. Il s’est agi de dégager les valeurs de la Ducasse au-delà du personnage tout en partageant les perceptions et les tensions liées à celui-ci. L’appui d’historien·nes et de représentant·es d’UNIA (ex-Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme) a permis d’informer et contextualiser la Ducasse et le personnage du « Sauvage », ainsi que de comprendre la problématique du blackface appuyée par une série de témoignages de citoyen·nes afro-descendantes du territoire. Si le nombre de participant·es à cette table ronde a dû être restreint au vu des mesures sanitaires et pour assurer la qualité des échanges, l’ensemble des interventions ont été relayées plus largement auprès de la population dans l’optique d’informer, sensibiliser et éviter de polariser. La facilitation visuelle ci-dessous est une trace-synthèse des échanges.
Fresque visuelle des échanges lors de la table-ronde
Le projet avance lentement, la Ducasse 2021 étant limitée à la sortie des Géants au vu des conditions sanitaires. De mars à mai 2022, est organisé par l’Office de Tourisme et la Maison des Géants un sondage numérique visant à recueillir plus largement auprès de la population les perceptions de ce qui est considéré comme problématique, notamment en termes de caractéristiques du personnage du « Sauvage ». Bien qu’ayant été critiqué pour sa représentativité et sa formulation assez pauvre, le sondage montre tout de même – dans le visuel ci-dessous – que les chaines, le grimage et le nom sont considérés comme les éléments les plus négatifs. Lors de la Ducasse 2022, est alors organisée une cérémonie symbolique de remise des chaines au Bourgmestre. Cette évolution est considérée comme trop lente et la polémique est relancée après la Ducasse avec de nouvelles plaintes de citoyen·nes – pour beaucoup ié·es à l’association Bruxelles Panthère – auprès de l’Unesco et UNIA.
Visuel du sondage
Entre temps, en juin 2022, la MCA et ses partenaires sont sommé·es par la Fédération Wallonie-Bruxelles de trouver une réponse à la problématique. Pour travailler celle-ci avec le territoire, le Collège communal et certains partenaires organisent une Commission Citoyenne du Folklore (CCF). Après débats et échanges entre les représentant·es politiques et les partenaires, il a été établi que la mission de la CCF était de remettre un avis clair et tranché autour de l’évolution du personnage du « Sauvage » et du Diable Magnon : est-ce que ces personnages doivent être conservés en l’état ou faut-il les faire évoluer ? En ce qui concerne la participation à la CCF, un tirage au sort a été effectué parmi les personnes volontaires ayant répondu au sondage. Pour ne pas se limiter à cet échantillon, la MCA lance en parallèle une action scolaire afin de nourrir la CCF avec les points de vue de la jeunesse athoise. Deux classes de secondaire ont été mobilisées et ont rencontré différent·es intervenant·es autour de la Ducasse et de la problématique du blackface, en vue de produire un podcast et des vidéos d’information et de sensibilisation. En même temps, cela a été l’occasion pour les jeunes d’exprimer leur positionnement quant à la polémique. Le processus de la CCF s’est mis peu à peu en place jusqu’en décembre 2022. À ce moment, l’Unesco, lors d’une réunion du Comité intergouvernemental pour le Patrimoine culturel immatériel, a décidé de retirer la reconnaissance de la Ducasse d’Ath comme patrimoine culturel immatériel de l’humanité – c’était une première historique. Un émoi s’est exprimé dans la population athoise, notamment sur le fait qu’à nouveau, il s’agissait de gens et d’institutions externes au territoire – les Bruxelles Panthère, l’Unesco et UNIA – qui venaient dire ce qui devait être fait par rapport au folklore local. Suite à cela, la pertinence de la CCF est interrogée puisque dès lors, l’enjeu de la reconnaissance Unesco n’avait plus cours et que la Ducasse aurait pu continuer comme auparavant. La MCA et les partenaires ont affirmé l’importance de poursuivre la CCF pour enrayer la cristallisation des positions des un·es des autres dans la polémique. En janvier 2023, 60 membres ont été sélectionné·es pour participer à la CCF, en ce compris, 10 représentant·es du folklore, 10 représentant·es de la société civile, 40 citoyen·nes athois·es, 4 observateur·ices de partis politiques et les organisateur·ices. La mission de la MCA pour la CCF a été d’élaborer le dispositif et de prendre à leur charge la méthode participative. L’institution s’est alors questionnée sur sa posture et sa place dans le dispositif, elle a préféré solliciter des facillitateur·ices externes au territoire pour assurer que le processus soit le plus neutre possible et pour éviter que la MCA soit associée avec un des points de vue dans les échanges. Après plusieurs refus, le centre culturel a fini par trouver des facilitateur·ices et l’équipe a pu construire avec deux professionnel·les les trois séances de la CCF.
Les trois rencontres de la CCF et ses suites :
La CCF s’est réunie à trois reprises entre février et avril 2023 afin de remettre son avis clair et tranché sur l’évolution des personnages du « Sauvage » et du Diable Magnon. Compte tenu du mandat, l’objectif de la première séance a été de poser le cadre : en instaurant la confiance entre les participant·es ; en assurant la légitimité de la CCF du fait que le conflit concerne la communauté athoise et ce, grâce à toute la démarche menée jusqu’alors ; tout en insistant sur la confidentialité des échanges jusqu’à la remise de l’avis. Les deux séances suivantes ont visé à permettre l’expression des différents points de vue tout en cherchant ce qui fait commun malgré les divergences, ce que pourrait être une Ducasse idéale en dépassant les polarisations. Il s’est agi de composer un avis sur base d’un accord minimal entre toutes les positions et avec les nuances propres aux différents points de vue.
Suite à l’observation de ces rencontres de la CCF et à partir des échanges avec la MCA, quelques éléments peuvent être relevés :
En termes d’accès et de participation, les participant·es dans la salle ne comptait qu’une seule citoyenne afro-descendante du territoire et aucun des membres de collectifs ayant lancé la polémique du blackface puisqu’ils n’étaient pas issus du territoire. Qui plus est, il fallait avoir répondu au sondage pour exprimer sa volonté de participer ensuite à la CCF et aussi être disponibles pour les trois matinées de la CCF, ce qui a permis de sélectionner les participant·es mais a aussi pu freiner la participation de certain·e citoyen·nes. Les conditions assurant la diversité des participant·es peuvent donc être questionnées, bien qu’au cours des séances, des outils et dispositifs ont veillé à nourrir les échanges d’autres points de vue et à répartir équitablement la parole des un·es et des autres.
En termes d’identité, de diversité, de patrimoine et de communauté culturelles, des temps ont été pris pour ancrer la problématique du « Sauvage » dans les histoires particulières et intimes des participant·es et ce, avec une certaine liberté d’expression. Si un jeu d’influence a eu lieu entre des membres de la Barque des pêcheurs napolitains, les facilitateur·ices se sont efforcé·es de favoriser le brassage des points de vue. Cela a permis d’éviter d’asseoir l’autorité des représentants de la Barque et de débattre avec différents points de vue de leur légitimité au sein de cette CCF. Les échanges n’ont pas été sans tension et remise en question du dispositif, pour autant celui-ci, avec l’appui des facilitateur·ices, n’a pas cessé de construire du commun à partir des convergences ainsi que des divergences.
En termes de capacitation, d’éducation, de coopération et d’information, les outils de facilitation ont permis l’expression des positions et leur brassage avec une considération pour les différentes formes d’intelligence et avec des approches créatives, quoique le medium principal d’expression soit resté le registre discursif. Cela présupposait donc une certaine capacité à débattre et analyser, ce qui n’était pas aisé pour tou·tes les participant·es mais les facilitateur·ices ont veillé à remédier au mieux aux difficultés rencontrées. De même, si le dispositif et son objectif de remettre un avis n’était pas questionnable, la méthodologie a pu évoluer pour s’adapter aux remises en question des participant·es, quoi qu’elle ait été fortement développée à travers le langage verbal. À noter que la MCA en tant qu’organisatrice a veillé à ce que l’information soit accessible pour les participant·es à toutes les séances, puis a diffusé avec les partenaires, les avancées de la CCF auprès de la population athoise et plus largement via des communiqués de presse.
Au regard de l’ensemble de la démarche menée par la MCA autour du personnage du « Sauvage », les conclusions de la CCF et les suites jusqu’à présent (février 2024) sont les suivantes : L’avis remis par la CCF stipule qu’il faut retrouver une Ducasse paisible et sereine, qui fédère plutôt qu’elle ne divise. Le personnage du « Sauvage » doit évoluer vers un diable et ne plus être un être humain. Il est donc nécessaire de réécrire son histoire et changer officiellement son nom (« le diable de la barque des pêcheurs napolitains »), en évitant les ambiguïtés et en insistant sur sa dimension fantastique. Pour préciser la nouvelle représentation du personnage, un groupe de travail est mis en place avec les acteur·ices de la Barque et des expert·es externes à la ville d’Ath (historien·nes, anthropologues, maquilleur·ses, scénographes,…). L’enjeu de l’évolution sera de veiller à ne pas heurter d’autres communautés dont les populations afro-descendantes. Enfin, la proposition du groupe de travail sera soumise à la CCF qui devra l’approuver avant de la soumettre à la décision du Conseil Communal. En pratique, la MCA, les partenaires et le groupe de la Barque sont mandaté·es pour réécrire l’histoire. Après plusieurs refus, une animatrice est trouvée pour réaliser ces ateliers auxquels seulement trois membres du groupe de la Barque participent. La MCA interroge cette faible mobilisation et la hiérarchie de ce groupe qui rend le processus anti-démocratique. D’autant que les acteurs présents ne jouent pas le jeu et cherchent à justifier ce qui existe par l’écriture de l’histoire. Dans cette perspective et avec le processus de commissions en cours, l’édition 2023 de la Ducasse avait pour enjeu d’attester de l’évolution du personnage mais ce fut un échec. Le personnage est resté trop proche de la représentation polémique du « Sauvage », ce qui a fait passer le message auprès de la population que le personnage n’évoluerait pas. Après cela, les acteurs ont été convoqués par les autorités et sommés de répondre de leurs agissements par le biais d’une conférence de presse où ils expliquent l’intention de transition mais l’échec de sa mise en pratique en présentant leurs excuses. Au passage, notons les marques d’adhésion d’une partie de la population à ce maintien des personnages, ainsi que la pression médiatique exercée sur l’acteur du personnage et le groupe de la Barque. Suite à cela, la MCA se réunit avec les partenaires pour poursuivre le travail d’écriture et d’évolution du personnage. L’institution pose des conditions plus strictes pour la suite : que le groupe soit élargi à tou·tes les membres du groupe de la Barque, qu’il y ait un lâcher-prise de leur part pour faire évoluer les personnages, qu’il y ait un accompagnement par des expert·es professionnel·les externes (maquillage et scénographie) pour éviter les échecs et raviver la polémique. Plusieurs ateliers d’écriture ont eu lieu ainsi que des essais et échanges avec les expert·es externes jusqu’à la validation de l’évolution des personnages par UNIA8 et la CCF en février 2024. Jusqu’à l’édition 2024 de la Ducasse, la MCA a continué son travail de communication et d’information auprès de la population athoise et de la presse9. La transformation aurait donc dû être effective pour l’édition 2024.10 Depuis lors, l’édition de la ducasse 2024 a connu beaucoup de discussions autour de l’évolution des personnages, surtout celui du « Sauvage » en Diable, avec des avis partagés au sein de la population. La récente édition de 2025 a été plus sereine, les consignes ont été pleinement suivies par les acteur·ices de la Ducasse. Il y a eu moins de crispations au niveau de la population, même si quelques rares athois·es restent encore opposé·es à l’évolution. La MCA n’est désormais plus mobilisée dans le cadre de ce projet mais peut-être qu’avec la Commission citoyenne du folklore, elle sera à nouveau sollicitée pour accompagner l’évolution d’autres éléments du patrimoine athois. En termes de communication, un podcast « Les dix petits diables » a été réalisé. Il revient sur l’ensemble du processus participatif. Un livre illustré a également été diffusé pour présenter la nouvelle histoire du personnage11. Il a été présenté lors d’une conférence de pression avant la Ducasse 2024.
Somme toute, la MCA a mené depuis presque quatre ans (2020-2024) un travail de longue haleine, avec des avancées significatives mais aussi des reculs qui ont complexifié la mise en œuvre de l’action culturelle. À travers le récit minutieux des différentes étapes de la démarche décrite ci-dessus et quelques éléments d’observation, une manière de travailler à l’évolution de l’exercice des droits culturels est rendue plus perceptible, notamment à travers les observations décrites plus haut. Reste à voir comment rendre compte de cette évolution : comment l’observer, l’évaluer et la justifier au regard du projet d’action culturelle mené par la MCA. Pour nourrir cette réflexion, nous rapportons des éléments partagés par les centres culturels partenaires de la recherche de la Plateforme dans le cadre d’une communauté de recherche établie lors de journées communes de travail autour des matériaux de recherche à l’automne 2023. Ainsi, on peut relever que la MCA est parvenue à rendre vivant le folklore de la Ducasse en le réinterrogeant petit à petit avec les citoyen·nes, tout en osant bousculer sa signification rituelle. Sollicitée par la ville pour intervenir dans ce cadre, l’institution a adopté une posture d’accompagnement qui a voulu comprendre la situation sans prendre parti, rassembler les points de vue et dépasser les polarisations pour faire évoluer ce patrimoine commun. Pour ce faire, la MCA a su mobiliser avec lucidité des ressources internes et des compétences, tout en allant chercher des expert·es et professionnel·les externes pour faire avancer la démarche. En termes d’évolution de l’effectivité des droits culturels, il est intéressant de souligner le temps nécessairement long pour travailler à la transformation d’un folklore multiséculaire. À travers la démarche, la MCA s’est interrogée sur son mandat et sa place dans le processus en tant que centre culturel du territoire, notamment la limite de ce mandat et son autonomie associative. Au regard de l’action culturelle se pose aussi la question de la négociation avec les parties prenantes et des exigences auxquelles doit répondre le compromis commun pour qu’il y ait un véritable changement. Quelles doivent être la légitimité et l’autorité des différentes parties prenantes, en particulier le groupe de la Barque des pêcheurs napolitains incarnant le personnage et son groupe ? De même, qu’en est-il des intervenant·es extérieur·es aux citoyen·nes de la ville d’Ath, qu’il s’agisse des Bruxelles Panthères ou de l’Unesco ? Quelle est, pour les parties prenantes, l’importance de cette reconnaissance de la Ducasse d’Ath au patrimoine culturel immatériel de l’humanité ? Autant de questions qu’il faut approfondir à travers l’analyse de la démarche observée.
Analyse de la démarche observée
Le point de départ de l’analyse revient sur le terme de « polémique » dans le contexte de cette action menée par la MCA autour du personnage du « Sauvage ».
Outil conceptuel – Qu’est-ce qu’une « polémique » : Cette notion indique que des opinions contraires sont discutées, débattues ou confrontées, avec plus ou moins d’opposition et de violence. Plus précisément12, une polémique présente plusieurs éléments caractéristiques, notamment : i) un phénomène de dichotomisation, c’est-à-dire l’opposition de deux réponses divergentes à une question en exacerbant les différentes thèses ; ii) un phénomène de polarisation, c’est-à-dire que des groupes plus ou moins divers vont se rassembler autour de chacune des deux thèses, en deux camps ennemis avec des enjeux identitaires forts. Cette définition est intéressante dans la mesure où la polémique est considérée comme une mise en contact de deux camps, et ce, dans une logique de confrontation entre des adversaires à l’écoute – plutôt que comme des ennemis incapables de s’entendre. En tant qu’exercice essentiel de la démocratie, la polémique interroge la prégnance du consensus comme mode de délibération. En effet, s’il vise à s’accorder raisonnablement, le consensus peut aussi lisser et gommer les divergences. Ainsi, cultiver le dissensus de façon constructive n’est pas nécessairement négatif. Cela peut être moteur de société dans la mesure où se développe un espace public dans lequel les individus et collectifs peuvent échanger, discuter, délibérer, etc.13
Dans le contexte de la polémique autour du personnage du « Sauvage », on peut identifier deux thèses opposées : d’un côté, l’idée que le personnage est raciste et négrophobe, de l’autre, l’idée que le personnage ne l’est pas. Ces idées sont portées par différents collectifs d’acteur·ices. D’un côté, les Bruxelles Panthères, avec une position antiraciste et de lutte contre les discriminations, qui ont souligné le caractère raciste et négrophobe du personnage. Aussi, le collectif dépose plusieurs plaintes auprès de l’Unesco et demande le retrait de la Ducasse d’Ath de la liste du Patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’Unesco. De l’autre, l’ASBL de Rénovation du cortège, avec les acteurs du groupe des pêcheurs napolitains, et d’autres citoyen·nes athois·es, attaché·es au folklore et la convivialité de la Ducasse, souhaitent le maintien du personnage du « Sauvage ». Entre les deux, se trouvent les citoyen·nes, des travailleur·ses, des membres d’association plus ou moins partagé·es entre l’une et/ou l’autre vision. Cela indique que la polémique ne divise pas la population en deux camps clairement distincts et opposés. Il y a, certes, des tenant·es de l’une ou l’autre position mais aussi toute une pluralité de points de vue qui reconnaissent le caractère offensant de la manifestation tout en étant attachés à leur patrimoine, qui assurent que l’intention n’est pas de blesser des communautés tout en ayant peur de perdre cet héritage avec l’évolution de la Ducasse. Qui plus est, la ville d’Ath et les responsables politiques locaux ont un rôle à jouer quant à la cohésion sociale, au maintien de l’ordre local, et à l’épanouissement culturel et social de sa population14. D’autant que les médias et réseaux sociaux peuvent exacerber la polémique et contribuer à la polarisation des points de vue. Plus fondamentalement, pour tous ces collectifs d’acteur·ices, le folklore de la Ducasse d’Ath représente un élément de patrimoine. Il a également fait l’objet d’une reconnaissance comme Patrimoine immatériel de l’Unesco entre 2004 et 2022.
C’est dans ce contexte que la Commission citoyenne du folklore voit le jour pour travailler avec les différentes positions autour du personnage du « Sauvage » et celle du Diable Magnon. Plus particulièrement, la MCA est sollicitée pour travailler avec cette situation polémique en vue de produire un avis autour de l’évolution ou non des deux personnages. La dimension patrimoniale dans laquelle tout le processus mené par la MCA s’inscrit a son importance. En effet, il s’agit ici de travailler avec des citoyen·nes rassemblé·es en communauté autour de pratiques et de rites qui font figure de tradition, qui constituent une mémoire et un héritage à transmettre. Ce sont certaines de ces pratiques, les identités et la mémoire locale qui sont remises en question et critiquées pour leur représentation raciste et leur message discriminatoire. Avant la CCF et au cours du processus, la MCA a visé à comprendre et partager les positions nuancées sur ce patrimoine, tout en informant et facilitant à l’aide d’expert·es, pour qu’une délibération pluraliste et précise puisse avoir lieu avec une diversité de points de vue. Pour avancer dans la démarche et en connexion avec le contrat-programme de la MCA, un des enjeux a été de faire comprendre que le débat autour du caractère raciste et discriminatoire concernait bien en interne la communauté athoise rassemblée autour du patrimoine malgré des interpellations venant de l’extérieur de la communauté et des critiques concernant la légitimité du patrimoine (Bruxelles Panthères, Unesco). Ces pratiques pouvaient avoir un caractère offensant pour des personnes externes à la communauté mais aussi en interne pour des habitant·es athois·es afro-descendant·es – avec la difficulté de rendre audible et visible leurs points de vue – et leurs allié·es, ainsi que toute personne concernée par la problématique du racisme et des discriminations. Au cours des séances de la CCF, des enjeux liés à la légitimité et l’autorité par rapport à ce patrimoine ont été soulevés, à savoir qui peut définir et décider de l’évolution du patrimoine, de l’organisation du rituel15, des composantes et des pratiques – et comment procéder ? À l’échelle du processus mené entre 2020 et 2024, les différentes étapes et outils pratiqués – tables rondes, sondages, capsules audio et vidéo, ateliers d’écriture– attestent d’une démarche voulant distribuer l’autorité entre les différentes parties prenantes, au-delà du groupe des acteurs de la Barque. De cette façon, la légitimité du patrimoine s’est reconstruite avec des citoyen·nes de la communauté, avec l’appui d’expert·es et d’autorités externes. À travers ces aspects de communauté patrimoniale, de légitimité et d’autorité, il faut relever que la polémique autour du patrimoine questionne aussi l’autorité surplombante des institutions externes telles que l’Unesco et son principe de reconnaissance de PCI16. Soulignons que, par contraste, la convention-cadre sur la valeur du patrimoine culturel pour la société – dite Convention de Faro (2005) valant pour le territoire européen – met en avant la délibération au sein d’une communauté patrimoniale pour établir ce qui vaut comme patrimoine dans la vie commune17.
Un enseignement à prolonger
Dans l’ensemble, l’étude de cas a rendu compte de l’historique de la MCA et de sa contribution à l’effectivité des droits culturels, en particulier pour l’action culturelle réalisée autour du personnage du « Sauvage » à travers les observations et l’analyse. Cette action a visé à faire évoluer le patrimoine avec la population au cours d’un processus de plus de quatre ans. Pour renouer avec les constats antérieurs de la recherche participative18, l’étude de cette démarche indique que pareil enjeu patrimonial requiert un temps conséquent ainsi qu’une certaine lucidité par rapport aux responsabilités des différentes parties prenantes en matière de droits culturels. Plus précisément, de ces observations et de l’analyse de la démarche menée, se dégage un enseignement significatif pour travailler avec les droits culturels, celui du travail avec les appartenances et les attachements de la population envers son patrimoine.
Un enseignement : travailler les attachements pour faire ruminer le sens commun L’étude de cas de l’action culturelle menée par la MCA dans le contexte de la polémique autour du personnage du « Sauvage » met en exergue un attachement de la population athoise envers son patrimoine. Pensons à l’historique du personnage qui, malgré des plaintes, a continué d’exister et s’est transformé, tout en restant aux mains d’une famille athoise ; la table ronde et le sondage qui ont dégagé des éléments auxquels la population accorde de l’importance ; l’avis à remettre par la CCF quant à l’évolution ou non du personnage,… Dans ce contexte de polarisation des points de vue, se pose la question pour la MCA de comment travailler à l’évolution du patrimoine en matières d’inclusion et de diversité culturelle. Plus précisément, comment faire avec les attachements et les traditions folkloriques d’une communauté alors que ceux-ci sont considérés comme racistes et discriminatoires. Selon la MCA, la manière de travailler n’est pas la même selon qu’on traite des attachements passionnés à des rituels ou des atteintes discriminatoires envers des identités afro-descendantes de la communauté. Tout cela doit faire s’interroger sur les représentations et leurs stéréotypes, ainsi que sur la liberté d’expression et ses limites pour le respect de la dignité de toutes et tous. Dès lors, il est nécessaire de spécifier la logique de ces attachements : comment fonctionnent-ils ? Quelles en sont les causes et quelles finalités ont-ils ? Ainsi, le personnage du « Sauvage » remplit des fonctions symboliques au sein de la communauté. Par exemple, celui d’une représentation de l’altérité qui renvoie les athois·es à leurs identités – à ce qu’ils et elles deviennent – ainsi qu’à leurs différences avec les stéréotypes, les préjugés, voire les discriminations, qui peuvent alimenter ces représentations d’un·e autre que soi. Avec la polémique, il a été admis par les participant·es athois·es que l’intention n’avait jamais été d’offenser des communautés, grâce à la démarche d’information et de facilitation menée par la MCA autour du contexte de laDucasse, de l’évolution du patrimoine et des traditions, ainsi que du cadre légal en matière de discrimination. C’est sur cette base que la CCF a pu progressivement construire un avis en reconnaissant que certaines représentations pouvaient être reçues comme violentes pour autrui. L’avancée du processus a suivi son rythme propre au vu des responsabilités des différentes parties prenantes et des actualités venant bousculer la démarche. Travailler avec les attachements a consisté à composer avec les identités et les appartenances de membres de la communauté athoise et ce, dans toute leur diversité d’origine et de traditions, de classe, d’âge, de genre, etc. De la sorte, il s’est agi de travailler avec ce qui importe pour les un·es et les autres – ce qui relie les identités à un folklore et à une communauté patrimoniale –, de composer avec ce qui a de la valeur pour chacun·e en vue de développer un sens en commun. L’obligation du mandat de la MCA tenait à la démarche d’information, de facilitation et d’accompagnement de l’évolution du personnage du « Sauvage ». Plus fondamentalement, en travaillant avec les attachements et les appartenances, la MCA a contribué à faire « ruminer le sens commun » pour emprunter les mots de la philosophe Isabelle Stengers19. C’est dire là qu’il s’est agi de donner du crédit aux positions des un·es et des autres, d’approfondir ce qui importe pour chacun·e même si c’est difficile à mettre en mot ou si c’est mis à l’épreuve par des textes de loi ou des critiques politiques. La démarche de la MCA a cherché à composer collectivement en vue de faire évoluer le patrimoine, tout en cultivant les attachements envers le patrimoine pour qu’ils puissent être débattus et se composent avec des points de vue divergents. Ceci, en veillant à ce que l’institution ne soit pas identifiée avec tel ou tel point de vue mais aussi à ce que la population reste maitresse de son héritage, que cette culture populaire continue d’appartenir et de faire sens pour la communauté athoise20. En quelque sorte, la MCA a contribué à développer les attachements à partir des convergences et des divergences de points de vue, à faire du commun avec les attachements en présence. Si cette aventure collective réhabilite les expériences et capabilités des participant·es de la démarche, reste à voir la marge de manœuvre possible et la légitimité de celles et ceux qui raisonnent plus localement ou d’une autre façon que selon les modes d’abstraction propres aux instances de reconnaissance du patrimoine telles que l’Unesco21.Dès lors, la question qui doit continuer de se poser est de savoir qui reste acteur·ice dans la démarche et comment dans le cadre de l’évènement patrimonial au vu de ces différentes formes d’institutionnalisation.
1 En témoigne l’étude de cas que Morgane Degrijse – alors coordinatrice de la Plateforme – a consacré en 2020 au projet photographique participatif « Focus aux villages » porté par des citoyen·nes accompagné·es par un·e artiste et un·e animateur·ice, et qui se termine par une fresque collective exposé dans l’espace public.Cf. https://plateformedroitsculturels.home.blog/2021/08/11/maison-culturelle-dath-focus-aux-villages/.
2 Ces six items sont : « a) la liberté artistique, entendue comme la liberté de s’exprimer de manière créative, de diffuser ses créations et de les promouvoir ; b) le droit au maintien, au développement et à la promotion des patrimoines et des cultures ; c) l’accès à la culture et à l’information en matière culturelle, entendu comme l’accès notamment économique, physique, géographique, temporel, symbolique ou intellectuel ; d) la participation à la culture, entendue comme la participation active à la vie culturelle et aux pratiques culturelles ; e) la liberté de choix de ses appartenances et référents culturels ; f) le droit de participer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques et programmes, et à la prise de décisions particulières en matière culturelle. »
3 Cette notion assez commune dans le jargon des centres culturels et de l’action territoriale en FWB indique les rôles qu’une institution prend en termes de concertation des opérateurs locaux, de coordination des actions sur le territoire pour développer des approches complémentaires ou non concurrentes.
4 Ce document de synthèse revient sur l’ensemble du processus du G100 mené dans le cadre de l’analyse partagée commune aux différents centres culturels de la région : https://mcath.be/uploads/NosTelechargements/G100.pdf.
5 La pratique du blackface consiste à grimer ou maquiller en noir et fait référence à une forme théâtrale américaine où un comédien blanc incarne une caricature stéréotypée de personne noire.
6 Ces précisions historiques sont tirées de l’article « Le Sauvage de la Barque des pêcheurs napolitains à Ath » co-écrit par Jean-Pierre Ducastelle, Christian Cannuyer, Adrien Dupont et Laurent Dubuisson – ce dernier est directeur-conservateur de la Maison des Géants – et publié dans le Bulletin du Cercle royal d’Histoire et d’Archéologie d’Ath et de la région en octobre 2019. L’article est accessible en ligne via ce lien : https://forumsauvageath.be/wp-content/uploads/2023/02/20230214172706945.pdf. Ce texte est un des seuls documents qui synthétise l’histoire de la Ducasse.
7 Un article de Laurent Dubuisson « Représenter l’autre. Stéréotype inévitable ou évolution inéluctable ? » revient sur la problématique du blackface et des représentations de l’Autre dans le contexte du patrimoine culturel immatériel en Belgique et en Europe. Cf. Ibid, Passion(s) à partager. Enjeux et témoignages du patrimoine culturel immatériel, Vol. 5, Fédération Wallonie-Bruxelles, 2022. L’article est disponible en ligne via ce lien : https://forumsauvageath.be/wp-content/uploads/2023/02/Ldubuisson-Representer-lautre.pdf.
8 En tant que centre indépendant mais agissant au niveau fédéral belge pour l’égalité des chances, la lutte contre le racisme et toute forme de discrimination, il a notamment été sollicité pour valider l’évolution du personnage.
12 Ces développements sont tirés d’un échange entre la chercheuse Ruth Amossy et Claire Oger, in Claire Oger, « La polémique est un mode de gestion socio-discursif du conflit dans les sociétés démocratiques », Mots. Les langages du politique [En ligne], 108 | 2015, mis en ligne le 06 octobre 2017, consulté le 23 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/mots/22067. À noter que Ruth Amossy est de nationalité israélienne et exerce comme professeure émérite à l’Université de Tel Aviv. Si les idées de la chercheuse autour de la polémique sont pertinentes, l’absence de prise de positionnement de celle-ci pose question quant à la politique génocidaire menée par le régime israélien envers les citoyen·nes de l’État palestinien. Pour une piste conceptuelle complémentaire et plus approfondie, nous renvoyons au mémoire en sociologie de Sophie Colard, Les polémiques de blackface dans les folklores belges : le cas du sauvage d’Ath, sous la direction du Professeure Laurie Hanquinet, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 2024.
14 À ce jour, la pratique du blackface n’est pas interdite par la législation belge, comme nous l’explique Laurent Dubuisson. La liberté d’expression prévaut tant qu’elle n’incite pas à la haine, ne colporte pas des stéréotypes et préjugés, ne se fait pas vectrice de discrimination mais promeut le vivre ensemble. Suite à une plainte reçue en 2019, l’Unesco a publié un avertissement pour que la Ducasse se conforme aux instruments existants relatifs aux droits humains, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus. In Laurent DUBUISSON, « Représenter l’autre. Stéréotype inévitable ou évolution inéluctable ? », op. cit. UNIA a émis plusieurs recommandations dans le sens de l’évolution du patrimoine immatériel et des traditions. Il faut développer l’inclusion dans les pratiques pour tout·es, éviter le repli sur soi et cultivant le dialogue dans la société et entre les générations, prendre en compte l’impact des médias et réseaux sociaux dans cette évolution. In UNIA, Le carnaval et les limites à la liberté d’expression. Analyse d’UNIA, Bruxelles, 2019. L’analyse est disponible via ce lien : https://www.unia.be/fr/connaissances-recommandations/rapport-carnaval-et-liberte-expression-2019.
15 Nous renvoyons à l’article « Rituels et droits culturels » rédigé pour le Journalde Culture & Démocratie n°56 – Rituels. Ce texte analyse la place du rituel dans l’action culturelle – qu’il s’agisse de travailler avec des patrimoines ou de développer des méthodologies de travail à la façon de rituel – ainsi que dans la création artistique. À partir de là, l’article vise à préciser dans quelle mesure les rituels peuvent favoriser l’effectivité des droits culturels. L’article est disponible sur le blog de la Plateforme : https://plateformedroitsculturels.home.blog/2023/10/11/rituels-et-droits-culturels/.
16 Cette reconnaissance agit en faveur de l’attractivité du territoire mais elle se déploie également sous la forme d’une expertise internationale venant statuer ou non sur la légitimité de la célébration rituelle à être reprise comme patrimoine immatériel de l’humanité. Dans ce cas-ci, la possibilité de retrait de reconnaissance avait été brandie pour pousser les autorités locales à agir. La décision actée en 2022 a été précipitée, avant que le processus participatif devant faire évoluer le patrimoine n’ait pu être mis complètement en œuvre. Ce retrait vient de la ministre de la Culture de la FWB de l’époque auprès de l’Unesco. Au-delà de cette décision, demeure la question du choix initial de l’Unesco de reconnaitre la Ducasse d’Ath alors qu’elle comportait déjà le personnage du « Sauvage » dans son cortège. À l’époque du dépôt du dossier, le personnage du « Sauvage » occupait une place secondaire et la reconnaissance valait surtout pour les Géants. Toutes ces ambivalences indiquent qu’autant le PCI et la communauté patrimoniale qui le fait vivre, que les institutions qui le reconnaissent sont en évolution, en atteste le fait que des éléments jugés contestables ne l’ont pas toujours été et qu’il est important que le PCI puisse évoluer dans le respect des droits culturels de tout être humain.
17 Nous renvoyons à un développement critique de Jean-Michel Lucas autour du PCI, « « Patrimoine culturel: quel choix politique pour une humanité durable », et l’apport de la Convention de Faro, celui est consultable sur le blog de la Plateforme, en commentaire de l’article « Rituels et droits culturels » : https://plateformedroitsculturels.home.blog/2023/10/11/rituels-et-droits-culturels/.
19 L’ouvrage Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun : Lecture de Whitehead en temps de débâcle, Les Empêcheurs de penser en rond, 2020 est particulièrement éclairant. De même, en guise d’introduction, la note de lecture de Benjamin Tremblay, « Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle », Lectures, https://journals.openedition.org/lectures/45551.
20 Il y a des résonances avec les actions observées autour de la Plateforme du patrimoine culturel immatériel avec le centre culturel de Fosses-la-Ville, ainsi que celle rapportée et non observée des ateliers Charivari lors du suivi avec le centre culturel de La Louvière Central.
21 Le texte autour du patrimoine culturel immatériel et la convention de Faro de Jean Michel Lucas, mentionné plus haut, est particulièrement éclairant sur les façons dont il peut y avoir des tensions autour du patrimoine entre les États, les grandes institutions telles que l’Unesco et les personnes.
En témoigne l’étude de cas que Morgane Degrijse – alors coordinatrice de la Plateforme – a consacré en 2020 au projet photographique participatif « Focus aux villages » porté par des citoyen·nes accompagné·es par un·e artiste et un·e animateur·ice, et qui se termine par une fresque collective exposé dans l’espace public. Cf. https://plateformedroitsculturels.home.blog/2021/08/11/maison-culturelle-dath-focus-aux-villages/. ↩︎
Ces six items sont : « a) la liberté artistique, entendue comme la liberté de s’exprimer de manière créative, de diffuser ses créations et de les promouvoir ; b) le droit au maintien, au développement et à la promotion des patrimoines et des cultures ; c) l’accès à la culture et à l’information en matière culturelle, entendu comme l’accès notamment économique, physique, géographique, temporel, symbolique ou intellectuel ; d) la participation à la culture, entendue comme la participation active à la vie culturelle et aux pratiques culturelles ; e) la liberté de choix de ses appartenances et référents culturels ; f) le droit de participer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques et programmes, et à la prise de décisions particulières en matière culturelle. » ↩︎
Cette notion assez commune dans le jargon des centres culturels et de l’action territoriale en FWB indique les rôles qu’une institution prend en termes de concertation des opérateurs locaux, de coordination des actions sur le territoire pour développer des approches complémentaires ou non concurrentes. ↩︎
Ce document de synthèse revient sur l’ensemble du processus du G100 mené dans le cadre de l’analyse partagée commune aux différents centres culturels de la région : https://mcath.be/uploads/NosTelechargements/G100.pdf. ↩︎
La pratique du blackface consiste à grimer ou maquiller en noir et fait référence à une forme théâtrale américaine où un comédien blanc incarne une caricature stéréotypée de personne noire. ↩︎
Ces précisions historiques sont tirées de l’article « Le Sauvage de la Barque des pêcheurs napolitains à Ath » co-écrit par Jean-Pierre Ducastelle, Christian Cannuyer, Adrien Dupont et Laurent Dubuisson – ce dernier est directeur-conservateur de la Maison des Géants – et publié dans le Bulletin du Cercle royal d’Histoire et d’Archéologie d’Ath et de la région en octobre 2019. L’article est accessible en ligne via ce lien : https://forumsauvageath.be/wp-content/uploads/2023/02/20230214172706945.pdf. Ce texte est un des seuls documents qui synthétise l’histoire de la Ducasse. ↩︎
Un article de Laurent Dubuisson « Représenter l’autre. Stéréotype inévitable ou évolution inéluctable ? » revient sur la problématique du blackface et des représentations de l’Autre dans le contexte du patrimoine culturel immatériel en Belgique et en Europe. Cf. Ibid, Passion(s) à partager. Enjeux et témoignages du patrimoine culturel immatériel , Vol. 5, Fédération Wallonie-Bruxelles, 2022. L’article est disponible en ligne via ce lien : https://forumsauvageath.be/wp-content/uploads/2023/02/Ldubuisson-Representer-lautre.pdf. ↩︎
En tant que centre indépendant mais agissant au niveau fédéral belge pour l’égalité des chances, la lutte contre le racisme et toute forme de discrimination, il a notamment été sollicité pour valider l’évolution du personnage. ↩︎
Ces développements sont tirés d’un échange entre la chercheuse Ruth Amossy et Claire Oger, in Claire Oger, « La polémique est un mode de gestion socio-discursif du conflit dans les sociétés démocratiques », Mots. Les langages du politique [En ligne], 108 | 2015, mis en ligne le 06 octobre 2017, consulté le 23 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/mots/22067. À noter que Ruth Amossy est de nationalité israélienne et exerce comme professeure émérite à l’Université de Tel Aviv. Si les idées de la chercheuse autour de la polémique sont pertinentes, l’absence de prise de positionnement de celle-ci pose question quant à la politique génocidaire menée par le régime israélien envers les citoyen·nes de l’État palestinien. Pour une piste conceptuelle complémentaire et plus approfondie, nous renvoyons au mémoire en sociologie de Sophie Colard, Les polémiques de blackface dans les folklores belges : le cas du sauvage d’Ath, sous la direction du Professeure Laurie Hanquinet, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 2024. ↩︎
À ce jour, la pratique du blackface n’est pas interdite par la législation belge, comme nous l’explique Laurent Dubuisson. La liberté d’expression prévaut tant qu’elle n’incite pas à la haine, ne colporte pas des stéréotypes et préjugés, ne se fait pas vectrice de discrimination mais promeut le vivre ensemble. Suite à une plainte reçue en 2019, l’Unesco a publié un avertissement pour que la Ducasse se conforme aux instruments existants relatifs aux droits humains, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus. In Laurent DUBUISSON, « Représenter l’autre. Stéréotype inévitable ou évolution inéluctable ? », op. cit. UNIA a émis plusieurs recommandations dans le sens de l’évolution du patrimoine immatériel et des traditions. Il faut développer l’inclusion dans les pratiques pour tout·es, éviter le repli sur soi et cultivant le dialogue dans la société et entre les générations, prendre en compte l’impact des médias et réseaux sociaux dans cette évolution. In UNIA, Le carnaval et les limites à la liberté d’expression. Analyse d’UNIA, Bruxelles, 2019. L’analyse est disponible via ce lien : https://www.unia.be/fr/connaissances-recommandations/rapport-carnaval-et-liberte-expression-2019. ↩︎
Nous renvoyons à l’article « Rituels et droits culturels » rédigé pour le Journalde Culture & Démocratie n°56 – Rituels. Ce texte analyse la place du rituel dans l’action culturelle – qu’il s’agisse de travailler avec des patrimoines ou de développer des méthodologies de travail à la façon de rituel – ainsi que dans la création artistique. À partir de là, l’article vise à préciser dans quelle mesure les rituels peuvent favoriser l’effectivité des droits culturels. L’article est disponible sur le blog de la Plateforme : https://plateformedroitsculturels.home.blog/2023/10/11/rituels-et-droits-culturels/. ↩︎
Cette reconnaissance agit en faveur de l’attractivité du territoire mais elle se déploie également sous la forme d’une expertise internationale venant statuer ou non sur la légitimité de la célébration rituelle à être reprise comme patrimoine immatériel de l’humanité. Dans ce cas-ci, la possibilité de retrait de reconnaissance avait été brandie pour pousser les autorités locales à agir. La décision actée en 2022 a été précipitée, avant que le processus participatif devant faire évoluer le patrimoine n’ait pu être mis complètement en œuvre. Ce retrait vient de la ministre de la Culture de la FWB de l’époque auprès de l’Unesco. Au-delà de cette décision, demeure la question du choix initial de l’Unesco de reconnaitre la Ducasse d’Ath alors qu’elle comportait déjà le personnage du « Sauvage » dans son cortège. À l’époque du dépôt du dossier, le personnage du « Sauvage » occupait une place secondaire et la reconnaissance valait surtout pour les Géants. Toutes ces ambivalences indiquent qu’autant le PCI et la communauté patrimoniale qui le fait vivre, que les institutions qui le reconnaissent sont en évolution, en atteste le fait que des éléments jugés contestables ne l’ont pas toujours été et qu’il est important que le PCI puisse évoluer dans le respect des droits culturels de tout être humain. ↩︎
Nous renvoyons à un développement critique de Jean-Michel Lucas autour du PCI, « Patrimoine culturel: quel choix politique pour une humanité durable », et l’apport de la Convention de Faro, celui est consultable sur le blog de la Plateforme, en commentaire de l’article « Rituels et droits culturels » : https://plateformedroitsculturels.home.blog/2023/10/11/rituels-et-droits-culturels/. ↩︎
L’ouvrage d’Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun : Lecture de Whitehead en temps de débâcle, Les Empêcheurs de penser en rond, 2020 est particulièrement éclairant. De même, en guise d’introduction, la note de lecture de Benjamin Tremblay, « Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle », Lectures, https://journals.openedition.org/lectures/45551. ↩︎
Il y a des résonances avec les actions observées autour de la Plateforme du patrimoine culturel immatériel avec le centre culturel de Fosses-la-Ville, ainsi que celle rapportée et non observée des ateliers Charivari lors du suivi avec le centre culturel de La Louvière Central. ↩︎
Le texte autour du patrimoine culturel immatériel et la convention de Faro de Jean Michel Lucas, mentionné plus haut, est particulièrement éclairant sur les façons dont il peut y avoir des tensions autour du patrimoine entre les États, les grandes institutions telles que l’Unesco et les personnes. ↩︎
Dix études de cas constituent le matériel de recherche de la recherche participative menée entre 2022 et 2025, qui fait l’objet d’un rapport de recherche. Ces études sont réparties en trois catégories correspondant aux trois pistes de recherche : la réflexivité ; les outils et les méthodologies ; l’effectivité des droits culturels.
Faire œuvre commune : Résidence secondaire à Anderlecht
Étude de cas du projet Résidence secondaire sur le territoire d’Anderlecht avec le centre culturel d’Anderlecht, le CIFAS et L’âge de la tortue
Le format de ce texte diffère des autres études de cas car il reprend un article d’analyse du projet Résidence secondaire dans le contexte de sa mise en œuvre sur le territoire bruxellois d’Anderlecht. Il s’agit du projet de coopération européenne « Résidence secondaire » qui est coordonné par la structure française L’âge de la tortue et cofinancé par la Commission européenne (programme Erasmus+). L’article1 qui sert de base à cette étude de cas, a donc été publié dans le contexte de la mise en œuvre du projet à Bruxelles par le CIFAS, avec l’appui de la Plateforme d’observation des droits culturels et du centre culturel d’Anderlecht Escale du Nord. Nous tenons à remercier L’âge de la tortue de nous autoriser à le diffuser.
Dans le cadre de Résidence secondaire, j’ai assumé le rôle de « chercheur » tout en menant ma recherche participative autour de l’effectivité des droits culturels. Concrètement, j’ai été sollicité par le CIFAS en tant que chercheur dans le cadre de ce projet. Ce faisant, j’ai à la fois suivi le protocole imposé par le projet et j’ai déployé mon propre protocole d’observation des droits culturels2 avec le CIFAS et le centre culturel d’Anderlecht Escale du Nord en vue d’observer et d’analyser ensemble l’effectivité des droits culturels dans le cadre de cette action. Autrement dit, l’angle d’analyse que je propose ici est informé à la fois par l’observation que j’ai menée du projet à travers les moments prescrits par le protocole du projet Résidence secondaire ainsi que par mon propre protocole prévoyant des temps d’observation, des échanges et des exercices réflexifs avec les équipes partenaires localement du projet Résidence secondaire. En introduction, sont posés l’angle d’analyse du chercheur ainsi que la problématique de l’article. Ensuite, le récit collectif de la mise en œuvre du projet sur le territoire anderlechtois est analysé au regard des droits culturels. À la suite de ce développement, des pistes de réponse aux questions posées dans la problématique pourront être dégagées en conclusion de l’article.
Ceci étant dit, posons à présent la problématique qui va être développée dans l’article. Considérons que la proposition Résidence secondaire vise à mettre en contact des artistes avec la société par le moyen de professionnel·les de la culture et pour œuvrer ensemble vers une création commune3. Cette proposition de rencontre peut être rapprochée d’un « protocole »4, d’autant qu’il s’agit de questionner l’espace public par le moyen d’une démarche artistique collective. À ces égards, il s’agit de décrire et questionner les manières de faire œuvre commune que le protocole Résidence secondaire rend possible dans le contexte de sa mise en œuvre sur le territoire d’Anderlecht. Pour ce faire, le récit de cette mise en œuvre du projet va être analysé par le prisme des droits culturels. En particulier, les aspects du protocole liés aux notions de patrimoine et de communauté vont être approfondis dans la mesure où ils posent des questions de transmission et de culture commune. Je tâcherai ainsi de répondre aux questions suivantes : comment le protocole fabriquent une culture commune ? Comment le faire ensemble à travers des rôles contribue à faire communauté au sein de l’espace public ?
Récit de suivi : la mise en œuvre sur le territoire local anderlechtois
Dans le cadre de la mise en œuvre locale de Résidence secondaire sur le territoire d’Anderlecht, la coordination locale a été menée par le CIFAS5, une structure qui accompagne la création artistique pluridisciplinaire dans l’espace public à travers une démarche de formation continue.
Début mai 2022, le CIFAS m’a contacté en ma qualité de chercheur en éducation permanente. Au vu de la recherche participative que je mène avec les centres culturels, j’ai proposé stratégiquement de s’adresser à ces structures – praticiennes des approches participatives et connaisseuses des réalités des territoires bruxellois6 – pour constituer ensemble un groupe de réflexion. Suite à cela, fin juin 2022, Benoît Leclercq, chargé de projet auprès du centre culturel d’Anderlecht Escale du Nord7, est entré en jeu en proposant de constituer le groupe de réflexion en tenant compte de la diversité de la commune d’Anderlecht, située au sud-ouest de la Région bruxelloise8.
Fin novembre et début décembre 2022, ont été organisées par le CIFAS avec l’aide d’une facilitatrice et artiste Anna Czapski, ainsi que du centre culturel d’Anderlecht, les trois séances du groupe de réflexion visant à définir une thématique émergeant du territoire et donnant les bases de l’œuvre à réaliser. Les séances sont animées par des dispositifs stimulant les rencontres entre les participant·es et le brassage à partir de récits personnels ancrés dans le territoire. Lors de la dernière séance, les différent·es intervenant·es ont été confronté·es à la difficulté de rassembler les pistes ouvertes en un thème communicable et concrétisable. La décision du thème « la super fête super multiculturelle » a été maladroite et forcée. Malgré cela, les séances se sont terminées dans une ambiance conviviale et tous·tes sont remerciés pour l’accueil et l’organisation.
La résidence secondaire en tant que telle a commencé fin janvier 2023. Le premier temps de la résidence est une rencontre entre les différents rôles du projet : les résident·es, le groupe de réflexion représenté par la participante Ariane, l’équipe locale CIFAS et le chargé de projet du centre culturel d’Anderlecht, moi-même dans mon rôle de chercheur et l’équipe de L’âge de la tortue avec une des trois résident·es du projet de Rennes. Le moment crucial de cette journée a été celui de la transmission du thème, qui n’a pas été sans poser des problèmes de clarté. Par la discussion, les résident·es se sont appropriés peu à peu cette matière. Une balade à travers les réalités topographiques d’Anderlecht a permis d’incorporer le thème et ses interprétations, de se laisser imprégner au contact de lieux spécifiques du territoire.
Les trois résident·es, l’« artiste » Nicolas Mouzet Tagawa, l’« élue » Evelyne Huytebroeck et l’« habitante » Norma Prendergast, sont entrés en résidence à la fin de la journée de transmission. À mesure que les réflexions ont été échangées et approfondies, les idées ont fusé et l’intention guidant l’œuvre a pris forme jour après jour. Rapidement, le trio est sorti de l’appartement pour continuer l’exploration du territoire, en allant à la rencontre de ses habitant·es et ses communautés. Des retours avec la coordination locale ont confronté les résident·es aux réalités de production de l’œuvre, aux questions éthiques et aux faisabilités pratiques. Au terme de la semaine de résidence, le trio a proposé une note d’intention non sans enthousiasme : une performance autour du tir à la corde, faisant référence à des pratiques rituelles rejouant les frontières entre les territoires et les communautés – localement autour des frontières entre les quartiers anderlechtois de Cureghem et Saint Guidon.
Sur cette assise, l’artiste est parti pendant trois mois en création avec la note d’intention et des ingrédients comme les quartiers de Saint Guidon et Cureghem, l’histoire du rejet de ce dernier quartier9, le tir à la corde, les rencontres, les ressources associatives… Il poursuit l’exploration du territoire et ses communautés. Les échanges de l’artiste continuent avec le CIFAS, les propositions sont recadrées et affinées. Un film autour de la performance du tir à la corde est réalisé10 dans un format plutôt documentaire, mêlant des portraits d’habitant·es à la démarche de création et d’expérimentation artistique.
Au terme des trois mois de résidence, un vernissage est organisé, une présentation pour activer la performance a lieu dans l’espace public. Si au départ le choix était d’intervenir sur un pont, de jouer au tir à la corde sur cet aménagement reliant les quartiers, l’expertise de l’habitante Norma a informé qu’il serait difficile d’obtenir des autorisations. Et ce fut bien le cas, les pouvoirs communaux ont refusé l’occupation d’un pont. La coordination locale a dû rebondir en quelques jours et se rabattre sur un autre lieu. Il a fallu s’adapter aux réalités en présence et concrétiser l’installation de l’œuvre en même temps que celle d’une fête foraine locale. Un dispositif ouvert a été proposé : la corde a été laissée sur la place sans effet spectaculaire et pour être saisie par les passant·es, des tables ont été arrangées pour visionner le film, des boissons et petits snacks ont été servis durant toute l’après-midi de présentation. À plusieurs reprises, des activations de l’œuvre ont été menées par des performers avec plus ou moins de participation ; le reste du temps, l’artiste n’a cessé d’aller à la rencontre des passant·es et occupant·es de la place. Dans l’ensemble, la performance s’est déployée sur une durée assez longue, avec des réactivations à plusieurs moments, jusqu’à l’essoufflement. Différentes personnes ont observé et/ou pris part au jeu du tir à la corde. Bon nombre de curieux·ses sont venu·es regarder les films, beaucoup sont venu·es boire, manger et poser des questions sur ce qu’il se passait sur la place. Non sans interpellation et conflictualité entre les participant·es, les personnes présentes ont été accueillies comme elles sont arrivées, avec leur trajectoire et leur dynamique propre. L’esprit de jeu, d’ouverture et de dialogue, voire de théâtralité, ainsi que les supports de diffusion et l’offre de boissons et nourriture ont alimenté et stimulé les échanges et les appropriations.
Analyse de la démarche observée
Sur base de ces éléments factuels, détaillons par le prisme des droits culturels l’analyse de la mise en œuvre du protocole Résidence secondaire sur le territoire d’Anderlecht. À noter que l’analyse ne sera pas chronologique mais plutôt thématique selon les notions abordées. Au passage, différentes difficultés vont être explicitées et des gestes en seront dégagés en vue d’alimenter la problématisation.
Relativement aux notions d’identité et de diversité, le fait qu’il y ait une pluralité d’acteur·ices du projet – au niveau international ainsi qu’à travers différents secteurs professionnels – a prolongé les affinités tout en permettant le mélange de pratiques et habitudes. Par exemple, au niveau de la coordination du projet, les identités professionnelles de L’âge de la tortue et du CIFAS se sont rejointes à l’initiative du projet autour des priorités respectives liées à l’art dans la ville, à la participation des habitant·es, ainsi que l’exploration et l’expérimentation artistique. Pour autant, un nœud tiendrait aux règles du protocole. Ainsi, il a fallu négocier les règles du jeu entre les deux structures pour les adapter au contexte de création : plus de souplesse a été accordée quant à la constitution du groupe de réflexion, ainsi que pour les choix de l’artiste et de la création artistique. Ces derniers étant plus proches de l’identité du CIFAS, qui accompagne des formes plutôt performatives.
En outre, le fait que des participant·es aient été rassemblé·es par le biais du protocole a permis des rencontres entre les identités des un·es et des autres dans un cadre respectueux et ouvert aux différences. Ceci a été possible grâce aux règles dictées par le protocole notamment lors de la semaine de résidence mais également par les méthodes proposées par la facilitatrice lors des séances du groupe de réflexion. Ces méthodes plutôt artistiques et poétiques sont parties des histoires personnelles que chacun·e a pu librement exprimer du moment qu’elles étaient ancrées sur le territoire d’Anderlecht, pour en arriver à un brassage des vécus. Un obstacle à ce niveau a été le cadrage par les méthodes proposées. Les méthodes ont nécessairement orienté ce qui a pu être exprimé ainsi que la construction collective de la thématique du groupe de réflexion.
Du reste, relativement aux notions de participation et de coopération, le chargé de projet auprès du centre culturel d’Anderlecht, Benoît Leclercq, a proposé de constituer le groupe de réflexion en tenant compte de la diversité de la commune d’Anderlecht, située au sud-ouest de la Région bruxelloise. Plusieurs critères ont été retenus pour constituer ce groupe de réflexion : la localisation géographique, l’âge, la diversité culturelle et l’accès aux séances. Si composer spécifiquement un groupe de réflexion pour Résidence secondaire n’est pas une demande explicite du projet, c’est un défi que s’est donné le chargé de projet. Les difficultés pour rassembler un groupe diversifié ont surtout été de parvenir à communiquer autour du projet et de mobiliser des participant·es dans la mesure où le processus de réflexion devait rester ouvert tout en aboutissant à un thème à transmettre au trio de résident·es. Ce nœud de la mobilisation d’un groupe avec des participant·es issus de différents collectifs associatifs (maisons de jeunes, comités de quartiers, accueil de jour, etc.) tient entre autres aux disponibilités et à l’interconnaissance des un·es et des autres, ainsi qu’aux intérêts partagés entre les participant·es.
Eu égard à la négociation, au cadrage et à la mobilisation, un autre point concerne la mesure selon laquelle les différent·es participant·es ont pu intervenir dans le protocole, à quel point il leur était possible de sortir de leur rôle. D’entrée de jeu, les participant·es ont interrogé les choix posés dans le cadre du protocole, qu’il s’agisse du choix des résident·es, d’une rémunération pour la participation au groupe de réflexion et plus fondamentalement, des missions circonscrites de ce groupe. Ce moment pointe l’importance des rôles dans le protocole Résidence secondaire, à comment ceux-ci délimitent des missions pour les un·es et les autres dans le cadre du protocole, à comment il est possible et/ou profitable de déroger de ces rôles. Un autre exemple d’intervention a été celui d’une entrevue avec le groupe de réflexion et l’artiste, quoique cette idée a été abandonnée par les équipes pour garder l’autonomie du groupe de réflexion. Ce dernier point montre qu’au-delà de délimiter des missions, les rôles visent également à partager la responsabilité dans la création et à donner de l’autonomie aux un·es et aux autres.
In fine, les différents rôles ne doivent pas être compris qu’au niveau individuel mais forcément dans les missions qu’ils ont à remplir ensemble en vue de faire œuvre commune, ce qui pose plus largement les enjeux de participation en termes de coopération. Ainsi, lors de la dernière séance du groupe de réflexion, les participant·es ont été confronté·es à la difficulté de rassembler les pistes ouvertes en un thème communicable et concrétisable. Le thème la « super fête super multiculturelle » provient, certes, des échanges autour de la diversité qui compose le territoire d’Anderlecht, que ce soit au niveau des origines et nationalités présentes sur la commune, des communautés religieuses et linguistiques, des pratiques artistiques et professionnelles, etc. Mais ce thème n’a pas été le seul discuté lors des trois séances et il aura manqué de temps pour que les un·es et les autres puissent débattre du choix du thème, voire plus fondamentalement décider de modalités de décision du thème et de sa transmission auprès des résident·es.
En vue d’approfondir la question de l’œuvre commune, ouvrons la problématisation au regard des notions de patrimoine et de communauté. Ces deux concepts posent notamment la question des appartenances collectives – les possibilités de choisir ses héritages ou de pouvoir s’en défaire dans sa construction identitaire, les modalités diverses de l’appropriation des héritages et leur expression seul·e ou en commun – ainsi que la question des communs et du faire commun – ce qui est et/ou doit être partagé, les possibilités de choisir les partages, les modalités de collaborer et construire ensemble, etc. En substance, il est donc question de culture commune, de comment faire ouvrage collectivement depuis et avec l’espace public.
De prime abord, face au cadrage et aux règles structurantes de Résidence secondaire, de multiples actes de négociation et d’intervention ont eu cours pour s’adapter au contexte de la mise en œuvre. Ces actes peuvent être pris comme des façons de s’approprier le protocole et que celui-ci soit pertinent et fasse sens avec les rôles et au sein du territoire. Autant de façons de jouer avec les règles du jeu, comme des manières différentes de s’approprier ce cadre transmis par L’âge de la tortue, d’ouvrir des possibilités de faire œuvre à partir du protocole. En définitive le protocole laisse aussi une marge de manœuvre pour la mise en œuvre territoriale, tout en favorisant la transmission et les transferts entre les territoires au vu du partage d’expérience de la première résidence secondaire rennaise à Bruxelles, puis de celle de Bruxelles à Barcelone et ainsi de suite.
Un point critique en termes de transmission et de culture commune a été l’élaboration du thème ainsi que sa transmission aux résident·es et aux coordinations lors du premier jour de la résidence secondaire. Le thème « la super fête super multiculturelle » a été considéré comme peu clair et concret, d’autant qu’il était présenté sous forme d’énigme.
Pour donner plus de matière à cela, revenons sur les séances du groupe de réflexion. Si ces différentes séances ont permis le brassage des histoires individuelles et ont favorisé la cohésion du groupe, disons que ce mélange et ce qu’il a ouvert avaient d’emblée pour objectif la transmission d’un thème aux résident·es. Il y avait donc quelque chose de l’ordre du commun, du partage d’un objectif entre les participant·es, avec plus ou moins de cadrage donné par le protocole et la facilitatrice, avec plus ou moins d’adhésion des participant·es. Du reste, au cours des séances du groupe de réflexion, le temps a manqué pour que les participant·es puissent se positionner au regard des sous-thèmes dégagés par la facilitatrice, pour que puissent être exprimées avec finesse et respect des divergences et des convergences, pour que peu à peu un compromis puisse être trouvé collectivement. La décision du thème « la super fête super multiculturelle » a été maladroite, elle a abouti à un consensus par vote, avec le sentiment que la coopération des un·es et des autres a été mise en défaut. Il aura manqué de temps pour davantage se mettre d’accord sur le thème et pour décider de la manière dont on voulait le transmettre le thème auprès des résident·es. S’il pouvait y avoir appartenance à un objectif commun, disons qu’il a pu être mis à mal par manque de temps. En outre, les participant·es n’ont pas eu la possibilité de choisir leur mode de décision quant au choix du thème ni le mode de transmission de celui-ci auprès des résident·es. Tout ceci n’a pu que contribuer à l’opacité du thème finalement transmis.
Quoi qu’il en soit, le moment de transmission de ce thème a été réalisé avec subtilité et respect par la participante Ariane pour ce patrimoine qui a été constitué en commun lors des groupes de réflexion. La transmission s’est déroulée en plusieurs temps, avec des échanges autour du thème transmis, en vue de cerner l’intention et préciser les interprétations. Ce moment de communication du thème a été l’occasion de questionner le risque d’instrumentalisation des participant·es et le sentiment de dépossession de leur travail collectif. Si c’est là une règle du jeu pour le groupe de réflexion – celle de fournir un thème qui oriente le trio de résident·es – il est important de relever les frictions possibles dans l’élaboration du thème et dans sa transmission pour comprendre comment se fait cette culture commune. À cet égard, le trio de résident·es et puis l’artiste ont cherché à rencontrer les différent·es occupant·es du territoire en ce compris, des membres du groupe de réflexion avec qui ils et elles ont pu échanger sur le thème. Ce fut une occasion de remédier au moment de transmission du thème lors de la première journée de résidence, de venir donner un second souffle au patrimoine constitué par le groupe de réflexion. C’est ce qu’atteste la note d’intention produite par le trio de résident·es et la seconde produite par l’artiste : il a bien été question d’aller à la rencontre de la diversité qui compose le territoire d’Anderlecht et ce, dans un esprit festif avec le jeu du tir à la corde.
Des enseignements à prolonger
Au niveau de la fabrication d’une culture commune par le protocole, il est intéressant de relever la circulation des significations entre les différents groupes de travail en vue de la création artistique. Pensons à l’élaboration du thème par le groupe de réflexion selon le cadre de facilitation et les limites temporelles, à la transmission et l’appropriation de ce thème par le trio de résident·es avec une configuration imposée au niveau du lieu et du temps11, enfin à la création de l’artiste avec l’aide de la coordination locale et d’autres artistes. En définitive, le protocole Résidence secondaire impose une manière de faire, quoique la mise en œuvre locale indique à travers les gestes évoqués des manières de s’approprier la démarche et d’en faire sens au sein du territoire anderlechtois. Par le biais du faire ensemble et des méthodes proposées, tout·e participant·e a pu apprendre des un·es et des autres au fur et à mesure du processus, en s’y engageant et en partageant une responsabilité créative. À cet égard et en laissant la place à la conflictualité, le protocole fait œuvre sociale et éducative dans la mesure où il concrétise localement les ambitions d’offrir des conditions pour faire ensemble, d’édifier collectivement une culture commune à travers des coopérations et des démarches artistiques, sources d’apprentissage pour les différent·es intervenant·es.
Au niveau de la fabrication d’une communauté au sein de l’espace public, on peut dire que la mise en œuvre locale de Résidence secondaire n’en a pas fait l’impasse. Il a bien été question d’espaces publics12, quand les intervenant·es se sont confronté·es aux aménagements urbains, aux espaces et aux récits qui font la réalité du territoire d’Anderlecht aujourd’hui13.
Qui plus est, il a été question d’espace public au sens d’espace de débat public et de démocratie. Pensons aux différents moments de rencontre, d’échange de points de vue et de collaboration autour de la démarche artistique, qu’ils aient été conviviaux et harmonieux ou plus intenses et conflictuels. Comment dans ces temps et espaces a été facilitée l’expression des un·es et des autres, avec quel moyen, quel médium et quelle finalité ? Sous quelles conditions, structures et selon quels rapports de pouvoir ? Autant d’éléments que l’on s’est efforcé d’aborder par le récit et l’analyse au regard des droits culturels, autant de points qui montrent aussi comment un protocole peut favoriser autant que freiner l’expression et la création collective selon les acteur·ices en présence.
Plus fondamentalement, le protocole en tant que démarche de création artistique interroge sur la liberté artistique possible dans pareille procédure, sur la direction artistique impulsée volontairement ou non sur la création par les différent·es acteur·ices du projet. D’emblée, le protocole se veut clair sur les règles du jeu et les rôles, pour être assuré·e que tout·e participant·e s’y engage en âme et conscience. Il y a donc un souci de communication et de compréhension. Quoi qu’il en soit, est-ce qu’une démarche collective de création ne porte par le risque de tomber sur un compromis confortable dans lequel sont concédées des idées plus innovantes ?14 Pire, le risque de perdre la diversité et la richesse des points de vue au profit d’une idée unifiante mais appauvrie ? Autant d’éléments auxquels se sont efforcé·es d’être attentif·ves les travailleur·ses locaux·les et autres acteur·ices qui mettent en acte le protocole. Il leur incombe de veiller au subtil équilibre entre création artistique et culture commune, faisant ainsi véritablement œuvre sociale.
Nous renvoyons à la Méthodologie pour plus de détails sur notre protocole de recherche, qui n’est pas à confondre avec le protocole du projet Résidence secondaire, qui est ici analysé. ↩︎
Je tire ce postulat de mes observations ainsi que de la présentation du projet Résidence secondaire et des missions de L’âge de la tortue. Ces informations sont disponibles sur le site de l’association (https://agedelatortue.org/?p=5706). Retenons que le projet est le suivant : pendant une semaine, dans un appartement en immersion sur un territoire, est réunie une équipe composée de trois rôles – un·e « artiste », un·e « habitant·e » et un·e « élu·e ». Sur base d’un thème décidé en amont par un groupe de réflexion constitué par des citoyen·nes, les trois résident·es doivent échanger en vue d’une note d’intention d’une création artistique. Celle-ci est réalisée par l’artiste et présentée dans l’espace public. L’ensemble des étapes sont coordonnées localement et globalement par des équipes professionnelles, ainsi qu’observée par un chercheur. ↩︎
Le format « protocole » fait écho entre autres aux pratiques menées par les Nouveaux Commanditaires (cf. François Hers, Le protocole, Presses du réel, 2002), au vu de l’ambition de faire œuvre commune et faire œuvre de démocratie. C’est en ce sens que je reprends ce terme. Quoique l’espace manque ici, une comparaison entre les deux démarches permettrait de nourrir les ambitions politiques de la notion de « protocole ». ↩︎
La commune d’Anderlecht est l’une des 19 communes bilingues de la région de Bruxelles-Capitale, son étendue recouvre une diversité de paysages allant du plus urbain au semi-rural. Comptant parmi les communes les plus grandes de la région, elle a une densité de population de 6 841 habitant·es/km², ce qui en fait une des communes les plus peuplée de Belgique. La commune présente une population diversifiée avec un bon tiers de sa population qui est d’origine étrangère comme c’est le cas pour la Région bruxelloise. (IBSA, 2023. et OpenStreetMap, 2023.). ↩︎
Comme l’explique le documentaire ci-dessous, un portique « Bienvenue/Welkom in Anderlecht » installé durant les années 1990 a scellé la séparation symbolique du quartier de Cureghem de la commune d’Anderlecht. Situé à la limite est d’Anderlecht, Cureghem a historiquement été l’un des premiers quartiers de la commune a être urbanisé durant le XIXe siècle, le patrimoine bâti aux styles architecturaux éclectiques témoigne du passé florissant de ce quartier. Cette évolution permise par les différents secteurs d’activités économiques (textile, viande et transformation du cuir, automobile,…) atteste une autonomie économique par rapport au reste de la commune. Au cours du XXe, ce quartier a accueilli une grande partie de l’immigration en même temps qu’il s’est progressivement appauvri à mesure de la désindustrialisation de la région bruxelloise. Aujourd’hui, le quartier présente encore ce contraste en un héritage faste et paupérisation croissante à la fin du XXe. Cureghem est alors porteur d’une réputation sulfureuse en matière de criminalité et il est laissé pour compte par les politiques communales. C’est à la fin des années 1990, que les finances communales sous la pression de la Région Bruxelloise vont tâcher de revitaliser le quartier en misant sur la rénovation et la m ixité. Cela permet de réduire la marginalisation du quartier et les phénomènes d’exclusion. Aujourd’hui, Cureghem prolonge son héritage complexe, en restant une terre d’accueil pour l’immigration en même temps que des signes de gentrification vont croissants avec des activités sans lien avec le quartier et ses habitant·es. (Cf. Claire Scohier, « Histoire d’une terre d’accueil », Bruxelles en mouvements, Inter-environnements Bruxelles (IEB), 2015, https://www.ieb.be/Histoire-d-une-terre-d-accueil). ↩︎
L’enjeu de suspendre son quotidien pour s’immerger dans une résidence, ici à la façon d’un lieu de villégiature, résonne particulièrement avec les développements que Jean-Miguel Pire consacre à la notion d’otium et à ses résonances politiques actuelles. Je renvoie vers un article qu’il a écrit pour le Journal de Culture & Démocratie 54 Temps : Jean-Miguel Pire, « Prendre le temps d’exister pour un droit universel à l’otium », ibid., 2022, https://www.cultureetdemocratie.be/articles/prendre-le-temps-dexister-pour-un-droit-universel-a-lotium/. ↩︎
La distinction entre espaces publics et espace public vient de Thierry Paquot dans son livre L’espace public où d’abord, il distingue les « espaces publics » comme les aménagements urbanistiques et matériels de l’« espace public » comme l’espace politique du débat des idées et valeurs. Pour ensuite observer comment les uns et l’autre sont liés et évoluent conjointement. Cf. Thierry PAQUOT, L’espace public, La Découverte, 2009. ↩︎
Si l’on repense particulièrement à l’ancrage historique de la performance dans cette histoire de bannière « bienvenue à Anderlecht » au début de l’avenue Wayez, excluant ainsi symboliquement le quartier de Cureghem de la commune d’Anderlecht. Ancrage qui a orienté la démarche artistique comme une forme d’enquête sur le territoire, les connexions des gens qui y passent et les communautés en présence. ↩︎
Pour prolonger cette question, je ne résiste pas de recommander la lecture du Cahier 11 de Culture & Démocratie, consacré à la place des artistes dans la ville, à leur rôle dans l’identité multiple de la ville (Culture & Démocratie, ibid., 2022). ↩︎