Rituels et droits culturels

En 2023-2024 Culture & Démocratie fête ses 30 ans ! Un anniversaire qui est l’occasion de regarder en arrière et de se projeter dans l’avenir, d’autant que les enjeux culturels et démocratiques sont plus pressants que jamais. L’anniversaire donne lieu à différents rituels qui relient passé, présent et futur, expériences et projections, acquis et inconnu. En écho à cela et aux travaux précédents sur le besoin de nouveaux récits, les journaux de cette 2023 s’intéresseront à la large question des rituels.

Voici un article de Thibault Galland (coordinateur de la Plateforme d’observation des droits culturels) dans le Journal de Culture & Démocratie n°56 (septembre 2023) sur les rapports entre rituels et droits culturels. En particulier, sur les façons dont la médiation culturelle peut s’inspirer des droits culturels pour imaginer l’évolution de la société face aux défis de demain.

Le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles compte un grand nombre de manifestations folkloriques qui font la richesse de son patrimoine culturel immatériel. Ces célébrations extrêmement ritualisées et parfois très anciennes, charrient un certain nombre de valeurs qui doivent pouvoir évoluer pour répondre aux enjeux sociétaux qui traversent les territoires dans lesquels elles sont ancrées.

Les rituels dans l’action culturelle

Comment les rituels traversent-ils l’action culturelle en Fédération Wallonie-Bruxelles ? Des traditions patrimoniales locales aux pratiques ritualisées des centres culturels, les rituels contribuent, sous différentes formes, à l’effectivité des droits culturels. Pour illustrer cela, prenons l’exemple de trois traditions du patrimoine culturel immatériel à Ath, Fosses-la-Ville et La Louvière, autour desquelles les centres culturels locaux ont développé différentes actions :

  • La ducasse de la ville d’Ath date du Moyen-Âge. Elle comporte des cortèges rituels et des personnages emblématiques, certains très anciens comme que les Géants processionnels, et d’autres plus récents comme la barque des pêcheurs napolitains et bien d’autres encore. Parmi eux, le personnage du Sauvage ou celui du Diable Magnon, tous deux critiqués et décriés par différentes populations, institutions et associations pour leur caractère raciste et discriminant. Au regard des droits culturels, cette tradition pose donc la question du respect des identités et de l’ouverture à la diversité culturelle.
  • À Fosses-la-Ville, la célébration codifiée de la Laetare ou mi-carême voit défiler notamment les Chinels, des personnages aux costumes hauts en couleur et aux danses rythmées par des tambours. Récemment des femmes ont souhaité pouvoir intégrer le défilé en incarnant elles aussi ces personnages, inaugurant ainsi les « Chinelles » − un enjeu d’inclusion au regard des droits culturels.
  • Dans le même ordre d’idées, la tradition du Carnaval de La Louvière et ses codes établis sont mis en question par un défilé de Drag Queens qui bouscule les hiérarchies des identités et les patrimoines traditionnels.

Pendant et autour de ces rituels, des enjeux propres aux droits culturels sont intrinsèquement travaillés dans les communautés car ils définissent le contexte au sein duquel l’action culturelle est menée par les équipes des centres culturels avec les populations. Ces rituels font partie du patrimoine avec lequel les centres culturels travaillent et à partir desquels des enjeux sociétaux sont définis, pour ensuite mener sur le territoire des actions qui contribuent à l’effectivité des droits culturels. Quelques exemples de celles-ci en lien avec ces trois évènements : la Commission citoyenne du folklore organisée par la Maison culturelle d’Ath et ses partenaires, réunissant une assemblée de citoyen·nes et représentant·es de la société civile pour discuter de la problématique du blackface notamment autour du personnage du Sauvage ; la Plateforme citoyenne mise en place au Centre culturel de l’Entité fossoise pour coordonner les actions autour du patrimoine culturel immatériel et des évènements rituels avec différent⋅es responsables locaux⋅ales ; ou encore les ateliers Charivari impulsés par le centre culturel Central de La Louvière, durant lesquels des participant·es ont pu découvrir la culture Drag, s’essayer à ce type de transformation, et parader lors du Carnaval.

De là, nous pouvons imaginer comment les formes rituelles, par leur inscription culturelle à travers le patrimoine et la création artistique, peuvent se faire vectrices de liberté de création autant que de censure, selon que le rituel favorise un ancrage tout en permettant la créativité, ou bien qu’il reproduit l’ordre établi sans invention possible.

Au-delà du patrimoine culturel immatériel, les rituels se retrouvent sous d’autres formes. Les méthodologies d’action et les pratiques des centres culturels s’en inspirent pour concrétiser certains projets. Pensons au travail sur la récurrence des évènements, à la collaboration avec des groupes déjà constitués en communautés d’échange et à la mobilisation d’un patrimoine commun : ces différents aspects donnent à ces pratiques une dimension ritualisée qui permet d’approfondir le travail avec un collectif plus rapidement. Qui plus est, cette ritualisation favorise la « confiance dans ce qui pourrait se produire », comme le relève un chargé de projet d’Escales du Nord, le centre culturel d’Anderlecht, à propos des concerts hebdomadaires des « Escales estivales ». Il souligne qu’une fois identifiée par les participant·es, la répétition d’une action transformée en rendez-vous donne un cadre pour se poser et un temps pour être présent·es qui rend les participant⋅es d’autant plus disponibles à une rencontre artistique inattendue. Toutefois la répétition ne suffit pas à transformer une action en rituel et les propositions qui ne se basent que sur cet aspect courent le risque d’une homogénéisation et d’un entre-soi, voire d’un repli sur soi qui peut appauvrir la diversité des pratiques. Dans l’ensemble, emprunter aux formes du rituel pour penser des actions est pertinent tant que le cadre et la réalisation visée admettent l’ouverture et la nouveauté.
Enfin, dans la création artistique en centres culturels et au-delà, les rituels sont des sources d’inspiration notamment pour les arts de la scène et de rue. Outre la cyclicité que l’on retrouve dans le patrimoine culturel immatériel, la forme rituelle peut être exploitée aussi pour ses aspects exceptionnels et spectaculaires. Les enjeux propres à la mise en scène du rituel renvoient aussi, plus matériellement, à des réalités de production artistique. Mais si la mise en scène est importante et peut être codifiée, l’enjeu créatif n’est pas nécessairement celui de faire ensemble communauté et de partager des valeurs. Ainsi, le choix artistique peut se focaliser sur la représentation du rituel plutôt que sur son expérimentation, c’est-à-dire sur la mise en scène du rituel plutôt que sur le fait de l’éprouver. Ces dimensions « expériencielle » et « représentationnelle » peuvent se retrouver tant dans les codifications et dramaturgies du patrimoine culturel immatériel que dans la création artistique et au-delà, ce qui indique plus fondamentalement le caractère ritualisé de ces phénomènes, voire par extension le caractère dramaturgique des pratiques culturelles1. De là, nous pouvons imaginer comment les formes rituelles, par leur inscription culturelle à travers le patrimoine et la création artistique, peuvent se faire vectrices de liberté de création autant que de censure, selon que le rituel favorise un ancrage tout en permettant la créativité, ou bien qu’il reproduit l’ordre établi sans invention possible.

Pour revenir aux relations entre rituels et pratiques des centres culturels, on constate que les rituels sont liés aux pratiques des centres culturels dans la mesure où en tant qu’éléments significatifs de la culture locale, ils sont saisis de diverses manières pour mener une action culturelle qui puisse s’inscrire dans le patrimoine culturel du territoire. Autrement dit, les rituels peuvent être un réservoir symbolique au niveau des thématiques et de la création artistique, mais aussi constituer des pratiques inspirantes pour les méthodologies des projets. Globalement, ils peuvent accroitre le pouvoir d’agir dans les actions menées par les équipes des centres culturels avec les populations au sein des territoires.

Crédit Image: Olivia Sautreuil

Des rituels pour favoriser les droits culturels

Pour mieux comprendre comment les rituels peuvent favoriser les actions menées par des centres culturels, il faut analyser plus précisément les relations entre les rituels et l’effectivité des droits culturels, et donc se poser la question : comment les rituels peuvent-ils travailler de pair avec les droits culturels dans le cadre d’une action culturelle ? Nous observons que les rituels peuvent être un levier d’effectivité pour la mise en œuvre de l’action culturelle. Il s’agit de comprendre comment les composantes de ceux-ci peuvent contribuer à articuler les droits culturels aux actions culturelles à mener.

L’action culturelle peut s’appuyer sur les formes rituelles comme levier d’action, mais aussi les compléter grâce aux spécificités des missions des centres culturels qui peuvent développer le sens de ces formes.

Pensons aux différents évènements du patrimoine culturel immatériel ou à des créations artistiques qui mobilisent des populations, entre autres, par le biais des traditions et des communautés en présence. En plus d’être vecteurs de participation, les aspects folkloriques et populaires de ces moments ouvrent des accès à la vie culturelle ainsi qu’à une éducation artistique au sein d’un territoire. En témoignent par exemple, les nombreuses fanfares de la ducasse d’Ath qui sont un réseau d’accès à l’éducation musicale. Cependant, cet accès est bien sûr soumis à des conditions, par exemple ici celle de pouvoir se former à l’apprentissage d’un instrument afin de participer aux fanfares.
Ces évènements renforcent les identités locales et les sentiments d’appartenance à des communautés étant donné le caractère cyclique et marquant des rituels ainsi que leur ancrage symbolique au sein d’un territoire. Les exemples du patrimoine culturel immatériel mentionnés ci-dessus font toutefois se questionner sur l’ouverture des communautés ainsi que la possible diversité culturelle en leur sein. Par exemple, la possibilité que de nouveaux·elles habitant·es de la commune de Fosses-la-ville, identifié·es comme des « néo-ruraux », puissent prendre part aux rituels en cours dans la communauté et dans la mesure où ils et elles sont intronisé·es et formé·es aux enjeux de ce patrimoine culturel immatériel.
Dans le même ordre d’idées, le caractère répétitif et codifié assure le maintien et la pérennité du patrimoine culturel immatériel. Toutefois, cette préservation, parfois autoritaire, interroge sur les possibilités qu’ont les acteur·ices ou plus largement les participant·es d’en remettre en question les composantes. Le maintien n’est pas nécessairement synonyme de reproduction à l’identique, comme en témoignent des évolutions dans les rituels. Reste à savoir qui décide et comment se met en place une logique de coopération autour du développement du patrimoine culturel immatériel. À l’échelle du rayonnement touristique et de l’attractivité des territoires, se pose aussi la question de la promotion des rituels et du patrimoine culturel immatériel en termes de circulation de l’information et de contenu de la communication. Il faut se demander quelles représentations sont ainsi diffusées autour des rituels, et si celles-ci renvoient aux expériences des participant·es ou à une représentation figée et commercialisable à la façon d’une carte postale.
Avec ces quelques exemples, se dégagent des pistes de travail possibles en vue d’une effectivité accrue des actions culturelles. Les rituels établissent au sein des territoires des pratiques culturelles rendant effectifs l’accès et la participation à la vie culturelle. Cependant, des remises en question sont inévitables afin de faire correspondre les rituels et patrimoines culturels immatériels avec les enjeux sociétaux qui traversent les territoires. Les droits culturels sont à cet effet des outils et des ressources pour travailler ces formes rituelles. Les différents exemples mentionnés et les multiples questionnements évoqués à l’encontre des rituels constituent ainsi quelques manières de problématiser les héritages à partir des droits culturels.

Somme toute, l’action culturelle peut s’appuyer sur les formes rituelles comme levier d’action, mais aussi les compléter grâce aux spécificités des missions des centres culturels qui peuvent développer le sens de ces formes. Ceci, en regard des principes d’éducation permanente qui guident l’action des centres culturels, notamment en termes d’augmentation des capacités d’analyse, de débat, d’imagination et d’action des populations d’un territoire.
À cet égard, la Convention de Faro (convention-cadre du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société2) et ses multiples reprises3 peuvent venir stimuler les pratiques. Le patrimoine culturel y est défini comme étant en continuelle évolution, toujours à définir. Cela rend possible un espace de discussion autour de ce qui fait patrimoine et des communs, en favorisant la diversité et la pluralité des identités, ainsi que la participation et la coopération.

Pour leurs apports pertinents de terrain, un chaleureux remerciement à Magali Dereppe et Jeanne Eloi de la Maison culturelle d’Ath ; à Bernard Michel du centre culturel de l’entité fossoise ; à Valérie Lossignol et l’équipe du Central, le centre culturel de La Louvière ; à Benoît Leclercq du centre culturel d’Anderlecht, Escale du Nord ; à Charlotte David du CIFAS ; à Nicolas Mouzet Tagawa, artiste scénographe et enseignant à l’ENSAV La Cambre.


  1. Nous renvoyons à l’approche dramaturgique des interactions telle que la développe Erving Goffman, notamment dans La mise en scène de la vie quotidienne, ainsi qu’aux Performance Studies initiées entre autres par Richard Schechner. ↩︎
  2. Texte consultable ici : https://rm.coe.int/1680083748 ↩︎
  3. Nous renvoyons vers la page du Réseau de la Convention de Faro qui rassemble un nombre croissant de « communautés patrimoniales » offrant des savoirs, de l’expertise et des outils, à travers un dialogue constructif, https://www.coe.int/en/web/culture-and-heritage/faro-community. ↩︎

2 commentaires sur « Rituels et droits culturels »

  1. Bonjour,
    je trouve dommage que le PCI demeure le concept central de l’analyse et que la convention de Faro ne soit mentionnée qu’en fin de l’article alors que son fondement est celui des droits culturels. Ce serait intéressant d’en discuter en tout cas, si cela parait envisageable .
    ( voir texte ; quelle patrimoine pour quelle humanité ?
    https://e.pcloud.link/publink/show?code=XZ597zZ0t9KSRAMqUkY7cWjK7mwxQS2YlLk

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