Référentiels – des sources légales des droits international et national

A la suite des articles Neuf essentiels – Pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle, Référentiels – Le droit à la culture, Céline Romainville et Référentiels – les droits culturels, le Groupe de Fribourg avec Patrice Meyer-Bisch et Référentiels – démocratie culturelle et démocratisation de la culture, nous poursuivons notre chantier reprenant les différents référentiels des droits culturels en vue de les présenter sommairement et les mettre en dialogue pour faire culture commune autour des droits culturels. Quatrième référentiel : des sources issues des droits international et national pour penser les droits culturels.

En Fédération Wallonie-Bruxelles, les différents référentiels des droits culturels précédemment évoqués et que l’on retrouve cités dans le décret des Centres culturels du 21 novembre 2013 et par divers acteur·ices du secteur et au-delà, sont tirés de multiples sources éparpillées de droits international et national. Les travaux de Céline Romainville et du Groupe Fribourg constituent ainsi des efforts de synthèse et de clarification de ces différents sources des référentiels des droits culturels. Reprenons quelques-unes de ces sources les plus emblématiques.

1948, Déclaration Universelle des droits de l’homme (dudh)

Pour l’historique, comme le précise l’ONU, le 10 décembre 1948, les 58 États Membres de l’ONU qui constituaient alors l’Assemblée générale ont adopté la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) à Paris au Palais de Chaillot. Ce document fondateur – traduit dans plus de 500 langues différentes – continue d’être, pour chacun·e d’entre nous, une source d’inspiration pour promouvoir l’exercice universel des droits humains.

Le texte est une déclaration, c’est-à-dire que ce type d’instrument juridique est un énoncé de principe tenu comme universel. À la différence d’une convention, une déclaration n’est pas un accord par lequel les États s’engagent en droit international. Contrairement aussi aux conventions, les déclarations ne sont pas ratifiées par les États, et n’exigent pas que les États soumettent des rapports sur leur mise en vigueur. Même si elles n’ont pas force obligatoires en droit international, les déclarations – et notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme – s’entourent d’une autorité morale très importante. La Déclaration universelle est perçue comme l’énoncé le plus clair et le plus vigoureux des principes universels des droits de la personne sur la scène internationale1.

Le texte énonce les droits fondamentaux de l’individu, droits inaliénables et inviolables de tout être humain, ainsi que la reconnaissance et le respect de ces droits par la loi. Il comprend un préambule avec huit considérations reconnaissant la nécessité du respect inaliénable de droits fondamentaux de l’homme par tous les pays, nations et régimes politiques, et qui se conclut par l’annonce de son approbation et sa proclamation par l’Assemblée générale des Nations unies. La Déclaration comprend 30 articles qui consacrent chacun un droit ou une liberté fondamentale. Elle reconnaît les droits civils et politiques, économiques, culturels et sociaux de chaque être humain.

En matières de droits culturels, deux articles sont à retenir en particulier. L’article 22 stipule que « toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction de droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation des ressources de chaque pays. » Comme l’indique Céline Romainville dans le Neuf Essentiels, il s’agit ici de la première citation des droits culturels rapprochés des droits économiques et sociaux en tant qu’ils sont des droits-créances. Autrement dit, il s’agit de droits dont le bénéfice est soumis à la condition de ressources suffisantes de l’État, à la différence des droits-libertés avec les droits civils et politiques qui protègent la personne, ses biens et lui garantissent l’exercice de sa citoyenneté.

L’article 27 de cette déclaration établit que : « 1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. 2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur. » Selon Céline Romainville, avec cet article, est reconnu pour la première fois en droit international le droit de participer à la vie culturelle (article réf) et ce, dans un sens assez large puisqu’il est question de vie culturelle, en ce compris notamment les arts mais aussi des avancées scientifiques et de la vie culturelle plus large également. Un point de débat tient à la reconnaissance des droits d’auteur en tant que droits humains ou bien davantage qu’ils présentent un caractère d’intérêt privé et professionnel. Nous renvoyons vers l’ouvrage Neuf Essentiels pour un plus long développement.

1966, « CHARTE INTERNATIONALE DES DROITS DE L’HOMME » ET pACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS ÉCONOMIQUES, SOCIAUX ET CULTURELS

En décembre 1966, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté deux traités internationaux qui ont également façonné le droit international des droits de l’homme : le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques . Ces documents sont souvent appelés les « Pactes internationaux ». Ensemble, la Déclaration universelle et ces deux Pactes forment la Charte internationale des droits de l’homme.

Contrairement à la Déclaration, les deux pactes des droits civils et politiques, ainsi que des droits économiques, sociaux et culturels sont contraignants. C’est dire que les pactes identifient les responsabilités qui incombent aux États pour respecter, protéger et réaliser les droits civils et politiques, ainsi que les droits économiques, sociaux et culturels. Comme le précise le site du Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits humains (OHCHR), cela veut que les textes engagent leurs signataires à des obligations de :

  • Respect : les États doivent s’abstenir d’interférer directement ou indirectement avec ces droits. Par exemple, l’État ne doit pas torturer ni réduire en esclavage. L’État ne peut pas obliger à travailler dans une région qui n’a pas été librement choisie ou empêcher de parler sa/ses langues.
  • Protection : Les États doivent prendre des mesures pour s’assurer que d’autres entités, comme des entreprises, des groupes politiques ou d’autres personnes, n’interfèrent pas avec ces droits. Par exemple, l’État doit empêcher les discours de haine en raison de l’origine ou de l’identité. En outre, l’État doit s’assurer que les entreprises privées offrent un salaire équitable pour le travail et ne donnent pas des salaires différents aux hommes et aux femmes qui font le même travail.
  • Réalisation : Les États doivent prendre des mesures pour réaliser les droits. Par exemple, l’État doit fournir des services d’interprétation pendant les procès si l’accusé ne peut pas parler la langue parlée au tribunal. L’État doit prévoir le budget nécessaire pour que chaque personne puisse accéder aux médicaments et être à l’abri de la faim.

En particulier, l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) reprend les points de l’article 27 de la DUDH. Comme le précise Céline Romainville (réf), l’article cite, au rang des « droits culturels » : le « droit de participer à la vie culturelle », « le droit de bénéficier du progrès scientifique et de ses applications », « le droit de bénéficier de la protection de ses intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique et la liberté scientifique et culturelle. ». Pour étayer les éléments et les obligations contraignantes, nous renvoyons aux développements repris dans le Neuf essentiels, notamment en matière de droit de participer à la vie culturelle, de droit de bénéficier des progrès scientifiques et de ses applications, de droit de protection des auteur·ices.

1993, la constitution belge

Au niveau belge, il faudra attendre 1993 et la réforme institutionnelle pour que les droits culturels soient introduits à l’article 23 de la Constitution belge, en tant que « droit à l’épanouissement culturel et social ». Dans le texte repris par Céline Romainville dans le Neuf Essentiels, « Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. A cette fin, la loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice. Ces droits comprennent notamment : (…) 5° le droit à l’épanouissement culturel et social. »

Dans une analyse plus spécifique, « Contenu et effectivité du droit à l’épanouissement culturel », Céline Romainville revient sur cet article 23 de la Constitution : « Le droit à l’épanouissement culturel est consacré par la Constitution belge et par des textes internationaux de protection des droits de l’homme. Malgré leur manque de précision et le peu d’informations disponibles, l’on peut tirer du prescrit constitutionnel des travaux préparatoires, des arrêts de la Cour constitutionnelle et de l’analyse des textes internationaux que le droit à l’épanouissement culturel est le droit de participer à la diversité culturelle, et notamment à la vie culturelle de sa communauté, c’est-à-dire le droit de recevoir les moyens culturels et financiers pour accéder aux cultures et s’exprimer de manière artistique.

Les titulaires de ce droit sont les citoyens et c’est aux pouvoirs publics qu’il incombe de le concrétiser. Le droit à l’épanouissement culturel impliquant le droit d’accéder à la diversité culturelle, les pouvoirs publics ont le devoir de soutenir celle-ci, dans les limites du raisonnable. »

Au cours de son analyse, Céline Romainville tire un constat quant à l’effectivité de ce droit à l’épanouissement qui résonne avec le chantier référentiel qui nous occupe : « Le droit à l’épanouissement culturel en tant que tel n’a donc pas trouvé de formidable écho près des juges ou des législateurs. Cependant, la logique de démocratisation et de démocratie culturelle qui l’anime est bien présente dans l’esprit de nombreuses initiatives prises par les législateurs communautaires. Ainsi, en Communauté française, les initiatives progressent. Les bibliothèques, médiathèques, centres culturels et associations de promotion de la culture sont d’excellentes réalisations qui rendent la culture indiscutablement plus accessible et permettent à tous de participer. A tout le moins, l’insertion du droit à l’épanouissement culturel érige en objectif constitutionnel la poursuite de la démocratisation culturelle.

Ces effets juridiques tendent, peu à peu, à la mise en œuvre effective du droit de s’épanouir dans la culture. Il faut espérer que les pouvoirs publics, conscients de l’importance de ce droit fondamental, mettent à profit la latitude qui leur est laissée par la Constitution et imaginent des solutions nouvelles. Ils contribueraient ainsi au développement d’une véritable démocratie culturelle. Et même s’ils oublient de consacrer explicitement ce droit en tant que tel, l’objectif de démocratisation culturelle et de démocratie culturelle imprègne déjà largement les politiques culturelles. Comme objectif constitutionnel, le pari du droit à l’épanouissement culturel est en voie d’être réussi. Mais il reste du chemin à ce droit constitutionnel pour qu’il soit totalement effectif, pour les juges, pour tous les législateurs, et tous les citoyens. »

2005, Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, Unesco

Dans l’article de présentation de la Convention, l’UNESCO explique que les secteurs culturel et créatif sont devenus essentiels à une croissance économique inclusive, réduisant les inégalités et réalisés les objectifs fixés dans le Programme de développement durable pour 2030. L’adoption de la Convention de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles a marqué un tournant pour la politique culturelle internationale. A travers cet accord, a été reconnu la double nature, à la fois culturelle et économique, des expressions culturelles contemporaines produites par les artistes et les professionnels de la culture. En reconnaissant le droit souverain des États de conserver, d’adopter et de mettre en œuvre des politiques visant à protéger et à promouvoir la diversité des expressions culturelles, tant sur le plan national que sur le plan international, la Convention de 2005 aide les gouvernements et la société civile à trouver des solutions politiques aux défis émergents. Basée sur les droits de l’homme et les libertés fondamentales, la Convention de 2005 fournit en fin de compte un nouveau cadre pour des systèmes de gouvernance de la culture informés, transparents et participatifs.

Selon l’Observatoire de la diversité et des droits culturels de Fribourg, « la diversité des expressions culturelles est un patrimoine vivant à reconnaître, protéger et valoriser au service des personnes et de leurs sociétés. Cette diversité de ressources culturelles compose une richesse qui « élargit les choix possibles, nourrit les capacités et les valeurs humaines , (…) elle est donc un ressort fondamental du développement durable des communautés, des peuples et des nations« . Sa protection et sa mise en valeur requièrent une action participative et collective, importantes pour la « pleine réalisation des droits de l’homme » et « pour la cohésion sociale en général« . La vision est donc large et transversale et ne se réduit pas aux activités artistiques, mêmes si celles-ci sont en première ligne dans la Convention. Outre les libertés d’expression spécifiquement visées, c’est l’effectivité du droit de participer à la vie culturelle qui est directement en jeu, un « panier » de droits culturels, au cœur de l’ensemble des droits humains.»

Selon Céline Romainville, dans le Neuf essentiels, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée le 20 octobre 2005 reconnaît indirectement le droit de participer à la vie culturelle dans le rappel des droits culturels et dans le principe de l’ »accès équitable à une gamme riche et diversifiée d’expressions culturelles provenant du monde entier et l’accès des cultures aux moyens d’expression et de diffusion. D’autres conventions relatives au patrimoine culturel, émanant notamment de l’ONU ou de Conseil de l’Europe, consacrent également, de manière directe ou indirecte, des éléments du droit de participer à la vie culturelle.

A noter que dans ces conventions et dans d’autres sources internationales du droit de participer à la vie culturelle, il faut souligner que la portée de ces textes n’est pas figée. Ainsi, par exemple, le droit de participer à la vie culturelle est peu à peu reconnu dans la jurisprudence de la Cour européen des droits de l’homme même s’il n’est pas consacré en tant que tel dans la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).

Selon Michaël Oustinoff, dans son article « Les points clés de la Convention sur la diversité des expressions culturelles », la Convention « ne concerne pas tous les aspects de la diversité culturelle. Néanmoins, elle présuppose la reconnaissance, à terme, du droit à la diversité culturelle à l’intérieur de chaque État signataire, avec toutes les implications politiques que cela entraîne. C’est là sa force mais également sa faiblesse : elle dépend de la volonté des États. Et, à parcourir le Rapport mondial sur le développement humain, 2004, du Pnud il n’est pas sûr que celle-ci soit toujours très affirmée. Bien au contraire ! Voilà pourquoi l’Unesco a bien fait de mettre en place des « mécanismes de suivi » (Conférence des parties, Comité intergouvernemental) et un « organisme de règlement des différends ». Pour que la Convention, sous sa forme actuelle, marque véritablement un tournant, encore faut-il que les États s’en donnent les moyens. »

2009, Observation générale n°21, Comité des droits économiques, sociaux et culturels

Ce texte revient sur l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Il précise entre autres le contenu normatif propre aux différents éléments du droit de participer à la vie culturelle, par exemple quant à des enjeux de disponibilité, d’accessibilité, d’acceptabilité, d’adaptabilité et d’adéquation. En soulignant les liens avec les autres droits humains reconnus dans les instruments internationaux, le texte souligne certaines limitations possibles. Par la suite, il dégage des thèmes spéciaux de portée générale (non-discrimination, égalité de traitement). Il distingue des personnes et communautés ayant besoin d’une protection spéciale (femmes, enfants, personnes âgées, personnes handicapées, minorités, migrant·es, peuples autochtones, personnes vivant dans la pauvreté). En ce sens, des rapports sont établis entre diversité culturelle et droit de participer à la vie culturelle.

Enfin, l’Observation insiste sur les obligations des États parties, qu’il s’agisse d’obligations juridiques générales et spécifiques, d’obligations fondamentales ou internationales, ainsi que lors de la mise en œuvre au niveau national. Le texte précise également les violations possibles lorsque les obligations ne sont pas acquittées par les États parties. Plus largement, l’Observation clôture sur les obligations des acteur·ices autres que les États parties, en particulier les membres de la société civile, le secteur privé et les organisations internationales.

Pour Céline Romainville, dans le Neuf Essentiels, l’Observation générale 21 reflète l’extension de l’objet du droit de participer à la vie culturelle. Ce texte repose sur une conception très large de la culture, insatisfaisante d’un point de vue juridique. L’Observation est cependant uniquement un instrument interprétatif du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, elle ne peut être considérée comme indépassable.

Pour Luc Carton, comme il l’indique en conclusions du livret Comment observer l’effectivité des droits culturels?, l’Observation en écho avec la Déclaration de Fribourg ouvre la définition de la culture au-delà du clivage entre secteur/champ des Beaux-Arts et du Patrimoine, et « société des loisirs » pour proposer une définition plus anthropologie et élargie. Plus fondamentalement et en écho avec le décret des centres culturels, il faut alors articuler au sein d’une architecture plus globale les différentes définitions qui sont données dans l’article 1er 5° et 9°, entre droits à la culture et droits culturels, ainsi qu’à l’article 2 donnant les principes, missions et moyens sous l’influence de la démocratie culturelle.

Référentiels – Démocratie culturelle et démocratisation de la culture

A la suite des articles Neuf essentiels – Pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle, Référentiels – Le droit à la culture, Céline Romainville et Référentiels – les droits culturels, le Groupe de Fribourg avec Patrice Meyer-Bisch, nous poursuivons notre chantier reprenant les différents référentiels des droits culturels en vue de les présenter sommairement et les mettre en dialogue pour faire culture commune autour des droits culturels. Troisième référentiel : les notions de démocratie culturelle et de démocratisation de la culture.

En Fédération Wallonie-Bruxelles, les deux notions de démocratie culturelle et de démocratisation de la culture sont citées notamment dans le décret des Centres culturels du 21 novembre 2013 et par divers acteur·ices du secteur et au-delà. Dans le décret, les deux notions sont explicitées dans les définitions de l’article 1, 6° « démocratie culturelle : la participation active des populations à la culture, à travers des pratiques collectives d’expression, de recherche et de création culturelles conduites par des individus librement associés, dans une perspective d’égalité, d’émancipation et de transformation sociale et politique » et 7° « démocratisation culturelle : l’élargissement et la diversification des publics, le développement de l’égalité dans l’accès aux œuvres et la facilitation de cet accès ». Par la suite, elles sont reprises à l’article 9 dans les visées de l’action culturelle générale : « L’action culturelle générale vise le développement culturel d’un territoire, dans une démarche d’éducation permanente et une perspective de démocratisation culturelle, de démocratie culturelle et de médiation culturelle. » Ces deux notions de démocratie culturelle et démocratisation culturelle sont donc les cadres dans lesquels les actions culturelles menées par les centres culturels doivent s’inscrire. Reste à voir plus précisément ce qu’elles recouvrent.

Pour ancrer les notions dans l’histoire, ici celle des centres culturels

L’exposé des motifs du décret du 21 novembre 2013 des centres culturels disponible ci-dessus font référence aux notions de démocratisation de la culture et de démocratie culturelle en tant qu’elles sont des objectifs à l’origine de l’apparition, puis du développement et de la structuration des centres culturels, tout en restant d’une indéniable actualité.

En retraçant l’historique des centres culturels, ce texte nous expose entre autres que dès la création du Ministère de la Culture en 1965 et l’adoption d’une politique culturelle globale et autonome, deux tendances se conjuguent en matière de politiques culturelles. D’une part, la tendance de l’accès de tous à la culture, en veillant à garantir à chacun·e d’y accéder, sans distinction d’âge, de sexe, de classe sociale, de niveau d’instruction ou de lieu d’habitation. Pour satisfaire cette ambition, cela impliquait de renforcer à la fois la décentralisation et la démocratisation afin de concrétiser un droit d’accès aux biens culturels.

D’autre part, dès 1969, s’ajoute le « droit d’accès à une citoyenneté active dans tous les domaines » qui est porté par Marcel Hicter, alors membre du Ministère de l’Éducation nationale et considéré comme l’un des pères fondateurs de la seconde tendance des politiques culturelles. Cette tendance est celle visant l’instauration d’une démocratie culturelle. En effet, pour Marcel Hicter et d’autres, la politique culturelle n’avait jusqu’alors fait que favoriser les déjà favorisés de l’instruction. Malgré l’effort de démocratisation de la culture, la politique culturelle n’avait pas encore abordé les véritables freins pour permettre également aux milieux populaire de faire advenir leur propre culture.

Le plan quinquennal de politique culturelle publié sous la direction du ministre de la Culture Pierre Vigny en 1968 incarnait ces deux tendances en proposant notamment un dispositif général en faveur des centres culturels. L’influence française est prégnante dans la référence qu’il y a entre les centres culturels et les « maisons de la culture » mises en place par le Ministre de la Culture André Malraux en 1959. Cependant, la notion de centres culturels a une signification plus large qu’en France, puisque l’enjeu n’y est pas uniquement celui de l’accès aux manifestations artistiques de très haute qualité mais aussi celui de la participation active des populations à des manifestations culturelles ainsi que celui du développement des talents des amateurs. A cela s’ajoute l’enjeu de participer activement à la vie culturelle, ceci en coordonnant les actions des différentes institutions d’éducation populaire.

Par la suite, l’Arrêté royal du 5 août 1970 poursuivra sur base des deux notions en intégrant la concertation comme principe essentiel de réglementation. Concertation autant au sein des instances du centre culturel lui-même, que concertation avec la population en vue de l’élaboration du projet culturel. Qui plus est, le modèle d’organisation proposé est innovant du point de vue démocratique dans la mesure où la gestion conjointe et pluraliste du centre culturel revient à la fois aux représentant·es des pouvoirs publics et à celles·ceux issus du secteur associatif de terrain, assurant ainsi une forte légitimité aux associations. Au passage, les deux notions de démocratie culturelle et démocratisation de la culture se raffinent : pour la première, l’enjeu devient de favoriser la participation et l’expression individuelle et collective, pour la seconde, l’enjeu tient à l’accès aux œuvres du patrimoine.

Le développement important du secteur n’aura de cesse d’amplifier et concrétiser les deux notions, en témoigne le décret du 28 juillet 1992 qui vient fixer les conditions de reconnaissance et de subvention des centres culturels. Le décret du 21 novembre 2013 visera alors à actualiser les dispositions légales face aux modifications du paysage culturel, de l’environnement institutionnel, social et économique. Outre les réajustements des procédures de financement, ce décret tâche de fournir en particulier un référentiel commun qui soit davantage incarné dans les pratiques. C’est à cet effet que les référentiels du droit à la culture et des droits culturels apparaîtront plus précisément dans le texte légal ainsi que verra le jour une méthodologie de travail – « la boucle procédurale » – permettant de traduire en pratique les référentiels.

Pour mieux comprendre les deux notions

Pour appréhender la signification des notions de démocratie culturelle et démocratisation de la culture, nous reprenons aux doubles-numéros Repères 4-5 que l’Observatoire des politiques culturelles de la FWB a consacré aux deux notions grâce à l’apport des recherches de Céline Romainville. Nous reprenons des passages et invitons à consulter le livret riche en éléments contextuels et clés de compréhension des notions disponible sur le site de l’OPC de la FWB.

La chercheuse part des usages de ces deux notions dans la littérature francophone relative aux politiques culturelles entre 1960 et 2010. Il s’agit alors d’un panorama de différents usages culturels et politiques, idéologiques et mythologiques des deux notions, en retraçant l’évolution de ces deux paradigmes telle qu’elle apparaît dans la littérature politique, sociologique ou juridique de langue française.

  1. Les prémices : le débat sur la généralisation de l’instruction publique, les arts et la politique, les grandes expositions. La notion de démocratisation de la culture s’est développée, d’un côté, dans la continuité de l’argumentation de Condorcet pour généraliser l’instruction publique ; de l’autre, la notion tire son origine des grandes initiatives publiques mises en œuvre dans la deuxième moitié du XIXe siècle (grandes expositions universelles, théâtre populaire…). En Belgique, selon Hugues Dumont1, une véritable politique de démocratisation de la culture n’a été mise en œuvre qu’à partir de la reconnaissance de l’autonomie culturelle aux communautés, soit les années 1960-1970. Avant cela, les politiques publiques nationales ont pour principal objet la conservation du patrimoine artistique et le soutien aux arts.
  2. Les origines contemporaines de la « démocratisation de la culture ». Selon Jean-Claude Wallach2, le thème de la démocratisation de la culture se serait forgé, en France, dans les années cinquante, quand des militants culturels participent à la construction d’un maillage d’institutions et d’associations qui formeront les bases d’une politique d’émancipation par la culture. La personnalité d’André Malraux est importante dans la conception d’une réelle politique de démocratisation de la culture, néanmoins son projet reste ambivalent : Malraux voulait-il rendre la culture « disponible » et non pas accessible ? Comme si la mise en présence, le contact avec l’œuvre suffisait pour construire « un lien symbolique entre les hommes qui en partagent les effets sensibles »3 ?
  3. Les hiérarchies fondatrices de la démocratisation de la culture. C’est sur la base de plusieurs hiérarchies esthétiques que s’est construite la politique de démocratisation de la culture dans les années soixante :
    • Première hiérarchie : prééminence de la « révélation » sur l’éducation, la médiation ou la contamination. Il n’y aurait ainsi nul besoin de passer par la médiation du concept parce que l’œuvre se suffit à elle-même. L’effet pervers est que la sensibilité artistique ne dépend en aucune façon de l’éducation ni de l’instruction reçue, et donc de l’appartenance à une classe sociale bien précise. La conséquence de cette prééminence est que l’éducation ou la médiation s’est développée à l’écart, voire à l’encontre, du monde de l’école.
    • Deuxième hiérarchie : la prééminence des pratiques artistiques et collectives sur les pratiques individuelles. Cela reste à nuancer car si la politique de démocratisation de la culture aura été développée en un sens collectif, par exemples lors des grandes expositions, des exemples attestent de pratiques individuelles, comme le Réseau de Lecture publique ou bien le domaine de la radio ou de la télévision.
    • Troisième hiérarchie : la prééminence des « arts majeurs » et professionnels sur les « arts mineurs » et amateurs. L’idée est que la politique de démocratisation se serait résolument orientée vers une politique de soutien à la création, à la diffusion et à leurs acteurs. Plus rarement, cette politique aurait été pensée en relation avec l’éducation artistique, vers la stimulation de la demande, vers l’expression amateure ou vers la diversification des espaces de diffusion. En Belgique, selon Jean-Louis Genard4, ce serait surtout par des politiques de création d’un réseau d’institutions culturelles de proximité (maisons culturelles et foyers culturels notamment) que s’est construite la démocratisation de la culture. La création de ces institutions se serait réalisée à partir d’une délégation de missions de service public à maillage institutionnel dense, créant ainsi, dans le champ culturel, un tiers secteur.
  4. Mai 68 : la mobilisation du concept de démocratie culturelle en rupture avec la politique de démocratisation de la culture. Dans l’esprit de mai 68 la conception de l’art et de son rôle sont mises en question dans la société, en mettant l’accent sur les processus sociaux, participatifs et politiques de la création et l’action culturelles. La démocratie culturelle entendrait alors assurer une reconnaissance des productions culturelles populaires ou minoritaires face à des standards culturels considérés comme liés aux classes dominantes, contribuant ainsi à la reproduction des inégalités sociales.
    • Les contestations fondatrices de la démocratie culturelle. Cette notion se serait affirmée sur une critique de la politique de démocratisation de la culture et plus encore sur la contestation de la représentation du phénomène culturel et sur une conception plus radicale, sociale et participative de la culture, ainsi que d’une contestation du phénomène de la consommation culturelle. Les tenants de la démocratie culturelle reprennent à leur compte l’héritage de l’éducation populaire, ainsi que l’héritage culturel de la résistance conçu et expérimenté pendant la seconde guerre. En réalité, sont davantage critiqués les finalités et « le contenu » de l’entreprise de démocratisation plus que la nature elle-même de cette démarche. Pour autant, est aussi contestée la conception de la culture sous-jacente à la démocratisation culturelle : au-delà des Beaux-Arts, il s’agit de renvoyer la culture à la définition qu’en donne la population. Enfin, la démocratie culturelle s’est nourrie d’une critique radicale de la consommation culturelle et de la culture « de masse », consommation jugée comme passive, purement réceptive, non critique, abrutissante et démobilisante.
    • Sur ces bases, la démocratie culturelle vise à remettre en cause les structures idéologiques. Il s’agit de repartir d’une autre conception de la culture, conçue comme un processus politique, social et participatif : celui de la démocratie. « L’action culturelle » appelle une forme de politisation des consciences, c’est-à-dire non seulement à mettre les gens en mesure de se politiser ainsi qu’à favoriser l’éclosion de toutes les cultures face à la société de consommation, en sollicitant également la participation à l’expression et à la critique. L’objectif est de changer la société en enracinant la culture dans tous les aspects de la vie quotidienne, de développer les êtres humains, de revivifier les relations sociales, de faire place à l’expression et de la transformer en une action, en un engagement, en projets collectifs et novateurs. L’animation culturelle et l’éducation permanente, non plus comprises comme une école hors ou après l’école, sont alors les vecteurs particulièrement privilégiés de cette nouvelle philosophie de l’action culturelle et sociale. Selon Jean-Louis Genard4, le déploiement de la démocratie culturelle est passé par la création d’un maillage culturel considérable où se cotoient les maisons de jeunes, maisons de la culture et foyers culturels, centres d’expression et de créativité, télévisions locales et communautaires.
  5. La réorientation de la politique de démocratisation de la culture. Après ces contestations, la démocratisation de la culture serait alors réorientée vers une lutte plus ciblée contre les inégalités sociales qui conditionnent l’accès à la culture, ceci en visant à l’élargissement des publics, à leur diversification, ainsi qu’à leur fidélisation. Toutefois, une tension entre les deux logiques de démocratisation de la culture et de démocratie culturelle verra le jour : la première sera centrée sur l’accompagnement des pratiques de diffusion ; la deuxième se construira à partir des réflexions et expériences vécues dans le mouvement de Mai 68 et inspirée par la démocratie culturelle.
  6. L’empilement des missions. Au cours des années septante, l’on assiste à un processus d’empilement des objectifs de politique culturelle. L’action culturelle de démocratisation aura permis de poursuivre et de déployer l’entreprise de décentralisation culturelle, tout en annexant à cette entreprise d’autres objectifs, plus en phase avec la philosophie participative de Mai 68. A voir si la notion de « développement culturel » en France n’a pas été un moyen d’effectuer une sorte de jonction entre les deux logiques d’action culturelle que sont la démocratie et la démocratisation culturelles. La démocratisation de la culture serait ainsi intégrée dans un projet politique beaucoup plus large, celui de transformer la société par la culture. Une conséquence est que l’objet de la démocratisation s’étend à une plus grande variété de pratiques et de cultures, ce qui implique une certaine remise en question des critères d’excellence et des catégories traditionnelles qui fondaient auparavant la démocratisation de la culture. En Belgique, il y a également fusion progressive des deux dynamiques, quoique la démocratie culturelle reste le paradigme dominant.
  7. Les désillusions des années 1980. La « faillite » du projet révolutionnaire de Mai 68, la « récupération des avant-gardes » par le marché de l’art et la marchandisation galopante des secteurs culturels, le désengagement des créateurs par rapport à leur responsabilité civique, etc. tout cela favorise un désenchantement sur les pouvoirs de l’art, fragilisant ainsi la rhétorique de la démocratisation de la culture. La démocratie culturelle deviendra elle-même problématique en raison de la « contradiction structurelle entre ambitions politiques et moyens budgétaires », de la montée en puissance du secteur culturel marchand et des industries culturelles, ainsi que d’autres facteurs.
  8. Le repli vers une politique de diffusion. Si le discours sur la démocratisation de la culture s’est tari durant cette période, selon Jean Caune3 et Olivier Donnat5, une politique de diffusion empreinte d’un certain souci des publics a globalement été menée. Cette politique se fonde sur de nouveaux postulats esthétiques. Elle repose sur une vision englobante de la création artistique envisagée comme rupture et subversion de l’ordre établi, ainsi que sur une mythologie des politiques culturelles, mettant en scène une sublimation de la création artistique pour sortir de la crise. En outre, de nouveaux domaines sont alors soutenus et des formes culturelles, autrefois dénigrées, sont légitimées. De même la politique de diffusion est alors orientée vers une ouverture aux domaines de l’économie et de la technologie, ainsi qu’en faveur des industries culturelles. Enfin, plus qu’auparavant, la politique de diffusion a été pensée par rapport à des publics ciblés (jeunes, handicapé·es, minorités ethniques, etc.), par souci d’équité et dans le but d’élargir les auditoires.
  9. L’essoufflement et la question de la légitimité. Ces vingt dernières années sont décrites comme traversées par l’essoufflement des projets de démocratisation de la culture et de démocratie culturelle. Ainsi, on se contenterait très largement de poursuivre les entreprises initiées dans les années 1960-1970, sans oser affronter les doutes qui, depuis les années 1980, assaillent ces modèles. Les dispositifs d’évaluation des politiques de démocratisation de la culture renforcent aussi l’essoufflement…
  10. Les nouvelles formes de démocratisation et de démocratie culturelle. Selon Olivier Donnat5, il y a une « réponse pédagogique » à l’échec de la démocratisation de la culture, qui se traduit dans l’institution de services pédagogiques, dans les musées notamment, et participe de cette idée de « convertir » des publics moins portés à la culture mais également dans des mécanismes structurels visant à opérer des ponts entre culture et école. Il y a également une diversification des modes d’accès à l’art et à la culture, avec un timide déplacement de la rhétorique de la démocratisation en ce sens.

Pour aborder ce développement sous un autre angle, nous renvoyons, à nouveau frais, à l’intervention donnée par cette dernière dans le cadre du séminaire interdisciplinaire « Droit de participer à la vie culturelle et politiques culturelles » organisé par Culture & Démocratie à PointCulture Bruxelles en décembre 2013.

Des résonances sectorielles autour de la DÉMOCRATIE culturelle

Nous étendons le développement au secteur de l’Éducation permanente(EP) qui pratique la démocratie culturelle et la démocratisation de la culture, en résonance avec celui des centres culturels notamment et d’autres secteurs socio-culturels. Reprenons des références pour voir comment se concrétisent les notions dans le secteur de l’EP et leurs résonances avec les développements ci-dessus.

Décret Éducation Permanente du 17 juillet 2003, révisé le 14 novembre 2018.Ce texte présente dès les dispositions générales l’ambition que « les démarches des associations visées par le décret s’inscrivent dans une perspective d’égalité et de progrès social, en vue de construire une société plus juste, plus démocratique et plus solidaire qui favorise la rencontre entre les cultures par le développement d’une citoyenneté active et critique et de la démocratie culturelle. » Et pour ce faire, les démarches d’éducation permanente sont concernées par « l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits civils et politiques, sociaux, économiques et culturels, environnementaux dans une perspective d’émancipation individuelle et collective des publics en privilégiant la participation active des publics visés et l’expression culturelle. »

Marcel Hicter. Il est une des références en matières de démocratie culturelle en Belgique – et, au départ de la Belgique, dans les enceintes des institutions internationales (Conseil de l’Europe, Unesco), ce que mentionne Céline Romainville dans son article repris ci-dessus. Il définit la démocratie culturelle comme affirmant “la pratique responsable à la fois des individus et des groupes dans la cohérence de la société globale par la solidarité des individus et des groupes”. La démocratie culturelle “repose sur le principe que l’individu, dans l’action solidaire, doit pouvoir développer en toute liberté l’ensemble de ses potentialités ; elle affirme, pour tous les hommes, des droits égaux et tend à créer pour chacun les conditions matérielles et spirituelles de l’exercice de ses droits ; elle vise à réaliser l’équilibre entre l’épanouissement individuel dans la liberté et la conscience active de la liaison de l’individu à sa communauté et à l’humanité toute entière”. Dans cette conception, “la culture est action permanente de l’homme pour améliorer sa nature et son milieu et mise en commun des résultats de cette action”. Pour Marcel Hicter, la démocratie culturelle doit garantir “aux individus et aux groupes, les moyens concrets de vivre selon leurs convictions” pour “enrichir la vie”.

L’Association Marcel Hicter, fondation pour la démocratie culturelle poursuit ce travail de promotion et de recherche autour de la démocratie culturelle.

Pour aller plus loin…

Un cycle de conférences données par Luc Carton, membre du comité de pilotage de la Plateforme et ancien co-président de Culture & Démocratie, il est figure incontournable de l’Éducation permanente en Belgique et au-delà. Réalisées par La Ligue de l’Enseignement et de l’éducation permanente, les conférences sont découpées en cinq chapitres expliquant comment l’éducation permanente constitue une démarche fondatrice de la démocratie culturelle. Ces vidéos sont disponibles sur la page YouTube du l’association.

Un article de Luc Carton sur le blog reprend l’actualité de la démocratie culturelle, à l’aune de l’éducation populaire et des des droits culturels.

Un article de Culture & Démocratie reprenant un échange avec Christine Mahy, secrétaire générale et politique du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté. L’entretien est l’occasion de revenir sur le parcours de Christine Mahy, entre travail social, action culturelle et éducation permanente, et surtout toujours animé par une démarche visant à la démocratie culturelle.


Références bibliographiques

1. Hugues Dumont, “La genèse des principes directeurs du droit public belge de la culture entre 1830 et 1940”, in “L’argent des arts. La politique artistique des pouvoirs publics en Belgique de 1830 à 1940”, Ginette Kurgan-Van Hentenryk, Valérie Montens (dir.), Bruxelles (Belgique), Éditions de l’Université de Bruxelles, 2001, p. 25.

2. Jean-Claude Wallach, “La culture pour qui ? Essai sur les limites de la démocratisation culturelle”, Paris (France), éditions de l’attribut, 2006, p. 38.

3. Jean Caune, “La démocratisation culturelle, une médiation à bout de souffle”, Grenoble (France), Presses universitaires, collection “Arts et culture”, 2006, p. 103.

4. Jean-Louis Genard, “Les politiques culturelles de la Communauté française de Belgique : Fondement, enjeux et défis”, in “Tendances et défis des politiques culturelles.” Claudine Audet et Diane Saint-Pierre (dir.), Québec (Canada), Presses de l’Université de Laval, 2010, pp186-187.

5. Olivier Donnat, “La démocratisation à l’heure des bilans : le cas de la France”, in “Démocratisation de la culture ou démocratie culturelle ? Deux logiques d’action publique”, Guy Bellavance (dir.), Québec (Canada), Presses de l’Université de Laval, 2000.

Référentiels

À la suite de l’article sur le Neuf essentiels – Pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle, nous ouvrons un chantier qui reprend les différents référentiels des droits culturels, les présente sommairement et les met en dialogue en vue de faire culture commune autour de ces notions.

Référentiels – Démocratie culturelle et démocratisation de la culture

Nous poursuivons notre chantier sur différents référentiels des droits culturels en vue de les présenter sommairement et les mettre en dialogue pour faire culture commune autour des droits culturels. Troisième référentiel : les notions de démocratie culturelle et de démocratisation de la culture.

Les droits culturels dans le cadre des arts de la scène: une question de liberté artistique?

Nous reprenons un article qu’Isabelle Meurens, directrice de l’asbl Contredanse, a rédigé pour le numéro 86 du journal Nouvelles de danse. Ce texte a été rédigé à l’aide notamment d’un entretien mené avec Thibault Galland, chargé de recherche et d’animation pour la Plateforme d’observation des droits culturels. Il est disponible via ce lien sur le site du journal de l’asbl.

Cet article prolonge le chantier autour des référentiels (Référentiels – Le droit à la culture, Céline Romainville et Référentiels – Les droits culturels, le Groupe de Fribourg avec Patrice Meyer-Bisch) dans la mesure où il aborde les référentiels évoqués et d’autres dans le contexte de l’actualisation du décret arts de la scène de la Fédération Wallonie-Bruxelles cet été 2022 avec des références explicites à ces référentiels des droits culturels. Cette actualisation s’inscrit dans l’horizon du rapport Un futur pour la culture de 2020 nommant les droits culturels comme boussole pour les politiques culturelles à venir.

Plus largement, à la suite du texte, nous mettons celui-ci en rapport avec l’article sur les libertés artistiques rédigé par Farida Shaheed, ancienne Rapporteuse spéciale aux droits culturels au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits humains (HCDH). Ceci, pour stimuler le questionnement et le débat autour d’une approche de droits culturels à la liberté d’expression artistique, et échanger ensemble face aux défis à relever !

FRANÇOISE SCHEIN CONCORDE 1989-1991 Œuvre immersive en 44000 carreaux de grès, sérigraphie du texte de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. 1000m2 Commande de la RATP, France pour la station de métro Concorde à Paris.

Les droits culturels en textes et en contextes – Isabelle Meurens

Aucune œuvre d’art, comme aucune forme, n’est en elle-même universelle, pour autant la danse touche à ce que nous partageons tous, un corps. Situés et universels, les droits humains le sont également.

Une brève histoire des droits humains

La Déclaration universelle des droits de l’homme, de 1948, s’inscrit dans une histoire au long cours. S’il y a déjà des prémices de droits individuels et inaliénables dans des déclarations anciennes, comme en Perse en 500 av. J.-C., lorsque Cyrus le Grand, après avoir libéré les esclaves de Babylone, proclame la liberté de chacun de choisir sa religion, c’est surtout dans l’histoire moderne que se construisent les droits humains. La « Petition of Right » du parlement anglais de 1628, qui fixe les libertés imprescriptibles des sujets devant le roi ; les 10 premiers amendements de la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776, et, bien évidemment, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui a inspiré des textes similaires dans de nombreux pays d’Europe et d’Amérique latine tout au long du XIX e siècle. Voilà pour la brève ligne du temps de ce qu’on appelle la première génération des droits humains. Droits civils et politiques, libertés fondamentales, droits naturels, droits-libertés : derrière ces dénominations, que recouvrent-ils ? Il s’agit de droits inaliénables et universels – partagés par tous –, qui garantissent les libertés individuelles au-delà des droits en vigueur dans un État donné à un moment donné. Ces droits consacrent, d’une part, les droits de l’individu face à l’État (respect de la vie privée, de la vie familiale, de la propriété…) et, d’autre part, la participation de l’individu à la vie collective (droit de vote, libertés d’opinion, de culte…).

La Seconde Guerre mondiale va marquer un tournant dans l’histoire des droits humains, le génocide apportant la preuve de leur difficile mise en œuvre. En préambule de la déclaration adoptée par les Nations unies, en décembre 1948, cette phrase : « la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité ». Comme l’explique Laurence Burgorgue-Larsen, professeure de droit à la Sorbonne et spécialiste de la justiciabilité des droits humains : « de là est née l’idée que les États doivent mettre en œuvre les conditions de possibilités des droits civils et politiques » et que « les libertés individuelles ne sont garanties que par des moyens économiques et sociaux ». Par ailleurs, à l’issue de la guerre, la culture apparaît tout autant comme un levier d’émancipation que comme un instrument de propagande ; un ensemble de codes et de représentations au sein de communautés diverses aussi bien que l’instrument d’une revendication identitaire potentiellement mortifère. C’est dans ce contexte que naissent les premiers textes faisant explicitement référence aux droits culturels, précisément dans l’article 27 de la Déclaration des droits humains de 1948.

Si la première génération des droits humains limite les actions des États pour garantir les libertés des citoyens, la seconde impose à l’État la mise en œuvre de politiques socio-économiques en vue de rendre ces droits humains effectifs. C’est pourquoi on distingue au sein des droits humains les droits-libertés des droits-créances. Ces derniers confèrent à l’individu le droit d’exiger certaines prestations de la part de la société ou de l’État : par exemple, le droit au travail, le droit à l’instruction, le droit à l’assistance, le droit de participer à la vie culturelle…

Les droits culturels à travers les textes déclaratifs et législatifs

Si la première occurrence du terme « droits culturels » se trouve à l’article 22 de la Déclaration de 1948 – « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays. » –, c’est l’article 27 qui en donne le cadre : « 1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. 2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur. »
Le « compte tenu des ressources » ainsi que la tension perceptible entre les points 1 et 2 de l’article 27 – la circulation des savoirs et des œuvres, d’une part, et la protection des intérêts des auteurs, d’autre part – laissent entrevoir le difficile passage du déclaratif à la mise en œuvre juridique. Et c’est ainsi qu’aucune référence aux droits culturels n’est faite dans la Convention européenne des droits de l’homme (Rome, 1950), manquant ainsi l’occasion d’œuvrer à leur effectivité en les intégrant au champ d’application de la Cour européenne des droits de l’homme.

Il faudra attendre 1966, à l’ONU, pour que s’inscrive la première référence aux droits culturels dans un texte juridiquement contraignant, précisément dans l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels : le droit de participer à la vie culturelle, le droit de bénéficier du progrès scientifique et de ses applications, le droit de bénéficier de la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique et la liberté scientifique et culturelle.

Difficile de parler des grands textes ou déclarations internationales sans évoquer la Déclaration de Fribourg (2007), fruit d’un travail de 20 ans d’universitaires mené par Patrice Meyer-Bisch, docteur en philosophie politique. Cette déclaration rassemble et explicite les droits culturels qui sont déjà reconnus, mais de façon dispersée, dans de nombreux textes internationaux et donne une préséance à des concepts anthropologiques comme ceux « d’identité culturelle » et de « communauté culturelle ». Ce texte n’a pas en lui-même de portée juridique mais a influencé le cadre des politiques culturelles en Fédération Wallonie-Bruxelles.

En Belgique, c’est en 1993 que les droits culturels entrent dans la Constitution, à l’article 23 : « Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. (…) Ces droits comprennent notamment : (…) 5° le droit à l’épanouissement culturel et social ». En Belgique, état fédéral, rappelons-le, ce sont avant tout les communautés qui mènent les politiques culturelles et en donnent le cadre légistique à travers différents décrets. En Fédération Wallonie-Bruxelles, outre le secteur de l’éducation permanente, l’effectivité des droits culturels incombe au premier chef aux Centres culturels. Impossible ici d’aborder tous les textes mais notons que le décret dit « des arts de la scène », comme le décret « gouvernance », repose sur des droits culturels concrets : la liberté de création pour le premier, la participation aux politiques culturelles pour le second. À d’autres niveaux de pouvoir, le Plan culturel pour Bruxelles fait de la mise en œuvre des droits culturels une priorité absolue. L’essor récent des droits culturels dans les textes de lois ne va pas nécessairement de pair avec une compréhension de ceux-ci en dehors des cercles académiques et politiques, la confusion sur certains termes ne facilitant pas leur appréhension.

La culture à l’œuvre

Le premier enjeu de clarification va se porter sur le terme même de culture, qui revêt de multiples sens. Si depuis les premières déclarations des droits humains il a signifié notre arrachement à la nature et à l’environnement, ce qui nous a permis de bâtir des civilisations, on comprend assez vite que cet « arrachement à la nature » est indissociable d’une histoire de domination de l’homme occidental sur l’environnement et les autres cultures. La mutation anthropologique profonde qui semble s’opérer depuis quelques années pour sortir de cet écueil de l’humain bâtisseur qui domine son environnement pose de multiples questions. Les droits humains et, en particulier, les droits civiques sont depuis plusieurs décennies un instrument puissant pour sortir de cet écueil. Quant aux droits sociaux, économiques et culturels, leur charge transformatrice est limitée par manque de clarification.

Dans Neuf essentiels pour comprendre les droits culturels, Céline Romainville, professeure de droit constitutionnel et droits humains à l’UCL, classifie les différentes acceptions du mot culture qui ont façonné l’écriture des droits culturels. La culture dans son acception première et générale est ce qui fait notre humanité commune (la Culture vs la Nature) (I). Dans son sens anthropologique (II), la culture se définit comme ce qui fait « l’identité d’un groupe », un ensemble d’attributs qui unit les membres d’un groupe et les distingue d’autres groupes, influence leur vision du monde et structure leur vie individuelle ou collective. Une troisième signification, plus symbolique celle-là, part également d’un contexte socio-historique particulier mais se rapporte à l’ensemble des ressources des savoirs ou des symboles qui construisent nos représentations du monde, de l’éthique, du soi… (III). Et enfin, fait remarquer Céline Romainville, « la culture peut être appréhendée comme le développement des activités créatrices des hommes ». Envisagée dans ce quatrième sens, la culture est à la fois « patrimoine/traditions » et « création/pratiques » (IV).

Selon qu’on se réfère à la culture dans sa dimension anthropologique ou patrimoniale et artistique, la portée des droits culturels sera toute différente. Lors de la Conférence mondiale sur les politiques culturelles qui a eu lieu à Mexico en 1982, l’UNESCO propose la définition de la culture suivante : « l’ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ».

Si cette définition de l’UNESCO qui se rapproche de la définition anthropologique semble séduisante par son caractère englobant et inclusif, elle présente un défaut majeur puisqu’elle elle minimise inévitablement la dimension artistique de la culture. Ce faisant, elle réduit potentiellement le périmètre des droits culturels autant que leurs capacités à intégrer des textes de lois contraignants.
Les droits culturels, concrètement

Le principe général est le droit de participer à la vie culturelle, mais comment se traduit-il en droits concrets ? Céline Romainville relève six droits concrets induits par le droit de participer à la vie culturelle :

1. la liberté artistique ou le droit de créer et de diffuser sans entrave ses créations ;

2. le droit au maintien, au développement et à la promotion des cultures et des patrimoines ;

3. le droit d’accéder à la culture : recevoir les moyens de dépasser les obstacles (physiques, financiers, géographiques) à un tel accès mais aussi d’accéder aux clés et références culturelles permettant de renverser les obstacles symboliques, éducatifs, linguistiques… ;

4. le droit de prendre part activement à la diversité des vies culturelles, de recevoir les moyens concrets de s’exprimer sous une forme artistique et créative, et d’accéder aux clés et références culturelles permettant de s’exprimer de manière critique et créative, de développer son potentiel, son imaginaire ;

5. le droit au libre choix dans la participation à la vie culturelle ;

6. le droit de participer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques culturelles.
Le fil rouge qui se dessine à travers ces six attributs dévoile la sédimentation dans l’histoire des droits culturels. Si la liberté d’expression (1) est aux fondements des droits humains dès 1776, les prérogatives (2) et (3) sont indissociables du mouvement de démocratisation culturelle de la seconde moitié du XX e siècle dans le sillage de la Déclaration de 1948 ; quant aux droits (4), (5) et (6), s’ils n’abrogent en aucun cas ceux qui précèdent, ils se pensent dans un mouvement ascendant, épine dorsale de la démocratie culturelle au XXI e siècle.

Rendre effectifs les droits culturels : démocratisation et démocratie culturelle

Démocratisation culturelle et démocratie culturelle renvoient à des valeurs qui sont souvent mises en opposition. La démocratisation part d’un postulat descendant, « rendre accessible au plus grand nombre les œuvres capitales de l’humanité », disait André Malraux, ministre chargé des Affaires culturelles. C’est à cette époque qu’en 1966, Pierre Bourdieu et Alain Darbel publient L’Amour de l’art, une étude sur les musées et leurs publics. Musées qui, selon Bourdieu « trahissent, dans les moindres détails de leur morphologie et de leur organisation, leur fonction véritable, qui est de renforcer chez les uns le sentiment d’appartenance et chez les autres le sentiment de l’exclusion ». Politique tarifaire, décentralisation, sensibilisation sont quelques-uns des moyens mis en œuvre pour démocratiser la culture et la rendre accessible. Le mouvement de ce qu’on appelait alors la sensibilisation à l’art ne trouve grâce aux yeux de Bourdieu. « Un enseignement artistique peut avoir deux fonctions, il peut donner le minimum de connaissance de l’art qu’il faut avoir pour respecter l’art sans avoir les moyens de le connaître ou bien il peut donner le minimum de connaissance qu’il faut avoir pour ne pas se laisser dominer par l’idée de l’art noble. Or, si vous donnez un minimum d’information sur l’art, il y a toutes les chances que vous donniez le respect de l’art et non les moyens de le maîtriser. »
Le concept de démocratie culturelle n’ignore pas les enjeux d’accessibilité, de sauvegarde du patrimoine ou de liberté de création, mais, en réinterrogeant le sens du mot « participation », il le renverse. Ainsi la logique descendante qui prévalait laisse place à une logique ascendante. Un mouvement « bottom-up » qui doit être mobilisé à tous les niveaux. À première vue, la réponse attendue à cette problématique est celle des projets dits « participatifs ». Lorsque Stravinsky parcourt la Russie pour écouter et répertorier les chants de mariages et, de cette diversité, composer ses Noces, il mène un projet participatif avant l’heure, mais est-il dans une démarche ascendante ? Pas nécessairement. Pas davantage qu’un artiste et un directeur d’institution qui ensemble conçoivent un projet inclusif. Pourquoi ? En raison d’un paradoxe inévitable : les politiques culturelles, comme les projets de médiation, sont menées par ceux qui participent déjà à la vie culturelle.

Pour autant, « on est dans une social-démocratie, une grande part du pouvoir politique est liée à la société civile, chaque échelon a plus ou moins une responsabilité culturelle », nous dit Thibault Galland. « En Fédération Wallonie-Bruxelles, le système s’est construit en  » bottom-up « , beaucoup de Centres culturels par exemple sont nés d’initiatives citoyennes, parfois soutenues par les communes et les provinces. C’est dans les années 60-70 qu’une aide financière va leur être accordée, ce qui va donc amener à la mise en place d’un cadre légal. »

Le rôle des centres culturels

En Fédération Wallonie-Bruxelles, l’effectivité des droits culturels incombe au premier chef aux Centres culturels depuis la révision du décret de 2013, qui lors de sa promulgation a été « vécu comme un choc par les Centres culturels », nous dit Thibault Galland, mais rapidement comme « une révolution », confirme Sandrine Mathevon, directrice du Centre culturel Jacques Franck, tant le changement de paradigme est profond.La révolution, c’est d’avoir abandonné la logique de résultat pour une logique de processus. Pour Thibault Galland, qui mène un projet de recherche et d’accompagnement pour mesurer l’effectivité des droits culturels dans les Centres culturels, « la vision à long terme est une condition d’observation de l’effectivité des droits culturels. Il s’agit de constater une progression dans l’exercice des droits, c’est-à-dire un processus en cours et non un résultat final. »
Par conséquent, les centres culturels doivent, en collaboration avec les habitants, faire une analyse partagée du territoire, observer leurs actions et restituer leurs analyses auprès des usagers. Cela demande du temps d’observation et d’analyse, mais c’est « déculpabilisant pour les équipes », qui peuvent se poser sur un long terme. Les droits culturels qui se traduisent sur le terrain en fonctions culturelles sont alors une boussole en termes de choix de projets.

Rendre la justice

Qui dit droit, dit justice et système judiciaire. Mais en matière de droits culturels, qui est compétent ? Que peuvent les usagers ? Qui en est redevable ? Comment la justice est-elle rendue ? Derrière ces questions, un mot : la justiciabilité. Alors qu’il y a une réelle montée en puissance des droits humains dans les cours de justice, les droits économiques et sociaux peinent à trouver leur place dans les tribunaux locaux et internationaux. Que dire alors des droits culturels ?

La première raison invoquée par les États pour ne pas accroître la justiciabilité des droits humains de deuxième génération est « d’ordre démocratique », explique Laurence Burgorgue-Larsen, et vise à « éviter que le pouvoir judiciaire s’empare des questions de justice sociale, pour laisser le parlement déterminer les politiques publiques et les choix budgétaires et pas les juges ».

Difficile donc, on l’aura compris, pour un justiciable de saisir un juge au nom du droit à participer à la vie culturelle. Pourtant, les pouvoirs publics, premiers débiteurs des droits culturels, ont l’obligation de les respecter. Ils ne peuvent entraver leur réalisation ; ils doivent protéger les individus qui seraient empêchés de participer à la vie culturelle, et, enfin, ils doivent mettre en place un cadre institutionnel adéquat à la réalisation desdits droits mais conditionné aux moyens disponibles. « Compte tenu des ressources de chaque pays », stipulait l’article 22 de la Déclaration de 1948.

Nous le disions en début d’article, cette condition a de quoi compromettre la responsabilité des pouvoirs publics. Néanmoins, affirme Céline Romainville, en se basant sur les travaux d’Isabelle Hachez, professeure de droit à l’Université Saint-Louis à Bruxelles, « le droit culturel peut éventuellement être protégé par le recours à l’obligation de “standstill” qui sanctionne tout recul sensible et non motivé dans la réalisation du droit à l’épanouissement culturel ». L’obligation de « standstill » (littéralement « rester tranquille ») interdit aux pouvoirs publics de légiférer à rebours des droits garantis et de diminuer les niveaux de protection acquis sans que cela ne se justifie par des motifs d’intérêt général.

Rendons cela concret par quelques exemples fictifs de ce qui pourrait être considéré comme des reculs en matière de droits culturels – toute ressemblance avec des faits réels serait purement fortuite – : un habitant d’une zone rurale dont la commune choisirait de fermer un Centre culturel, unique lieu culturel accessible pour ses habitants ; des enfreintes à la concertation lors du vote d’un décret de politique culturelle ; une crise économique qui pousserait une ministre de la Culture à réduire de moitié l’enveloppe dévolue à la création artistique ; une ville qui pratiquerait l’expulsion ou l’expropriation d’un lieu culturel sans garantir la sauvegarde du patrimoine ; un musée au toit percé – ou son pouvoir de tutelle – qui ne garantirait plus la protection des œuvres, ou encore un conseil des ministres qui déciderait, en dépit des avis des experts sanitaires, de fermer tous les théâtres et les cinémas à la veille du plus grand festival jeune public d’une région. Encore faut-il que le juge conclue au caractère significatif du recul et à l’absence de justification raisonnable dans le chef des pouvoirs publics… Autant d’obstacles sur la voie d’une pleine effectivité des droits culturels.

Les droits culturels ont aujourd’hui acquis une notoriété à tous les niveaux, de la ministre de la Culture à l’artiste qui propose des actions de médiation, en passant par le responsable des publics d’un théâtre. Cela se traduit dans des décrets et sur le terrain grâce à l’action des centres culturels notamment. Mais la justiciabilité des droits culturels reste un enjeu majeur dans l’effectivité des droits culturels, parce que les droits culturels sont l’un des pivots de la justice sociale en matière de diversité, d’accessibilité et de participation.


la question de la liberté artistique par le prisme des droits culturels

Farida Shaheed, l’ancienne Rapporteuse spéciale aux droits culturels au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits humains (HCDH), a consacré un de ses rapports à la liberté artistique de création. Le rapport est largement repris dans un article « Les droits culturels et les les libertés artistiques ne sont pas antinomiques » est disponible dans le premier numéro de la Revue Nectart. Il est consultable et téléchargeable depuis le site Cairn.

Voici des points importants présentés dans cet article:

  • Les libertés d’expression artistique font partie des droits culturels, de même que la protection des intérêts moraux et matériels des auteurs, tout comme les droits d’accéder pour chaque individu d’accéder à l’espace public et de participer à la vie culturelle
  • Depuis sa création en 2009, la procédure spéciale instituée par les Nations unies dans le domaine des droits culturels a contribué à clarifier les enjeux de la diversité culturelle, des patrimoines, des bénéfices des progrès scientifiques et de l’expression artistique sous l’angle de la réalisation des droits humains universellement reconnus à chacun.
  • La réalisation des droits culturels protège l’accès et la participation à la diversité des références, assurant à chacun la possibilité de poursuivre son développement et son processus d’identification ; la liberté d’opinion et d’expression doit permettre le droit fondamental de chacun d’exprimer cette identité constitutive de la diversité culturelle en utilisant tous les moyens et médias nécessaires, incluant les diverses formes artistiques et culturelles.
  • Quelle conception de la liberté d’expression artistique est développée par la perspective des droits humains?
    Le droit culturel à la liberté d’expression artistique est essentiel pour le développement de toute culture vivante, présentant une multiplicité de points de vue qui sont essentiels au bon fonctionnement de sociétés démocratiques. Il constitue aussi un moyen pour renforcer la réalisation d’autres droits humains fondamentaux, témoignant de l’indivisibilité des droits humains universels.
  • Quel est le rôle des artistes dans la société?
    Toute société saine a besoin d’une vie culturelle riche qui permet la contestation et la réinterprétation des significations à donner aux idées et concepts culturellement hérités du passé et à ceux d’aujourd’hui, aux nouveaux développements. Le droit aux libertés indispensables à l’expression artistique et à la créativité est freiné de multiples façons et, mondialement, il y a raison de se préoccuper du fait que les artistes sont réduits au silence par diverses stratégies. Une œuvre d’art est différente d’un énoncé de faits, permettant une diversité d’interprétations et de significations beaucoup plus large. Les artistes ouvrent des espaces de réflexion sur l’humanité, qui aident à se questionner de manière permanente sur la définition de ses contours et les dynamiques de la société

Quelques défis soulevés par une approche de droits culturels à la liberté d’expression artistique:

  • Les libertés d’expression artistique ne peuvent pas être dissociées des droits de chacun de jouir des arts, et trouver l’équilibre entre la réalisation de ces deux droits – la liberté artistique et la protection des intérêts des artistes et le droit de chacun de jouir des arts – nécessite d’étudier de manière plus complète l’impact des monopoles ou quasi-monopoles dans les domaines des médias et des distributeurs de produits culturels (industries culturelles).
  • Pour toute personne exerçant sa liberté d’expression artistique afin d’exposer des points de vue considérés comme controversés, les droits culturels rappellent avec vigueur que dans toute société il y aura toujours des discussions et des débats sur le sens, les définitions et les concepts. La question est alors de savoir qui parle, au nom de quelle communauté, de quelle culture, de quel point de vue, et il convient d’assurer la nécessité que le discours dominant ne soit pas le seul à être entendu.
  • Les libertés d’expression artistique soulèvent ainsi des questionnements sur l’utilisation de l’espace public dans toute société : Qu’est-ce que l’espace public et à qui appartient-il ? Qui peut décider de ce qui y est permis ou non, quand et pour combien de temps ? À quel point le public a-t-il réellement son mot à dire sur les images et les sons qui sont omniprésents dans son environnement quotidien ? Pourquoi accorder plus de considération à la sensibilité de certaines communautés lorsqu’il s’agit d’œuvres d’art, mais pas par exemple lorsqu’il est question de publicité ? Pourquoi dédie-t-on souvent plus de ressources et de temps au contrôle des œuvres et manifestations artistiques et culturelles qui doivent être présentées dans l’espace public qu’au contrôle des activités commerciales ?
  • Il semble qu’il soit encore assez fréquent de penser que la créativité et l’expression artistiques sont un luxe : rien ne pourrait être plus faux ! La créativité et l’expression artistiques sont des composantes essentielles de la dignité humaine, inhérentes à la manière que nous avons d’exprimer notre humanité. Limiter ou tenter de contrôler, restreindre ou éliminer les expressions artistiques de l’espace public sont autant de manières d’appauvrir notre humanité.

Référentiels – Les droits culturels, le Groupe de Fribourg avec Patrice Meyer-Bisch

A la suite des articles Neuf essentiels – Pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle et Référentiels – Le droit à la culture, Céline Romainville, nous poursuivons notre chantier qui reprend les différents référentiels des droits culturels, les présente sommairement et les met en dialogue en vue de faire culture commune autour de ces notions. Second référentiels: les droits culturels tels que présentés dans la Déclaration de Fribourg de 2007 ainsi que défendu par l’Observatoire de la diversité et des droits culturels et son président Patrice Meyer-Bisch, coordonnateur de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme (IIEDH) et de la chaire UNESCO pour les droits de l’homme et la démocratie de l’université de Fribourg (Suisse).

En Fédération Wallonie-Bruxelles, les droits culturels sont également cités dans le décret des Centres culturels du 21 novembre 2013 et par divers acteur·ices du secteur et au-delà. Outre les élargissements qu’appelle le décret entre droit à la culture et droits culturels, la mention de « droits culturels » la plus importante du décret est celle qui fait référence à l’article 1, 5° à la définition élargie de la culture qui est tirée de la Déclaration de Fribourg. La voici extensivement : « Culture : les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité ainsi que les significations qu’il donne à son existence et à son développement ». Une définition qui ouvre la notion au-delà des champs socio-culturels à des perspectives anthropologiques et philosophiques plus larges.

Genèse et objectifs de la Déclaration

Cette Déclaration est le fruit d’un travail de longue haleine de discussion et de rédaction sur plusieurs décennies : des premières échanges et colloques à la fin des années 1980 jusqu’à l’adoption du texte le 7 mai 2007 par une assemblée issue de la société civile, composée d’universitaires de diverses discipline, de membres d’ONG et de professionnels travaillant dans le domaine des droits culturels, avec le parrainage d’une soixantaine de personnalités.

De façon analogue au droit à la culture de Céline Romainville, la Déclaration de Fribourg vise à rassembler et expliciter des droits qui sont déjà reconnus, mais de façon dispersée, dans de nombreux instruments. Dans un contexte international plus large, le texte se pose face à la permanence des violations et de guerre trouvant en grande partie leurs germes dans la violation des droits culturels, aux stratégies de développement inadéquates par l’ignorance de ces mêmes droits, marginalisés malgré l’universalité et l’indivisibilité des droits humains. De plus, le récent développement de la protection de la diversité culturelle nécessite un ancrage dans l’ensemble indivisible et interdépendant des droits humains, sous peine de relativisme.

En bref, la Déclaration vise à clarifier et ce faisant, à démontrer l’importance cruciale des droits culturels ainsi que des dimensions culturelles des autres droits humains.

Structure de la Déclaration

La Déclaration est structurée en plusieurs parties :

  • Dans les deux premiers articles (1-2) sont données les définitions telles que celle élargie de la culture notamment, ainsi que des principes fondamentaux
  • Dans les articles 3 à 8 sont listés et explicités les droits culturels faisant référence à des notions d’identité, diversité, de communautés et de patrimoines culturels, d’accès et de participation à la vie culturelle, d’éducation et de formation, de communication et d’information, de coopération culturelle.
  • Enfin, dans les articles 9 à 12 sont énoncées les obligations impliquées pour toute personne et collectivité afin de garantir une gouvernance démocratique et la compatibilité culturelle des biens et service. Cela exige des prises de responsabilité de la part des acteur·ices culturel·les des secteur public, privé ou civil, ainsi qu’au niveau des Organisations internationales.

Pour plus d’information, nous invitons à consulter l’ouvrage complémentaire de la Déclaration : Déclarer les droits culturels : commentaire de la Déclaration de Fribourg, coordonné par Patrice Meyer-Bisch et Mylène Bidault aux éditions Bruylant et Schulthess. Cet ouvrage décompose et analyse les différents articles de la Déclaration, leurs tenants et aboutissants eu égard à différents textes et sources de droit international.

Retour sur des controverses entre droits culturels et droit à la culture

En Fédération Wallonie-Bruxelles, il y a deux référentiels majeurs en termes de droits culturels – droit à la culture et droits culturels – qui coexistent en particulier au sein du décret des centres culturels du 21 novembre 2013. Cette coexistence a fait l’objet d’échanges dans les journaux de Culture & Démocratie. Reprenons ce débat, non pas tant pour polariser, que pour alimenter le mouvement d’interprétation et de compréhension, la dialectique de ce que sont et peuvent être les droits culturels. Ciblons ici quelques controverses pointées notamment par Patrice Meyer-Bisch dans l’article « De la nature politique et juridique des droits de l’homme et en particulier des droits culturels » dans le journal 36 suite aux Neuf Essentiels, par Jean-Michel Lucas dans l’article « Les droits culturels et leurs perspectives françaises : rire ou pleurer ? » dans le Journal 38, par Céline Romainville dans les articles « Des droits culturels au droit de participer à la vie culturelle » et « Quelques éclaircissements sur la notion de droits culturels » respectivement dans les Journaux 36 et 39 de Culture & Démocratie.

  • Autour de la définition de la culture, dans une visée de clarification des droits culturels: avec une vision plus restrictive et juridique du champ de la culture (pour le droit à la culture), ou avec une vision plus élargie, anthropologique et englobante de la culture (pour la Déclaration de Fribourg)
  • Autour de l’extension de l’identité culturelle à ce type de droits: que le respect de l’identité culturelle soit assuré par le principe de non-discrimination, que la notion floue d’identité ne doit pas être étendue à ce type de droit ; ou du caractère concret de la notion d’identité, qu’il faille préciser celle-ci en un droit à des ressources culturelles nécessaires pour vivre son processus identitaire, à la fois seul et en commun ; ou bien encore que le travail de sens soit mené par la personne ou par des spécialistes…
  • Autour de l’effectivité de ces droits : à partir d’une lecture juridique, l’enjeu de justiciabilité et le principe de standstill ; des mesures politiques cohérentes et contraignantes avec par exemple, la référence à ces sources dans des textes contraignants tels que le décret des Centres culturels et à présent dans autres décrets de la Fédération Wallonie-Bruxelles ; avec la prise de responsabilité de l’ensemble des acteur·ices ; au besoin d’évaluation systématique des politiques culturelles ; à la conflictualité entre politiques culturelles et libéralisation économique de la culture…

Sur le terrain, on observe dans le cadre de la recherche participative et dans les pratiques des travailleur·ses notamment en centres culturels, la coexistence des référentiels du droit à la culture et des droits culturels de Fribourg. Cela aboutit à une diversité d’appropriations des référentiels, à de multiples manières de les mettre en dialogue.

Nous vous laissons libre de nourrir votre propre interprétation et d’en discuter ensemble. Au passage, nous rappelons la mission d’observation de la Plateforme à partir des appropriations des référentiels et celle de faire culture commune à partir de l’un et l’autre référentiels.

Des Sources pour prolonger la réflexion

Pour aborder les développements autour des droits culturels de la Déclaration de Fribourg à partir d’autres supports, nous renvoyons à quelques de nombreuses interventions des défenseur·ses de la Déclaration, notamment la vidéo réalisée par l’Astrac et la Plateforme d’observation des droits culturels dans le cadre du cycle de travail « Cultiver les droits culturels. Expérimenter Paideia », avec le soutien de Réseau Culture 21.

Tout récemment, une vidéo réalisée par l’Observatoire des politiques culturelles de Grenoble avec l’anthropologue Johanne Bouchard, spécialiste en droits humains au Bureau du Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (OHCHR) et membre de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels (Fribourg).

De nombreux ouvrages ont été publiés par Patrice Meyer-Bisch et d’autres membres du groupe de Fribourg, nous en listons ici quelques-uns :

  • Patrice Meyer-Bisch (dir.), Les droits culturels, une catégorie sous-développée des droits de l’homme, Suisse, Editions Universitaires Fribourg, 1993, 360p.
  • Marco Borghi & Patrice Meyer-Bisch (éd.), Société civile et indivisibilité des droits de l’homme, Suisse, Editions Universitaires Fribourg, 2000, 438p.
  • Mylène Bidault, La protection internationale des droits culturels, Bruxelles, Editions Bruylant, Collection du Centre des droits de l’homme de l’Université Catholique de Louvain, 2009, 559p.
  • Patrice Meyer-Bisch, « Les droits culturels au principe d’une démocratisation durable », Journal 23 de Culture & Démocratie, consultable via le site de Culture & Démocratie.
  • Patrice Meyer-Bisch, « Les droits culturels dans la grammaire du développement », disponible sur le site de l’Agenda 21 de la culture : https://agenda21culture.net/sites/default/files/files/documents/fr/newa21c_patrice_meyer-bisch_fra.pdf
  • Patrice Meyer-Bisch, Stefania Gandolfi et Greta Balliu (éds.), L’interdépendance des droits de l’homme au principe de toute gouvernance démocratique, Genève, Edition Globethics, 2019, 327p.

Référentiels – Le droit à la culture, Céline Romainville

À la suite de l’article sur le Neuf essentiels – Pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle, nous ouvrons un chantier qui reprend les différents référentiels des droits culturels, les présente sommairement et les met en dialogue en vue de faire culture commune autour de ces notions. Premier référentiel : le droit à la culture défendu par la juriste Céline Romainville, professeure en droit constitutionnel à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve (UCL).

En Fédération Wallonie-Bruxelles, le droit à la culture est cité dans le décret des centres culturels du 21 novembre 2013 et par divers·es acteur·ices du secteur. En quelques mots, le droit à la culture correspond à une lecture juridique des diverses sources de définition des droits culturels éparpillées dans différents textes internationaux et nationaux, des instruments universels et de grandes institutions telles que l’UNESCO. L’objectif de ce droit est de clarifier la nébuleuse de références afin d’assurer une portée juridique et une opérationnalisation politique des droits culturels.

L’ouvrage Le droit à la culture, une réalité juridique est tiré de la thèse de doctorat soutenue en 2011 à l’Université catholique de Louvain par Céline Romainville, alors chargée de recherches du FNRS et chargée de cours à l’UCL, l’Université Saint-Louis-Bruxelles et l’Université libre de Bruxelles.

L’objectif de l’ouvrage

La thèse vise à définir, en droit des droits fondamentaux et en théorie du droit, le droit de participer à la vie culturelle, les obligations qu’il implique pour l’État et les prérogatives qu’il induit pour ses titulaires.

Voici un extrait de la partie I consacrée au concept de culture et à la légitimité des politiques culturelles:

« Après une étude des différentes acceptations du concept de culture, nous avons montré que la culture se comprend surtout par rapport au travail sur le sens des expériences humaines et sociales qu’elle construit et qu’elle incarne. […] La culture est essentielle pour le développement des capabilités* des individus et pour la construction de leur identité.

La réception juridique du concept de culture n’en reflète que certaines acceptations. En effet, le système juridique et le droit des droits fondamentaux doivent appréhender la culture en fonction de leurs rôles particuliers (respectivement : ordonner le réel et garantir un certain nombre de ressources à tous les individus). Ainsi, le concept de culture privilégié par le droit et les droits fondamentaux a trait à l’ensemble des créations artistiques et des patrimoines culturels, qui incarnent la culture au sens de travail sur le sens des expériences humaines et sociales dans des réalisations concrètes, dans des processus créatifs déterminés, dans des méthodes particulières, dans une posture d’expressivité et d’analyse critique.

La reconnaissance d’un droit à la culture emmène forcément la mise en œuvre de politiques culturelles dont l’objectif est de soutenir la diversité, de favoriser l’accessibilité et la participation à la culture. […] L’exigence de justice en matière culturelle ne concerne pas seulement les actions de l’État visant à soutenir la diversité culturelle. Elle concerne également, et surtout, les politiques visant à assurer une participation de chacun aux structures culturelles qui permettent à l’individu d’advenir à lui-même et de déployer ses possibilités de création. […] L’exigence de justice implique que l’État instaure des espaces de coopération de travail sur les sens, un authentique espace public culturel. » (p. 189-191 de l’ouvrage)

Le cœur de l’ouvrage

La thèse est constituée d’une analyse descriptive, explicative et évaluative de la reconnaissance, de la portée, de l’effectivité et de la légitimité du droit de participer à la vie culturelle. Afin de rendre possible une analyse juridique rigoureuse et précise, l’étude s’est limitée à trois domaines en particulier : la création artistique, le patrimoine et l’Éducation permanente.

Le livre aborde successivement les sources juridiques du droit de participer à la vie culturelle et leur portée, l’objet de ce droit, les prérogatives et les obligations qui en découlent, ses titulaires et ses débiteurs.

Voici un extrait de la partie II consacrée à la reconnaissance du droit à la culture :

« Sur base de la mise en relation de l’ensemble des sources du droit à la culture, l’identification des éléments du régime juridique du droit à la culture a été réalisée […] en droit international et en droit constitutionnel [belge].

L’objet du droit à la culture a été défini comme s’étendant à la diversité des expressions culturelles, c’est-à-dire à l’ensemble des pratiques et des œuvres, des activités socio-culturelles et des éléments du patrimoine qui expriment, par des procédés artistiques, créatifs, critiques et expressifs, une recherche sur le sens des expériences humaines et sociales. Les prérogatives qui s’exercent sur cet objet sont les suivantes : liberté artistique ; droit au maintien, à la conservation et au développement des cultures et des patrimoines ; droit d’accéder à la culture ; droit de participer à la culture ; liberté de choix et droit de participer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques culturelles. L’identification des prérogatives allant de pair avec celle de leurs titulaires […], le droit à la culture est un droit individuel à forte dimension collective, c’est pourquoi il s’exerce en grande partie en association et en groupe.

Enfin, les obligations qu’emporte le droit à la culture ont été définies en recoupant les prérogatives dégagées avec la théorie générale des obligations de respecter, protéger et réaliser. Ces obligations reposent sur les épaules d’un ensemble de débiteurs qui constituent les collectivités publiques. Elles sont particulièrement importantes dans le cas des collectivités compétentes en matière culturelle. » (p. 525-526 de l’ouvrage).

La justiciabilité du droit à la culture

Enfin, l’ouvrage se développe autour d’une réflexion sur l’effectivité du droit de participer à la vie culturelle qui mobilise une analyse du droit des politiques culturelles.

Voici un extrait de la partie III consacrée à la justiciabilité du droit à la culture :

« Le principe de standstill est apparu […] particulièrement fécond pour le droit à la culture. Pourtant, ce principe n’a été appliqué qu’à de très rares occasions au droit à la culture, ce qui n’a pas manqué de nous étonner mais qui est sans nul doute explicable par l’imprécision qui caractérisait le droit à la culture. […]

La portée du principe de standstill induit du droit à la culture est identique à celle induite d’autres droits : elle est relative et soumise à l’exigence de recul sensible que l’on n’a pas manqué de contester bien qu’elle fasse désormais l’objet d’une d’un consensus jurisprudentiel certain. Mais les réels obstacles à un déploiement adéquat de l’obligation de standstill induite du droit à la culture résultent de l’absence d’évaluation législative du droit public de la culture et du défaut d’indicateurs relatifs au droit à la culture. […]

Dès lors que les politiques culturelles sont ancrées dans le droit à la culture, nous avons l’intuition que le principe de standstill peut, s’il est accompagné d’un développement du droit procédural des politiques culturelles (évaluation et indicateurs) et d’une précision des autres effets du droit à la culture (intangibilité, noyau dur, dimension objective), devenir un axe de défense et de refondation des politiques culturelles, notamment au plan européen. » (p. 827-828 de l’ouvrage)


Pour compléter cette présentation du droit à la culture :

Pour aborder les développements de Céline Romainville par un autre support, nous renvoyons à l’intervention donnée par cette dernière dans le cadre du séminaire interdisciplinaire « Droit de participer à la vie culturelle et politiques culturelles » organisé par Culture & Démocratie à PointCulture Bruxelles en décembre 2013.

Pour compléter les réflexions

De nos archives, nous ressortons l’article de Céline Romainville, Le droit à l’épanouissement culturel dans la Constitution belge, tiré du journal 19 de décembre 2008. Le journal est accessible à partir de ce lien sur le site de Culture & Démocratie et le fichier numérique de ce journal est téléchargeable ici.

Par ailleurs, nous renvoyons à différentes publications de la revue Repères de l’Observatoire des Politiques Cultures de la Fédération Wallonie-Bruxelles dit OPC, en particulier :

Le numéro 1 consacré au droit à la culture & la législation relative aux centres culturels, coordonné par Céline Romainville en mai 2012.

Les numéros 4-5 consacrés à la démocratie culturelle & démocratisation de la culture, coordonnés par Céline Romainville et postfacés par Roland De Bodt en juin 2014.


*Capabilité: ce terme, qu’on aurait pu traduire par « capa­cité » en français, mérite néanmoins les honneurs d’un néologisme car il contient, à lui seul, l’essentiel de la théorie de la justice sociale développée par l’économiste et philosophe Amartya Sen depuis les années 1980. Son écho auprès des instances internationales et des acteur·ices du développement humain en fait aujourd’hui une des raisons pour lesquelles le développement d’un pays ne se mesure plus seulement à l’aide du PIB par habitant·e. Selon A. Sen, comme pour Martha Nussbaum, la « capabilité » désigne la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les biens qu’ils jugent estimables et de les atteindre effectivement. Les « capabilités » sont, pour ces auteur·ices, les enjeux véritables de la justice sociale et du bonheur humain. Elles se distinguent d’autres conceptions plus formelles, comme celles des « biens premiers » du philosophe John Rawls, en faisant le constat que les individus n’ont pas les mêmes besoins pour être en mesure d’accomplir le même acte : un hémiplégique n’a aucune chance de prendre le bus si celui-ci n’est pas équipé spécialement. (Tiré du site Sciences humaines, https://www.scienceshumaines.com/capabilites_fr_29433.html)

9 essentiels – Pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle

La collection des «Neuf essentiels» est une initiative éditoriale de l’asbl Culture & Démocratie qui consiste en une compilation, longuement introduite et commentée, de notices bibliographiques concernant des ouvrages incontournables pour qui veut s’informer sur un sujet d’actualité – ici les droits culturels.

Neuf essentiels pour comprendre les «droits culturels» et le droit de participer à la vie culturelle, écrit par Céline Romainville en 2013, entend fournir des éléments d’explication de la notion de «droits culturels» et, plus précisément, du «droit de participer à la vie culturelle» dans le contexte des politiques culturelles.

  • Dans sa première partie, il a pour objet une description, une explication et une évaluation de ces notions. Essentiellement juridique mais accessible, le présent ouvrage s’est également ouvert à d’autres disciplines pour éclairer les enjeux que posent ces droits fondamentaux.
  • Dans sa deuxième partie, il fournit des notices bibliographiques relatives aux ouvrages considérés par l’auteure comme essentiels pour comprendre les droits culturels et, plus précisément, le droit de participer à la vie culturelle.

L’objectif est ainsi de permettre au lecteur de disposer des connaissances nécessaires en ce qui concerne ces droits fondamentaux et, sur cette base, de s’en saisir, de les remettre en perspective, de les interroger ou de les revendiquer.

Céline Romainville est chargée de recherches du Fonds National de la Recherche Scientifique et chargée de cours à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, à l’Université Saint-Louis-Bruxelles et à l’Université libre de Bruxelles. Ses recherches portent principalement sur le droit constitutionnel, le droit des droits de l’homme et le droit de la culture.


Sommaire

Introduction

Les droits culturels et le droit de participer à la vie culturelle

La protection internationale des droits culturels
Mylène Bidault

Human Rights in Éducation, Science and Culture. Legal developments and challenges
Yvonne Donders et Vladimir Volodin (dir)

Diversité culturelle et droits de l’homme. La protection des minorités par la Convention européenne des droits de l’homme
Julie Ringelheim

Le principe de standstill dans le droit des droits fondamentaux : une irréversibilité relative
Isabelle Hachez

Towards a right to cultural identity?
Yvonne Donders

Human Rights and Cultural Policies in a changing Europe. The right to participate in cultural life
R. Fischer, B. Groombridge, J. Hausermann et R. Mitchell (ed.)

Le pluralisme idéologique et l’autonomie culturelle en droit public belge. Vol I et II
Hugues Dumont

Les droits culturels et sociaux des plus défavorisés
Marc Verdussen (dir.)

Les droits culturels, une catégorie sous-développée de droits de l’homme
Patrice Meyer-Bisch (dir.)

Le droit de participer à la vie culturelle, une réalité juridique
Céline Romainville


Sur cette page du site de Culture & Démocratie, l’ouvrage est disponible en fichier pdf téléchargeable ou en version imprimée (sur commande).

La fable désastreuse de la « santé culturelle » : examen d’un mépris

Dans cet article inédit, le philosophe et enseignant Christian Ruby* analyse de façon critique le concept de « santé culturelle » porté par différentes politiques culturelles en France. Cette notion partage les populations en termes de bonne ou de mauvaise santé culturelle, par exemple selon la participation plus ou moins active ou passive des individus à la vie culturelle. Fondée sur nombre de présuppositions quant aux pratiques culturelles, cette extension du vocabulaire de la santé au champ culturel transforme des problématiques de la vie culturelle liées à des rapports sociaux et tensions politiques en des pathologies quasi-médicales, que les actions des professionnel·les et expert·es culturel·łes doivent dès lors tenter de guérir. Ainsi, à travers cette « normativité sanitaire » et les discours qui la légitiment, la culture s’entend comme la formation de l’individu à partir de normes qui lui sont extérieures et pré-établies, sans qu’il ait de pouvoir d’agir propre ou d’autre ligne de devenir. Voilà de quoi nous donner matière à réflexion quant à nos politiques et pratiques culturelles en Belgique.

Les visuels de l’article sont disponibles dans le kit de médiation proposé par le Ministère de la Culture français – Conception par Sophie Marinopoulos et design graphique réalisé par Clémence Passot

Elle file à toute allure entre les lignes de discours ministériels, de propos diffusés dans et par de nombreuses associations culturelles, voire au sein de dossiers de conseillers municipaux engagés dans l’action culturelle. « Elle » ? Rien d’autre que l’expression « santé culturelle ». Elle est associée à des compléments : « de la population » ou des « citoyennes et citoyens », voire des « habitantes et des habitants », etc. Elle est cependant moins générale que ces compléments ne le laissent supposer. En effet, elle est spécifiquement appliquée à l’exécution d’une distinction interne à la population, sur une partie de laquelle elle incite à entreprendre des actions culturelles différenciées. Cette distinction repose sur l’appréciation de la « bonne » ou de la « mauvaise » santé culturelle des individus. Elle distribue ainsi les citoyennes et les citoyens en catégories dont les extrêmes regroupent les « populations en bonne santé culturelle » et les populations stigmatisées « en mauvaise santé culturelle », sachant que l’établissement d’une moyenne entre ces extrêmes à appliquer au corps politique ne ferait rien d’autre que dissimuler l’antithèse.

Cette expression, ainsi que les discours qui la légitiment et les pratiques qu’elle assigne, notamment sous forme d’un kit mis à disposition des professionnels de la culture, est récente dans le champ de la culture et dans les usages des opérateurs de la culture. Elle a sans doute pris le temps de germer avant d’être érigée en fétiche parce qu’elle donne sens à des pratiques pédagogiques. Au demeurant désormais adossée aux travaux d’une psychanalyste, Sophie Marinopoulos, dorénavant égérie des politiques interministérielles de l’éveil artistique et culturel, grâce à son dessein de concevoir et déployer une « stratégie nationale pour la Santé Culturelle », laquelle viserait d’abord à « Promouvoir et pérenniser l’éveil culturel et artistique de l’enfant de la naissance à trois ans dans le lien à son parent », elle se trouve le plus souvent élargie par rapport au propos initial de sa conceptrice à toute la population dont certains voudraient dénoncer la « passivité réceptrice ».

Cette naissance d’une politique de santé culturelle des populations mérite qu’on s’en étonne, la questionne et qu’on exerce une pensée critique à son égard. D’autant que ce vocabulaire de la santé est toujours plus envahissant dans les activités sociales. Ne parle-t-on pas de « santé économique » des entreprises ou de « santé morale » des individus, etc. ? Cela étant, pour en rester au cas spécifique de la culture, c’est au point de cerner le domaine culturel en termes d’organismes à activer et d’élaboration de stimuli destinés à produire des excitations « bénéfiques ». Cette politique incite à une extension de l’idéologie de la médecine hors de son domaine. Elle confère une nature médicale à des représentations des tensions sociales qui devraient plutôt être conçues politiquement. Parfois, une telle doctrine est imposée aux professionnels de la santé/culture auxquels est enjoint de rendre à certains la « bonne santé culturelle » et de les guérir durablement. Cette « bonne santé culturelle » servirait de norme de l’ordre culturel, tandis que la « mauvaise » verserait dans le désastre, voire l’infraction culturelles.

Ces remarques qui portent sur la redéfinition d’un problème existant – celui des discriminations – dans un langage médical n’impliquent pas la même réticence à l’égard de la possibilité de concevoir culturellement la santé des humains, de penser les rapports de la santé et de la culture, le poids des inégalités culturelles sur la santé, les liens de la santé et du travail en entreprise, mais aussi la formation culturelle des citoyennes et citoyens à partir des arts et des sciences ou de l’éducation artistique et culturelle. Pas plus qu’elles n’impliquent une critique de ce qui n’est pas en question ici, « la grande santé » nietzschéenne ou « l’excès de santé » baudelairienne, dans la peinture qui pratique l’outrance, voire l’usage de la notion de « diagnostic » chez Michel Foucault !

Des présuppositions

L’exigence dessinée par la notion de santé culturelle, en outre de fournir des raisons à des types d’action particuliers, plutôt empiristes comme le contact avec des œuvres culturelles, renvoie à de nombreuses présuppositions.

Parmi elles, la première engage la fusion de « santé » (substantif) et de « culture » (adjectif), disons, si on suit la doxa, l’assimilation d’une conception de la norme du bon état d’un être ou du bon fonctionnement d’un organisme et de ce qui devrait consister en une action de formation ou de mise en forme de soi de chaque individu par des exercices culturels, dans un cadre politique défini mais toujours remis en question par des œuvres nouvelles. Compte tenu de l’ordre des termes, l’assemblage s’accomplit sous le primat de la santé.

Dès lors, cette présupposition tend à imposer aux individus discernés une éducation culturelle façonnée à l’aune d’une norme extérieure de soin et de thérapie, d’hygiène de vie et de combat contre des causes pathologiques culturelles, qui ne peut être assignée ou entretenue que par des professionnels concentrés sur une mission de « politique sanitaire ». En quoi elle tombe dans un paradoxe, celui de prôner à juste titre une plasticité des individus – ils peuvent se modeler – qu’elle décourage aussitôt en convoquant une norme culturelle de référence, comprise comme une prescription attendue, aussi précise et réglable qu’une mécanique.

Si cette première présupposition est déjà contestable, elle s’articule à une autre par la référence à un « bon état » ou un « mauvais état » des affaires culturelles des individus. Cet aspect ne lasse pas d’accentuer le danger. Comment sont définis ces deux critères du salubre et de l’insalubre ? Qui s’octroie le pouvoir de les décréter et d’opérer avec eux un diagnostic sur des individus qui ne sauraient donc pas qu’ils sont en « bonne » ou « mauvaise » santé ? À partir de quelles causes caractéristiques ou décrépitudes juger de la gravité de la situation et délivrer une ordonnance contre le mal ? Et quels rapports entretiennent-elles avec la question de la culture telle qu’elle prend sens dans l’histoire et la cité ? Toutes questions que les milieux médicaux de la santé connaissent en fonction de leur objet propre. Encore relèvent-elles dans ce cas de travaux précis portant sur un concept de santé dont ils savent qu’il n’est pas un concept scientifique – Jean-Jacques Rousseau estime que la santé est un élément constituant de la nature et il diagnostique que la civilisation provoque les maladies (l’arbitraire, l’ignorance et la chair, y compris les pratiques médicales de son époque) qui ne peuvent être guéries que par une éducation renouvelée et la connaissance de soi –, sur la conception sociale plus que médicale, justement, des normes de la santé.

Encore ces deux premières présuppositions s’amplifient-elle d’une troisième. Celle qui concerne la « maladie » culturelle (la mauvaise santé) et la guérison à y apporter. Cette notion de « maladie », qui serait cette fois culturelle mais non moins suspecte que l’ancienne « folie » ou « maladie mentale », renforcerait alors le traitement que l’opinion veut infliger à l’« anormal » et au « pathologique » culturels. Si santé culturelle il y a, elle pourrait donc se consolider ou se détériorer, se consolider par des stimuli et se détériorer par le truchement d’agents pathogènes contre lesquels nul n’aurait été prévenu ! Encore faut-il envisager le « patient » comme un être qui se trouverait parfois corrompu par ces agents internes ou externes que quelques techniques de traitement empirique appropriées dissoudraient : comme, auprès d’enfants ou d’adultes, « stimuler » l’esprit par le contact, défaire la « passivité » culturelle, « nourrir » l’esprit qui fait montre de sa « malnutrition », dessiller ses yeux, le concentrer sur des références dont le surgissement vaudrait exercice de l’attention, voire, en termes plus contemporains, combattre la déculturation des jeunes générations (par fait d’ordinateurs, de réseaux sociaux, etc.). Toutes techniques appuyées sur une image des constituants de l’esprit individuel, et de son étrangeté cadavérique potentielle.

En fin de compte, et notamment pour ce langage commun, l’expression « santé culturelle » ne trouve à s’appliquer qu’à partir de la logique des verbes « être » (une copule fixante) et « avoir » (déterminant de possession), excluant les devenirs. Les individus « seraient » en bonne ou en mauvaise santé, ils « auraient » la santé ou « auraient » sur eux des signes de décrépitude. En tout état de cause, la santé évoquerait l’idée d’une force qui pourrait se détériorer en obligeant à nommer des parias afin de les soigner, d’une aptitude à résister aux agressions extérieures, d’une constitution solide.

Fracture, faillite et fébrilité

Au cœur de ces présupposés, reste à éclaircir la question de savoir à quoi est suspendu le diagnostic de la « mauvaise » santé culturelle. Se décline-t-elle à partir d’un constat objectif ou relève-t-elle d’une construction normative imposée au corps social par la logique de la domination et des fractures qu’elle instaure. Ce qui commande les discours motivant notre critique, c’est le fait que la solution est donnée avant l’analyse, des fractures semblent à la fois données et paradoxalement fixées alors qu’on voudrait les réduire. Or, s’il y a bien des fractures internes à nos sociétés, lesquelles peut-on montrer résultent d’une histoire et de rapports sociaux à problématiser, ce ne sont ni des fractures surnaturelles, ni des fractures relevant d’une essence ou d’un être des individus auprès desquels on serait censé les constater.

Une autre difficulté décisive porte sur l’usage du terme « culture », ici adjectivé. La culture, décidément, comme la santé est conçue comme un « être », une « manière d’être » ou un « avoir ». Les propos sur la santé culturelle, ainsi conçus à partir d’un modèle nostalgique de la santé, ne peuvent se détacher de l’idée selon laquelle « culturel » ou « cultivé » serait donné à certains, sous certaines modalités servant alors de normes. Il suffirait de les appliquer à ceux qui sont « inertes » grâce à des objets stimulants. Or, là encore, s’il y a bien une question culturelle interne à nos sociétés, la culture ne peut être assimilée ni à des objets culturels spécifiquement requis pour « être » en bonne santé culturelle, ni à des références-types à partir desquelles une « maladie » culturelle pourrait être cernée, ni d’ailleurs aux normes imposées par des institutions culturelles. Elle relève plutôt d’une formation à une multiplicité de démarches (arts, sciences, etc.), de l’hétérogénéité des jugements et de dissentiments culturels propres à rendre le champ culturel dynamique, toujours en devenir.

Face à ces expressions qui traversent désormais le champ culturel, d’autres considérations viennent à l’esprit. Elles sont de plusieurs ordres.

Sociologique : comment considère-t-on ces familles atomisées qui font l’objet de la thérapie, sinon par le mépris puisque celles qui sont désignées comme « malades » semblent l’être par nature, au point qu’il conviendrait de les faire passer de la nature à la culture ou de la passivité à l’activité, en ne se préoccupant guère du fait que nul ne passe jamais de la nature à la culture, mais toujours d’une forme culturelle à une autre ?

Politique : d’abord au sens des politiques culturelles. Cette notion de santé culturelle affirme donc que les institutions échouent à jouer le rôle normatif qui est le leur, et qu’il convient de reprendre le dossier à partir de nouveaux traitements. Elle annonce la faillite de ces institutions mais sur une fondation plus normative encore que celle qui les traverse depuis longtemps, qu’il s’agisse de démocratisation ou de démocratie culturelles.

Éthique : ce rapport, entre « bonne » et « mauvaise » santé culturelle est réglé d’emblée comme un rapport de domination, puisque seuls quelques-uns disposent de la « bonne santé » qu’il s’agit d’imposer aux autres. Les conséquences de ce positionnement sont évidemment nombreuses. Mais surtout elles reposent sur l’implicite reconnaissance des difficultés imparties, à partir d’un aveu requis d’ignorance : l’impératif de dire à quelqu’un qu’il ne sait pas exactement d’où il vient (du « mauvais » côté), quel est son « genre » culturel (sa généalogie familiale désastreuse), que son milieu est « malade », que la solution de ses « problèmes » est dans la soumission au traitement proposé.

Des légitimations

Entre les lignes des discours ministériels, des propos diffusés dans les nombreuses associations culturelles qui s’en réclament, voire des dossiers de conseillers municipaux engagés dans l’action culturelle, ce thème de la santé culturelle fait également l’objet de légitimations discutables. Nous ne chicanerons pas celle qui affirme l’importance de la culture dans l’existence des humains. Bien au contraire. Pas plus que nous n’épiloguerons sur celle qui assure la nécessité et la portée des exercices culturels dans toute société.

Plus suspectes sont les légitimations de la nécessité théorique et pratique d’imposer une telle optique d’une santé culturelle par la formation culturelle des individus et par un signe adressé à la philosophique grecque. Arrêtons-nous sur ces deux légitimations.

La première incite, apparemment à juste titre, à repenser la formation culturelle des individus. Encore est-ce, comme nous l’avons écrit, par fait d’une appréciation portée contre une détérioration soi-disant attestée de celle-ci ou d’une déclaration d’inconsistance de ce qui se pratique actuellement dans tel ou tel milieu. Mais cette légitimation fait l’impasse sur ce qu’elle véhicule en termes de hiérarchie dans les prestations culturelles, de négation des différences dans les formations culturelles et les droits culturels, d’ignorance des dissentiments culturels. Elle valorise l’imposition, l’uniformité et l’homogénéité des conceptions et des références. Elle repose en fin de compte sur une perception d’une cité modélisée à l’aune de la culture des institutions sociales, culturelles et politiques.

S’il y a conflit autour de cette légitimation, c’est que cette idée d’une santé culturelle confond la formation culturelle des individus avec la manière de les former. Or, qui dit formation (au sens de Bildung) dit exercices des femmes et des hommes à la capacité à demeurer debout en toutes circonstances, en un déploiement de règles de l’existence multipliant le refus des assignations dans un échange et une solidarité avec les autres, dans leur proximité et leur altérité. La formation culturelle fabrique des compétences destinées à aider les humains à construire des trajectoires au cours desquelles les existences s’amplifient en refusant de se soumettre ou se disloquer, devant la nécessité de vivre humainement l’échec, la souffrance, voire la finitude. La culture relève d’une tâche infinie. Elle se déploie historiquement, par ruptures et reconfigurations, en processus de resignification des actions et des discours.

En quoi « culture » ne devrait désigner ni une essence ou une identité, ni uniquement un monde d’objets ou de ressources spécifiques (culture élitiste ou cultivée), ni une discipline à apprendre (déterminée par un programme et assignée à des spécialistes, type universitaire), ni une somme de connaissances. Elle ne se réduit pas non plus à une doctrine d’État, relevant d’un ministère de la Culture, par ailleurs nécessaire. De surcroît, s’il faut refuser de la dissocier entièrement de ses institutions et personnels, la culture est plus et autre chose qu’eux.

La seconde légitimation vise à soutenir que cette idée de santé culturelle pourrait restaurer dans notre monde certains principes de la philosophie grecque, ce qui en fortifierait la légitimité, du moins philosophique ou aux yeux des philosophants. Ainsi dit-on que cette idée de santé appliquée à la culture revalorise l’idée antique de « soin de l’âme ». Effectivement, l’on ne peut nier l’ambition thérapeutique de certaines philosophies de l’antiquité. Pour autant, ce qui fait en elles office de santé se dit d’abord « salut » et plus exactement « salut de l’âme », identiquement « santé de l’âme » dans son rapport à la « santé du corps ». Si l’on prend en profil la philosophie d’Épicure, on y lit bien que le salut, la santé et le soin sont trois termes qui se
conjuguent effectivement, mais parce qu’ils ont leur unité dans les exercices philosophiques en leurs trois parties (logique, physique et éthique), et non pas dans des normes imposées de l’extérieur, comme le souligne un autre philosophe, cette fois stoïcien, Épictète : « Ceux qui reçoivent simplement les principes veulent les rendre immédiatement, comme les estomacs malades vomissent les aliments. Digère-les d’abord et, ensuite, ne vomis pas ainsi ; sinon, il advient cette chose sale et répugnante que sont les aliments vomis » (Entretiens, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard, 1962, livre III, chap. XXI).

Dès lors, l’allusion de l’usage ici critiqué de santé à l’Antiquité, ou son analogie avec elle, afin de la légitimer n’a que peu de rapport avec elle. La version grecque ne promet aucune imposition, aucune norme extérieure, mais un ensemble d’exercices à pratiquer en forme de« souci de soi », en rapport avec une théorie du désir, des affections (du pathos), le plaisir au demeurant n’étant pas exclu s’il est approprié à la dynamique du vivant et de l’existant. Et ceci,même si l’Antiquité affirme souvent que l’homme en lequel la raison domine est plus sain que celui qui s’abandonne à la pente de ses désirs (agitation, inattention, fébrilité, inconstance,autant de « maladies » de l’âme), de sorte qu’il est effectivement possible de parler, à certains égards, d’une philosophia medicans, d’une philosophie conçue comme soin recommandé d’ailleurs en vue d’une meilleure santé, ou soulagement d’une âme tourmentée. Ce qui n’autorise pas à plier la philosophie grecque à la légitimation de problèmes contemporains.

Les impasses de la « bonne volonté culturelle »

Notre enquête montre que la toile théorique et pratique tissée par ce projet de muer l’idée de santé culturelle en action politique est assez complète. Elle échafaude une perspective de formation culturelle individuelle à partir de stimuli et de fréquentations imposées par d’autres, tissant simultanément des considérations conceptuelles plus ou moins étayées, des projets de réforme politique, des exigences éthiques. Elle concocte une sorte de fable de la formation culturelle réduite à des consignes d’éducation ou des directives rassemblées en kit de secours devant un désastre supposé ou envisagé dans le gouvernement moderne des populations.

Elle ne se pose aucunement les questions essentielles : si l’humain est social, dans sa plasticité et son devenir même, comment les facultés culturelles sont-elles produites ? Quelles relations entre les facultés, les pratiques et les objets ? Que produisent les signes tels qu’il les rencontre ? Comment articuler la culture sociétale et la culture individuelle ? Etc., toutes questions qui excluent que l’on n’ait, en matière culturelle, à s’adresser qu’à des individus ou des esprits à activer, absents de configuration sociale, de désirs, de jeux de délibérations et d’actions, à considérer individuellement, et en prenant ce qui est appelé « culture » comme une figure d’avance déterminée.

Que les fractures sociales, culturelles et politiques existent nul ne le réfute. Mais elles ne peuvent se traiter par des opérateurs thérapeutiques dont on ferait croire qu’ils sont « neutres ». Alors que, dans tous les cas, le point central est celui de l’émancipation des individus et des groupes sociaux par rapport aux normes imposées.

Il reste toutefois possible de reconnaître deux choses positives concernant cette proposition de défendre l’idée d’une santé culturelle des citoyennes et des citoyens. La première est celle-ci : il n’y a pas de grâce de l’esprit mais seulement de l’éducation ; et il est effectivement difficile de considérer que la formation culturelle des individus – aux arts, par les arts, aux sciences, par les sciences, etc. – est idéale de nos jours, et que les institutions culturelles produisent systématiquement de réelles formations. Mais il conviendrait de se demander quand et par qui cette santé aurait été détruite, et en quoi ceux qui proposent des thérapies sont les seuls à pouvoir réparer les dégâts constatés. N’importerait-il pas plutôt de poser le problème politiquement et de cerner des approches politiques de la diversité des cultures et des normes culturelles ?

La seconde renvoie aux atermoiements de la bonne volonté culturelle qui sert de support à cette entreprise, une bonne volonté culturelle à l’égard des « autres ». Cette bonne volonté ne cesse d’agir et de se penser en surplomb des modalités des rapports sociaux et donc des individus. Elle ne saurait tenir compte d’interactions et d’échanges. Elle sait d’avance quels sont les objets culturels susceptibles de former les esprits.

Encore convient-il de préciser que cette bonne volonté culturelle n’est pas tout à fait équivalente aux doctrines du care (du soin) qui sont élaborées par certains philosophes. Ses principes sont autres : la prise au sérieux de la fragilité de l’être humain dans le cadre d’une société et la constitution d’une attention réciproque entre les individus, célébrant un « nous » à l’encontre des philosophies du « je » ou du « tu ». L’une des différences majeures entre les deux options réside dans la solution de la question : qu’est-ce qui satisfait dans la notion utilisée (« bonne ou mauvaise » santé culturelle) et qu’est-ce qui est satisfait par elle, posée en allégorie d’une société parfaite qui survivrait aux désastres culturels ?


Bibliographie

Canguilhem Georges, Le Normal et le pathologique, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, 1943, Paris, PUF, 2005.
Conche Marcel, « Introduction à Épicure », Lettres et maximes, trad. Marcel Conche, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.
Fassin Didier, « Avant-propos. Les politiques de la médicalisation », in L’ère de la
médicalisation
, dir. P. Aïach et D. Delanoë, Paris, Anthropos, 1998.
Foucault Michel, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.
Hogarth Richard, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.
Laugier Sandra :
Qu’est-ce que le care ?, Paris, Payot, 2009.
Face aux désastres : une conversation à quatre voix sur la folie, le care et les grandes
détresses collectives
, Paris, Ithaque, 2013.
Marinopoulos Sophie, « Stratégie nationale pour la Santé Culturelle : Promouvoir et pérenniser l’éveil culturel et artistique de l’enfant de la naissance à trois ans dans le lien à son parent », site du ministère de la Culture, 2017.

Ruby Christian :

Sénèque, De la constance du sage, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard, 1962.
Winnicott Donald Woods, Processus de maturation chez l’enfant : développement affectif et environnement, Éditions Sciences de l’homme, Paris, Payot, 1970.


*Christian Ruby, philosophe, travaille à l’ESAD-TALM, site de Tours. Il est membre de l’ADHC (association pour le développement de l’Histoire culturelle), de l’ATEP (association tunisienne d’esthétique et de poiétique), du collectif Entre-Deux (Nantes, dont la vocation est l’art public) ainsi que de l’Observatoire de la liberté de création. Membre du CA du FRAC Centre Val-de-Loire, il a publié ces dernières années : Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, Éditions L’Attribut, 2015 ; « Criez et qu’on crie ! » Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment, Bruxelles, La Lettre volée, 2021 ; Des cris dans les arts plastiques, Bruxelles, La lettre volée, 2022.

Site de référence : www.christianruby.net

La culture nichée au cœur d’un hôpital psychiatrique

La Plateforme relaie cet article lumineux sur des pratiques culturelles en milieu de soin. Une piste pour cultiver les relations entre culture et pratiques de santé, pour explorer les dimensions culturelles des droits fondamentaux. Ainsi, le texte présente l’Écheveau : le service culturel à destination des personnes prises en charge à l’hôpital Saint-Jean-De-Dieu à Leuze, en Wallonie picarde. Ce « quasi-centre culturel » est coordonné par Laurent Bouchain, administrateur de Culture & Démocratie et membre actif du groupe art et santé de l’association. Le reportage a été mené par Clara Van Reeth, journaliste chez Alter Échos. Sa version originale est disponible sur le site de la revue.

Illustration réalisée dans le cadre des ateliers de l’Écheveau.

Inscrire la culture comme dimension à part entière d’un institut psychiatrique. C’est le pari un peu fou que s’est lancé l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Leuze, en Wallonie picarde, en créant son propre service culturel à destination des personnes hospitalisées. Ni art-thérapie ni «vitrine culturelle», l’Écheveau s’inscrit dans le réseau des artistes en milieu de soins. Et parvient à faire s’entremêler ateliers artistiques, actions de prévention, suivi hors de l’hôpital… Avec un objectif en ligne de mire : briser les murs de l’hôpital psychiatrique et le tabou de la santé mentale.

L’avenue de Loudun est une nationale comme on en compte des dizaines en Wallonie. Le long de cette bande de bitume rectiligne qui relie la gare de Leuze-en-Hainaut au «vieux Leuze» se dresse, de l’autre côté d’un large portail coulissant, une chapelle au clocher élancé. Elle est le reliquat de l’époque où, en 1905, l’Ordre hospitalier de Saint-Jean-de-Dieu a élu domicile dans cette petite commune située entre Ath et Tournai pour y ouvrir un hôpital psychiatrique. Géré par les frères, des religieux français, l’hôpital avait tout d’un asile de l’époque, probablement assez proche des représentations hollywoodiennes de la folie qui ont abreuvé notre imaginaire collectif. «Si jamais t’es pas sage, c’est là que tu finiras», à «l’asile de fous»: voilà ce qu’on a longtemps dit dans la région pour désigner l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu. Aujourd’hui encore, quand on parle d’aller au «vieux Leuze», les gens du coin savent ce qu’on entend par-là.

De l’époque des frères, il ne reste aujourd’hui plus grand-chose. En 1976, la gestion de l’institut a été reprise par l’Acis, l’Association chrétienne des institutions sociales et de santé. Hormis la chapelle, un seul bâtiment de l’époque a été conservé: l’Écheveau. L’ancienne cafétéria, située à l’entrée de l’hôpital, a été reconvertie en un «bar à médiation culturelle», devenu le quartier-général du service culturel de l’hôpital. L’Écheveau a d’ailleurs donné son nom au projet, qui le porte bien: un entrelacs de dimensions et d’axes de travail au service d’un objectif commun, la culture. Le projet a achevé de métamorphoser l’identité de cet hôpital psychiatrique, désormais à des années lumières de l’«asile de fous» peuplé de patients isolés, médicamentés, immobilisés.

Laurent Bouchain, le coordinateur de l’Écheveau, remonte pour nous le fil de l’histoire. Le metteur en scène et dramaturge de formation, barbe et cheveux blancs coupés courts, raconte comment tout a commencé, dans les années 90, par des ateliers de théâtre, puis d’écriture, puis de vidéo… «C’est comme ça que, progressivement, la culture a commencé à s’inscrire dans l’hôpital. Le temps passant, la direction m’a proposé un emploi à quart-temps pour étudier la faisabilité d’implanter une véritable orientation culturelle au sein de l’hôpital.»

L’énergie de Laurent Bouchain a croisé la volonté du comité de direction de l’époque. Jean-Philippe Verheye, ancien membre du comité de direction et directeur de l’hôpital depuis 2017, se plaît toujours à raconter, à quelques jours de la retraite, comment la culture «a pris de plus en plus de place au sein de l’institution», au point que «si on laissait faire Laurent, on ne serait plus un hôpital psychiatrique mais un centre culturel», lâche-t-il sur le ton de la blague.

Illustration réalisée dans le cadre des ateliers à l’Écheveau

Une «bulle» où l’on fait autre chose

Comme un centre culturel d’ailleurs, l’Écheveau propose des ateliers artistiques aux patients des cinq unités de l’hôpital. Ce mercredi matin, ils sont trois participants à l’atelier de dessin animé par Tom. Qu’à cela ne tienne: l’illustrateur et graveur, une petite trentaine d’années, rassemble sur la table une quinzaine de feutres noirs et un tas de feuilles blanches. Le thème d’aujourd’hui: le portrait. Dans un calme monacal, Léon, Clara et Laura[1] s’appliquent, le dos voûté et les yeux rivés sur leur dessin. Les consignes de Tom se succèdent. Il faut dessiner la personne en face de soi sans jamais lever le feutre de sa feuille. Puis la dessiner sans la quitter des yeux. Ou encore en tenant le feutre à pleine main, comme le ferait un enfant. Chaque consigne provoque son lot de «Oooh» et de «Pfff» chez les trois participants, un sourire en coin, comme pour dire «Je n’y arriverai jamais!»

Pourtant, chacun joue le jeu. Les portraits se multiplient et recouvrent bientôt la table.  Certains sont drôles, d’autres carrément beaux. Tom observe chaque trait, débusque les «tics», émet des conseils pour aborder chaque dessin différemment. Il encourage Clara, qui dessine toujours de petits visages au centre de la feuille, à oser prendre plus de place. A Laura, qui commence systématiquement ses portraits par un rond, il conseille de mieux observer: «Les gens n’ont pas tous la tête ronde, ni tous le même rond».

Silencieuse, un léger sourire aux lèvres, Clara se laisse visiblement gagner par le lâcher-prise que requiert l’exercice. Hospitalisée dans l’unité de la Joncquerelle, dédiée aux comportements dépendants, elle se dit «apaisée» par le dessin et espère «avoir la possibilité de continuer quand [elle sera] dehors.»
Au fil des traits qui noircissent les feuilles, les participants se livrent. Léon surtout a la parlotte. Orthopédiste de profession, il raconte sa passion pour la réparation de bateaux, son rêve de jeunesse de devenir skipper. Avant d’évoquer ses problèmes de boisson, ses tentatives de suicide et cet épisode de crise lors duquel sa mère a fini par l’amener ici. «L’hôpital n’a pas voulu m’hospitaliser car j’étais en crise, c’était une urgence (l’admission à l’hôpital se fait sur base volontaire, NDLR). Mais plus tard, j’ai décidé de revenir et de me faire hospitaliser.»

Face au besoin manifeste de partage de Léon, l’animateur fait montre de réserve. Quand le premier se confie et cherche un échange de regards, le second se penche plutôt sur son dessin. Tom confiera plus tard éviter d’aborder les problèmes personnels durant ses ateliers. «Ils sont déjà dans le « psy » en permanence. Ici, c’est une bulle où l’on fait autre chose, où l’on pense à autre chose. Et puis, parfois, certaines histoires peuvent plomber l’ambiance pour les autres participants.»

[1] Les prénoms des personnes hospitalisées ont été modifiés

Illustration réalisée dans le cadre des ateliers à l’Écheveau

Casser les barrières

L’atelier terminé, chaque participant rejoint son unité. A l’époque des religieux et jusqu’à récemment, l’organisation spatiale de l’hôpital était fortement centralisée. Aujourd’hui, les différentes «ailes» de l’institution sont disséminées et reliées entre elles par de larges parcelles de pelouse. Quand il ne pleut pas comme aujourd’hui, les patients passent le temps en s’y promenant.

Légèrement en retrait se trouve un jardin paysager, où sont parfois organisées des activités culturelles – comme ce trio à cordes venu se produire en concert, quelques semaines plus tôt. Plus loin, enclavé entre deux bâtiments, un lopin de terre accueille du «land art». Autant de preuves, pour Laurent Bouchain, du caractère «transversal» de la culture en général et de son projet en particulier.

Le coordinateur de l’Écheveau poursuit son tour du propriétaire, un trousseau de clés digne de Passe-Partout à la main. Ici, l’atelier d’Isabelle, l’animatrice qui travaille sur le «bas seuil culturel» et dans lequel cohabitent des chats en frigolite recouverts de peinture, des plaques recouvertes de mosaïques et autres collages. Là, l’atelier alpha où des participants se familiarisent avec les bases de la langue française.

Dans les couloirs, des tableaux de patients parsèment les murs et égaient du mieux qu’ils le peuvent les lieux un brin décatis. Derrière une porte couleur vert pomme, la bibliothèque. Si celle-ci a toujours existé, elle n’abritait jusqu’il y a peu qu’un catalogue restreint et radicalement « genré »: la collection « Nous Deux » de livres à l’eau de rose et des livres sur la guerre. «On a décidé qu’il nous fallait une vraie bibliothèque, où toutes les sections soient représentées, explique Laurent Bouchain. Évidemment ça représente des financements. Ça a été un choix politique de la direction de mettre de l’argent là-dedans»

Plus globalement, face au choix de l’hôpital d’investir financièrement dans la culture, la pilule a parfois été difficile à avaler, du côté des soignants notamment. «Au départ, les unités de soin nous sont beaucoup questionnés en disant: « C’est de l’argent qui pourrait nous revenir pour soigner les patients ». Mais aujourd’hui, ce n’est plus un problème. La culture a toute sa place dans l’hôpital», assure Jean-Philippe Verheye.

Illustration réalisée dans le cadre des ateliers de l’Écheveau.

Effets bénéfiques : de « l’hypothèse » à la « réalité ancrée »

Au rez-de-chaussée d’un énième bâtiment, Laurent ouvre soudain la porte sur une grande salle lumineuse, entièrement vide à l’exception d’une scène surélevée, coiffée d’une rampe de projecteurs et d’enceintes. Bref, de quoi accueillir des spectacles… Comme un vrai centre culturel. C’est ici, notamment, que se joue une autre dimension importante du projet, ce que le coordinateur de l’Écheveau nomme l’axe « préventif »: «En santé mentale, une grosse problématique concerne la difficulté qu’ont beaucoup de personnes à nommer leur mal-être ou maladie. Et la société est toujours bercée de représentations très stigmatisantes sur l’hôpital psychiatrique. Notre pari est de se dire que si on fait venir un public extérieur au sein de l’hôpital – pour participer à un évènement festif, toujours à vocation culturelle – cela pourrait réduire les peurs et les préjugés, et favoriser le fait que les gens osent venir ici si, un jour, ils ont vraiment un problème.»

Régulièrement, l’Écheveau invite donc des opérateurs culturels à s’approprier l’espace hospitalier le temps d’une pièce de théâtre, d’un concert ou d’une exposition. Résultat de cette dynamique visant à «casser les barrières»: «Dans la ville de Leuze, l’hôpital est beaucoup plus connu maintenant, du fait de cette intégration culturelle, appuie le directeur. Cela offre aux habitants une autre vue que celle de l’hôpital psychiatrique de type asilaire. Ça déstigmatise les problèmes de santé mentale, et c’est très positif.»

Mais à quel point passer la porte d’un hôpital psychiatrique reste-t-il une étape difficile à franchir ? Pour Clara, la participante à l’atelier de dessin du matin, «c’était un grand pas, une punition même». Pour Laura, «une honte» carrément. Mais toutes deux ont déjà revu leur jugement sur l’hôpital, notamment grâce aux activités culturelles proposées. «Elles m’ont appris à mieux me connaitre», confie la première. «Moi, à être plus sociable», ajoute la seconde.
L’Écheveau se revendique pourtant comme un «endroit non-thérapeutique». A plusieurs reprises, Laurent Bouchain insiste: «Nous ne nous inscrivons absolument pas dans la mouvance de l’art-thérapie. Nous sommes des « artistes en milieu de soin »: il n’y a pas d’axe thérapeutique dans notre travail. Les ateliers que les artistes donnent ici sont exactement les mêmes que ceux qu’ils donnent pour le tout public, hors de l’hôpital. Certes, ce public est différent, mais tous les publics le sont à leur manière.»

Il n’empêche, si le projet s’est maintenu et a pris tant d’ampleur au fil des ans, il doit bien y avoir des effets bénéfiques – thérapeutiques – pour les personnes en souffrance mentale ? Au départ de l’ordre de l’«hypothèse», de la «croyance», ces bienfaits sont rapidement devenus des «réalités ancrées, soudées, démontrées», confirme Laurent Bouchain. «Nos patients ont besoin d’être ramenés du côté de la vie, ajoute Jean-Philippe Verheye. Et les artistes incarnent cette vitalité. La culture est une ouverture majeure, accessible et non discriminante pour les personnes qui ont un problème de santé mentale.»

Bien sûr, tout le monde n’y trouve pas chaussure à son pied. Sur une capacité totale de 133 lits, un tiers environ des patients participe aux activités de l’Écheveau. «Mais même si ce n’est qu’une minorité qui accroche à la culture, ça reste important. Car bien souvent, ce lien continue après leur hospitalisation», conclut le directeur.

Illustration réalisée dans le cadre des ateliers à l’Écheveau

Brouhaha et café chaud

Il est midi. Christine avale son sandwich dans la cuisine de l’Écheveau, tout en passant en revue les livres qu’elle a soigneusement sélectionnés pour son atelier. L’animatrice, fonctionnaire à la province du Hainaut, anime ponctuellement des ateliers à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu depuis sept ans. Aujourd’hui, elle se rend dans une unité de l’hôpital peu visible et dont les portes nous resteront d’ailleurs fermées: le Mesnil. Une unité pour personnes avec double diagnostic – un handicap couplé à un trouble de la santé mentale.

Si Laurent Bouchain met volontiers l’accent sur le fait que les «personnes en burn-out, en dépression, avec une bipolarité, une psychose ou des problématiques neurologiques n’impliquent aucune différence dans l’approche artistique proposée, par rapport à des personnes en dehors de l’hôpital», au Mesnil, c’est une autre histoire.
Pour son atelier de lecture, Christine a dû jongler avec «plusieurs contraintes»: «La taille des livres (des A3, pour qu’ils voient tous les images), le choix de livres, qui ne soient pas trop effrayants… Il faut bien se dire que ce sont des adultes qui ont un âge mental entre trois et six ans. Certaines savent lire, d’autres pas. Certains marchent, d’autres pas. Certains sont violents, d’autres pas.» Au Mesnil, le mobilier est scellé aux murs car s’ils ont six ans d’âge mental, les patients ont aussi la force physique d’adultes. Alors pour Christine, aujourd’hui, la culture se résumera à «créer du lien». «Je m’accroupis en face d’eux, je les regarde dans les yeux. Mon but, c’est de leur apporter un peu de joie, du bien-être. En dehors de ce que leur propose l’Écheveau, ces gens sont oubliés, invisibles, parce qu’ils font peur.»

Alors que l’animatrice ramasse les dernières miettes de son sandwich et rassemble ses affaires, Tom, l’animateur de dessin, se prépare à rejoindre le bar de l’Écheveau, dont il assure la permanence cet après-midi. Une tâche que les sept employés du service culturel se partagent en alternance.
Direction donc l’ancienne cafétéria de l’hôpital – désormais baptisée «bar à médiation culturelle» ou «bar social». A 13 heures tapantes, heure d’ouverture, une douzaine de patients attendent déjà devant la porte. Tom allume le poste de radio, la file s’engouffre à l’intérieur, chacun enlève son manteau; et la salle, d’apparence plutôt anodine, s’emplit soudain d’un brouhaha qui lui donne des allures de troquet du coin – l’alcool en moins. Les allers-retours au comptoir se multiplient, la machine à café carbure. Sur le comptoir du bar, l’agenda de l’Écheveau est là pour inciter tout un chacun à jeter un œil aux activités culturelles du mois. Juste à côté, le listing pour s’y inscrire.

A certaines tables, les conversations vont bon train. A d’autres, quelques personnes partagent simplement un bout de silence. Un homme à la large carrure est avachi sur sa chaise, paraissant presque endormi. «Les médicaments qu’ils prennent ici créent de gros états de fatigue et notamment des problèmes de mémoire, glisse Tom entre deux cappuccinos. Les gens s’inscrivent aux ateliers, puis ils oublient.» Les trois participants de l’atelier de ce matin auraient d’ailleurs dû être huit, à en croire le registre d’inscription.

La somnolence et les trous de mémoire, Willy les a bien connus. Hospitalisé après 14 ans de lutte contre l’alcoolisme, il se souvient encore des effets de son sevrage au valium les dix premiers jours de son internement, de cet état de coton permanent. «Après mon arrivée ici, je m’étais complètement replié sur moi-même. Un jour, l’assistante sociale du service m’a mis en contact avec Laurent, qui m’a donné la chance de me réintégrer dans une vie normale, confie le sexagénaire, le visage marqué, attablé à l’écart de l’agitation. Avec l’Écheveau, j’ai appris à changer mes habitudes, à remplir mes journées autrement. Avant je ne faisais que boire, alors forcément mes journées étaient « bien » remplies. J’ai dû prendre de nouveaux repères, me prouver à moi-même que j’étais capable de faire autre chose.»

S’il n’avait aucune affinité particulière avec la culture avant son hospitalisation – «chef d’équipe dans une usine pétrochimique, mon boulot c’était ma vie» – Willy continue aujourd’hui à fréquenter des expositions et à s’adonner à la lecture. Surtout, depuis qu’il a quitté l’hôpital il y a un an et demi, il officie désormais en tant que bénévole à la bibliothèque de l’hôpital. «Pour aider les gens, avec un mot ou avec un livre. Et pour rester en contact avec le personnel.»

Illustration réalisée dans le cadre des ateliers à l’Écheveau

Des petits pas

Accompagner les gens après leur sortie de l’hôpital pour leur permettre de continuer leur «chemin culturel», c’est encore un autre « fil » du projet de l’Écheveau. Car Laurent Bouchain a une autre casquette: il est aussi référent culturel pour la région du Hainaut au sein du projet 107 (la réforme belge des soins de santé mentale qui mise sur le développement de l’offre communautaire, en s’appuyant notamment sur des équipes mobiles qui assurent le traitement de problèmes psychiatriques au domicile de la personne). A ce titre, il mène régulièrement des «accompagnements culturels» à l’extérieur, pour permettre à d’anciens patients «de maintenir un lien avec la culture et de se maintenir hors de l’hôpital».

Un lundi de décembre, à 9 heures du matin: alors qu’une première neige s’accroche fragilement aux trottoirs et aux capots des voitures, Laurent franchit le seuil de la maison de Florence, dans la région de Mons. Enveloppée dans un large châle mauve, cette dame aux cheveux courts et au large sourire l’accueille sans chichis. Laurent et Florence se connaissent bien, depuis le temps. Leur première rencontre remonte à 2015. Alors qu’elle lutte contre plusieurs addictions, «un mode de vie basé sur la défonce» selon ses propres mots, Florence est suivie par un psychiatre de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Un jour, elle lui fait part de ses pensées suicidaires et réclame, en désespoir de cause, d’être internée. Bien inspiré, le psychiatre refuse, arguant des progrès réalisés par Florence et des risques que ferait peser une hospitalisation sur son indépendance; il lui propose plutôt un suivi à domicile dans le cadre du projet 107.

«Au début, deux femmes venaient chez moi: une assistante sociale et une aide-soignante. En découvrant que j’avais un parcours artistique et une fibre créative, elles ont proposé de me mettre en lien avec Laurent.» Depuis, une relation sincère s’est nouée entre eux deux, faite de sorties culturelles, de discussions autour des intérêts artistiques de Florence et d’un travail de fond sur la motivation. «Laurent, c’est une lanterne», résume Florence. Et son visage s’illumine.

La quinquagénaire s’exprime pleine de joie, de vitalité. Mais au fil de ses phrases parfois décousues, inachevées, on devine aussi les démons avec lesquels elle lutte. Un torrent d’envies créatrices qui ne se concrétisent pas toujours et abiment l’estime de soi.
«On a appris à faire des petits pas, explique Laurent assis à côté de Florence, qui opine du chef. Elle avait tendance à se fixer des objectifs trop ambitieux, puis était paralysée et ne faisait rien. Les petits pas ont permis d’éviter cet effet castrateur.»

Leur entretien mensuel prend plutôt la forme d’un échange informel. Aujourd’hui, Laurent lui demande où en sont ses projets d’écriture. Il la questionne sur ce dont elle manque, en ce moment, d’un point de vue créatif. Lui suggère des noms de personnes ressources, de lieux à contacter.
«Les équipes mobiles s’inscrivent dans une temporalité de trois mois. Mais dans ma fonction de référent culturel, je peux continuer à voir les personnes pendant plusieurs années. Ici, avec Florence, ça fait sept ans.» Et en 2023, leur relation se poursuivra. En fin d’entretien, Laurent et Florence fixent leur prochain rendez-vous de janvier. Puis, dans le jour qui se lève et sous une fine pluie de flocons, Laurent Bouchain repart, la « lanterne de la culture » toujours à la main.