Perdre ou mélanger sa culture – entretien avec David Berliner

L’article, tiré des archives de Culture & Démocratie, présente un entretien éclairant avec le chercheur David Berliner en 2019 après la parution de son ouvrage Perdre sa culture (2019) et de son intervention « Plasticité culturelle » lors de la journée d’échanges Faire vivre les droits culturels organisée par la Plateforme et Culture & Démocratie.

En écho avec le journal 56 sur les rituels et plus particulièrement, l’article consacré aux rituels et droits culturels, cet échange donne matière pour réfléchir la notion de « culture » avec une perspective anthropologique assez large. En ce sens, la construction de l’identité culturelle – vu comme l’identification à une ou plusieurs culture(s) -, qu’elle soit individuelle ou collective, est un procédé complexe: quel est le rôle de l’anthropologue et/ou du·de la médiateur·ice culturel·le dans son éventuelle préservation ou évolution?

Dans L’invention de la culture Roy Wagner écrit « l’invention est la culture-même ». Il considère les êtres humains comme des « chercheurs de terrain » qui régulent le choc culturel de l’expérience quotidienne en l’expliquant par toutes sortes de « règles », de « traditions » ou de faits, imaginés et fabriqués. Ainsi, tout être humain serait inventeur de culture et anthropologue, puisque celui-ci « invente la culture qu’il croit être en train d’étudier ». Qu’en pensez-vous ?

David Berliner: Je suis d’accord, et pas complètement d’accord. Ce que j’aime chez Roy Wagner, c’est qu’il met l’accent sur les dimensions d’inventivité et de créativité culturelles. On réinvente, on interprète et on se réapproprie toujours ce qu’on acquiert d’une diversité de manières différentes. Voilà l’une des bases de la réflexion sur la culture. L’inventivité est, cependant, toujours limitée par des contraintes humaines. Face à une notion de culture crispée, il est important de mettre en avant le fait que nous partageons tous des ingrédients minimaux « préculturels » qui rendent possible la culture tout en limitant l’inventivité. Comme un musicien qui improvise le fait toujours sur base d’un script initial. La culture est un peu à l’image de ce musicien : l’inventivité repose sur un script minimal, appelons le « préculturel », qui renvoie à notre humanité partagée.

Mon désaccord avec Wagner, c’est qu’il est trop culturaliste. C’est-à-dire qu’il met l’accent sur les contrastes entre différents types de sociétés, alors que de mon côté, plus j’avance en âge et plus je vois les zones de partage entre les humains, par-delà les différences culturelles. Il y a des différences certes, parfois très importantes, mais je perçois les zones d’échange et le fait qu’il y a surtout de l’humanité, à partir de laquelle se déploient les expressions culturelles.

Wagner dit que chaque être humain est inventeur·ice de culture, quelle serait alors la spécificité de l’artiste?

L’artiste a une intention consciente de produire quelque chose au croisement du script et de l’invention, à la différence de vous et moi qui sommes des porteurs et inventeurs de culture le plus souvent de manière inconsciente. L’artiste fait surchauffer volontairement des capacités – que nous, humains, avons tous – avec le désir, aussi, de laisser une trace.

Cela peut sembler paradoxal, en tant qu’anthropologue mais aussi en tant qu’opérateur culturel, d’inventer une culture pour des gens qui n’imaginent pas eux-mêmes en avoir… Pour provoquer un peu, quand l’usager d’un CPAS pense qu’il n’est pas concerné par la culture, n’a-t-il pas raison ?

C’est intéressant parce qu’en tant qu’anthropologue on se retrouve souvent confronté à des personnes dans diverses régions du monde où l’idée d’avoir une culture n’est pas aussi évidente qu’elle l’est pour nous, qui avons été éduqués dans un milieu où la culture est un objet de pensée. Depuis qu’on est tout petit, on nous apprend que nous avons une culture et de quoi elle est constituée mais on nous présente aussi les cultures du monde dans leur diversité. La position de l’anthropologue est double : d’un côté, il reconnait que tout le monde ne s’attribue pas un patrimoine et une culture comme nous le faisons ici, mais de l’autre il a une visée de compréhension universaliste qui considère que tout le monde a une culture et un patrimoine.

Je vous donne un exemple. Il y a quelques années, nous avons conduit avec des collègues roumains une recherche sur les Églises fortifiées de Transylvanie (datant pour certaines du XIIIe siècle), désormais listées au patrimoine mondial de l’Unesco. Depuis la Seconde guerre mondiale, la région a été désertée par les Saxons qui y vivaient et elle est désormais habitée par des populations roumanophones et magyarophones (dont des Roms). Ces populations ne s’identifient absolument pas avec le patrimoine allemand de la région : les forteresses ne font pas partie de leur patrimoine et ne les intéressent pas. C’est un exemple un peu périphérique au fin fond de l’Europe, mais on peut très bien l’appliquer ici et constater qu’il existe des individus pour lesquels la culture peut sembler secondaire et qui ne la considèrent pas comme un objet qu’ils peuvent s’approprier. Dans une logique de droits culturels, il faudrait peut-être réfléchir à la manière dont on peut favoriser l’identification à la culture, car cela ne va pas de soi. Pour que la culture soit un objet que l’on s’approprie, il faut une éducation à l’attention, un échafaudage social, des médias et tout un écosystème.

En fait, cela suppose deux choses : d’une part, l’idée qu’il existe des cultures – une forme de relativisme culturel – et, d’autre part, une identification souple à sa ou ses cultures. Une question importante, à la base des politiques culturelles, est de savoir comment susciter l’identification culturelle quand il n’y en a pas. Mais aussi, comment susciter une identification culturelle qui soit souple, c’est-à-dire inclusive, multidirectionnelle ?

Wagner conçoit la culture comme un terme médiateur, « une façon de décrire les autres comme nous nous décririons nous-mêmes et vice-versa ». Cela fait-il écho au mécanisme de « désidentité » pratiqué par l’anthropologue tel que vous le décrivez ?

Je pense que l’idée de médiation est bonne, parce que c’est évidemment la rencontre qui rend possible la création de quelque chose de neuf. La notion de culture avec laquelle nous sommes éduqués est trop exclusiviste, c’est-à-dire que la culture ce serait une langue, une religion et une histoire particulières. Alors que dans nos idées et pratiques culturelles quotidiennes, c’est le mélange, l’hybridation qui prévalent. Il suffit de penser à l’assiette que vous avez devant vous pour le souper. Elle est le produit d’une fantastique hybridation historique et culturelle, entre les pommes de terre et les tomates (originaires d’Amérique du Sud), le yaourt (introduit par les Turcs), le café (d’Éthiopie) et le thé (de Chine), etc. Donc, dire « ma culture ! » c’est souvent simplifier un processus d’agrégation d’éléments issus d’horizons culturels et historiques divers.

En effet, cela fait écho à l’exercice compliqué qu’est ce mécanisme de « désidentité », qui sous-entend de jouer avec son appartenance culturelle, sociale ou autre. Dans la conclusion de mon livre j’écris qu’il faut « être le Spinoza de ses appartenances » et pouvoir s’imaginer en dehors de son groupe. Cela ne veut pas dire qu’on doit le rejeter et ne plus jamais y revenir mais cela suppose une capacité souple, élastique d’y rentrer et d’en sortir. C’est l’idée de ne pas penser la culture comme une seconde peau, comme une prison qui vous contiendrait mais plutôt comme une ressource qu’on peut s’approprier de manière critique. Le problème, c’est qu’il y a tellement d’attachement viscéral et émotionnel à la culture que, souvent, on ne se situe plus dans un rapport critique.

En lisant Perdre sa culture, on vous sent un peu critique envers l’Unesco, dont la définition de la culture est reprise dans la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels de 2007. Que reprochez-vous à cette définition ?

L’Unesco c’est une institution facile à attaquer parce qu’il s’agit d’une bureaucratie de la culture dans toute sa splendeur, avec des fonctionnaires qui ne sont pas dans un rapport très réflexif aux conventions qu’ils utilisent. Pourtant, la philosophie de l’Unesco n’est pas monolithique non plus, elle évolue. À l’époque de sa fondation, après la Deuxième guerre, elle était très universaliste et n’utilisait pas la notion de culture, mais plutôt celle de « civilisation ». Dans une perspective évolutionniste, elle pensait qu’on allait régler les problèmes du monde en faisant progresser la science, la « bonne culture », etc. Avec les années 70-80 et la critique de ces valeurs-là, l’Unesco en est venue à adopter une approche de la culture qualifiée de « postmoderne », plus démocratique, qui consiste à voir comment les acteurs culturels se représentent eux-mêmes ce qu’est leur patrimoine.

D’ailleurs, depuis la Convention de 2003 sur le patrimoine culturel immatériel et dans les textes plus récents sur la diversité culturelle, l’Unesco met l’accent sur les initiatives des groupes culturels concernant ce qu’ils veulent protéger ou préserver plutôt que sur celles des États-nations. Il y a une évolution de l’universalisme vers une forme de relativisme au sein même de l’Unesco, qui essaye de mettre l’accent sur le fait que la préservation culturelle ne doit plus être imposée d’en haut, qu’il existe diverses cultures et qu’il faut faire coexister toutes ces cultures entre elles. C’est aussi ma position en tant qu’anthropologue, même si j’aimerais insister sur l’importance de penser à ce que l’on partage en tant qu’humains.

Le risque du relativisme, c’est le chauvinisme ?

Ah oui ! Mais, attention, la plupart des politiciens qui utilisent ce mot ne savent pas de quoi ils parlent. Ils le diabolisent en l’assimilant au fait d’accepter l’excision et au déclin de la société… Ils n’ont rien compris au relativisme ! Le fondement du relativisme, c’est d’accepter qu’une manière de représenter le monde soit toujours située, historique et culturelle. Vu qu’il existe une diversité de cultures, il y aura donc une diversité de représentations du monde. À la base, le relativisme c’est simplement admettre qu’il y a des cultures différentes et donc des représentations du monde qui fonctionnent différemment. C’est reconnaitre la diversité culturelle.

À partir de là, il y a un relativisme moral qui considère que certaines idées et pratiques culturelles seraient meilleures que d’autres. L’autre versant du relativisme se dévoile quand certains groupes – parfois des États-nations – tombent dans le chauvinisme en affirmant que leur culture est meilleure que celle des autres. Là se situe le basculement négatif du relativisme.

Il faudrait donc garder quelque chose de l’universel ?

Aujourd’hui l’universalisme est très critiqué. Or l’universel est une notion à laquelle je tiens beaucoup. Certains collègues – notamment aux États-Unis où les politiques identitaires sont plus affirmées qu’ici – considèrent qu’on ne devrait plus utiliser ce mot, qui sonne à leurs oreilles comme une insulte. Ils associent l’universalisme à l’impérialisme. L’universalisme serait donc uniquement une manière de dire ce que les Occidentaux blancs pensent du reste du monde.

Oui, sans aucun doute, l’histoire de l’universalisme est liée à celle du colonialisme européen sur le reste du monde. L’anthropologie, elle-même, a historiquement été une discipline blanche et masculine. Mais ce que j’entends par l’universel, c’est d’abord le fait de reconnaître le partage d’ingrédients minimaux, à partir desquels le culturel se déploie. Ce sont des mécanismes psychologiques partagés par tous et qui sont liées à l’évolution. Par exemple, le coup de foudre amoureux, c’est universel et ça existe dans toutes les cultures !

À côté de ça, l’universel est aussi, à mes yeux, un horizon qu’il nous faut construire ensemble par-delà la diversité culturelle pour voir ce qui nous rapproche. Car, s’il existe des différences dans les idées et les pratiques culturelles, je l’ai dit, il y a aussi beaucoup de similarités.

Quels seraient les « usages politiques de la culture » que vous évoquez ?

Les mésusages de la culture sont ceux qui amènent à hiérarchiser les cultures. Ils sont très souvent liés au nationalisme. La culture n’est pas vécue comme une médiation entre les individus mais plutôt une forteresse, un ghetto, un repli sur soi. C’est exactement ce qui se passe dans les phénomènes nationalistes qu’on voit aujourd’hui émerger dans le monde, et en Europe en particulier. Orbán en Hongrie, Salvini en Italie, par exemple, ou ce qu’il se passe en Flandre. On en revient à penser que « notre » culture ou « notre » langue est supérieure mais aussi qu’elle est menacée par d’autres cultures et qu’il faut la protéger.

Comment se fait-il qu’il soit communément admis de brandir la menace de la disparition de la culture lorsqu’il s’agit de protéger des tribus d’Amazonie, et considéré comme conservateur, nationaliste voire raciste le fait de vouloir préserver les coutumes d’un village provençal par exemple ?

Il y a un vieux dicton d’anthropologue qui dit que la plupart des anthropologues sont des progressistes de gauche chez eux et deviennent des conservateurs de droite quand ils partent au loin. Ils pensent qu’au loin il faut préserver les cultures, les pagnes, les plumes, etc. alors que la plupart des gens sur terre ont des aspirations à la modernité, au changement. En voyage, on a souvent cette envie d’observer des traditions, surtout quand on va loin de chez soi. Tandis que chez nous, à la maison, on n’aurait pas envie de les conserver.

Un Laotien, m’a un jour demandé si j’aimerais vivre dans un pays où il y a des croix partout et des églises à chaque coin de rue parce que la Belgique est un pays catholique. Eh bien, c’est la même chose ici, me dit-il. Tout le monde n’est pas fan du bouddhisme.

Un autre exemple, c’est le port du jeans. Là où j’ai travaillé au Laos, nombreuses sont les jeunes filles éduquées qui en ont assez de porter les jupes traditionnelles en soie et voudraient porter des jeans. C’est un combat que les féministes mènent partout sur terre, le port du pantalon pour les femmes. Par contre, les touristes européens qui vont au Laos, trouvent les pagnes traditionnels beaux sans voir les mécanismes de domination sexistes qui s’y jouent. Ce sont des contradictions sur lesquelles il nous faut réfléchir. Si on est progressiste, on est progressiste partout.

Vous expliquez dans votre livre que les anciens d’une tribu en Guinée refusent de transmettre la tradition aux nouvelles générations. Cette dernière se maintient-elle justement grâce au silence ?

C’est quelque chose que vous retrouvez dans beaucoup de familles. Je parlais récemment avec des amis d’origine marocaine qui me disaient que leurs parents ne leur ont jamais vraiment raconté l’histoire de la migration, comment ils sont arrivés, etc. Dans beaucoup de communautés, il y a du silence intergénérationnel. Ce qui est intéressant dans le cas sur lequel j’ai travaillé en Guinée, c’est qu’il existe un discours partagé sur le fait qu’il n’y a rien qui se transmet, alors qu’en fait il y a de très nombreuses choses qui se transmettent. Les silences, les non-dits, les évitements et les postures jouent un rôle dans le processus de transmission culturelle.

L’artiste parvient à expliciter, à rendre visibles certaines de ces dimensions, qui relèvent du non-dit ou de l’indicible. Il y a, par exemple, des artistes rwandais qui travaillent sur le génocide. Ils mettent en forme plastique le traumatisme qu’ils ont reçu en héritage.

Existe-t-il selon vous des liens entre les métiers d’anthropologue et de médiateur culturel ?

Il y a de nombreuses similarités. L’anthropologue, mis à part le fait qu’il passe beaucoup de temps à écrire, est aussi un spécialiste de l’interaction : il est souvent en train d’intervenir, de participer, de tenter de s’infiltrer dans l’intimité des gens tout en étant réflexif sur sa propre histoire. Son objectif est de créer des médiations entre les individus autant que d’élaborer des théories. Il y a, chez les anthropologues, un aspect, éminemment moral, de promotion du vivre-ensemble et de la compréhension de l’altérité tout en se comprenant soi-même. Je pense effectivement que les institutions culturelles d’aujourd’hui doivent « s’anthropologiser » !

Est-ce que l’anthropologue – ou le médiateur culturel – doit être un diplomate sur le terrain ?

La notion de diplomate est intéressante et souvent mal comprise, car associée à l’image d’un fonctionnaire ou un ambassadeur. Bruno Latour, l’anthropologue-philosophe, l’associe à celui qui arrive à faire parler des gens entre eux alors qu’ils ne sont pas capables de communiquer ou ne croient pas en être capables, car ils sont trop différents. Le diplomate, c’est la personne qui va essayer de médier ces deux idiomes, ces deux particularités et de mettre en avant les points sur lesquels ils sont d’accord. C’est tout le contraire du polémiste, du faiseur de guerres qui envahit les plateaux de télévision aujourd’hui – les Zemmour, les Onfray, et j’en passe – qui sont dans la violence de la parole, les caricatures, et le manque de nuances.

Le diplomate, au contraire, en étant conscient de la violence intrinsèque au langage, tente de trouver les bons mots pour faire parler les gens entre eux de manière non violente. C’est une tâche extrêmement compliquée, le travail d’une vie. Et, il s’agit d’un des grands idéaux de l’anthropologie de rendre possible ce dialogue, par-delà la violence des mots.

Le diplomate reconnait le conflit, il ne propose pas de consensus mou ?

Absolument pas. Il reconnait qu’il y a conflit et que les conflits sont nécessaires, d’ailleurs. Je pense que la plupart des psys seraient d’accord pour dire qu’au niveau interindividuel il est nécessaire d’exprimer des dissensions, des tensions, etc. Mais l’idée de construire quelque chose de commun par-delà cette violence.

Pour ne pas perdre sa culture faut-il l’hybrider, la mélanger ?

Au risque de choquer beaucoup de conservationnistes et de culturalistes, je pense que oui. Ce que montrent des générations d’anthropologues, de sociologues, d’historiens, etc. c’est que la culture est quelque chose de dynamique, qui fonctionne précisément par ajouts et emprunts, avec des éléments qui continuent à persister sur des millénaires. L’histoire humaine est faite de persistances, de pertes, de réinventions, et parfois même d’oublis sur une ou plusieurs générations. Si vous les observez sur la longue durée, vous voyez que les cultures humaines s’élaborent au croisement de l’invention, de la perte et de la persistance. Certes, il y a aujourd’hui une peur de la perte, une anxiété fondamentale liée à la mondialisation sur laquelle il faut réfléchir. Mais je pense que les discours déclinistes qui occupent aujourd’hui une place médiatique et politique centrale ignorent les mécanismes de la culture. Donc, oui, je pense qu’il y a de l’hybridation à l’œuvre en permanence.

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