Référentiels – Le droit à la culture, Céline Romainville

A la suite de l’article sur le 9 essentiels – Pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle, nous ouvrons un chantier qui reprend les différents référentiels des droits culturels en vue de les présenter sommairement et les mettre en dialogue pour faire culture commune autour des droits culturels. Premier référentiel : le droit à la culture défendu par la juriste Céline Romainville, professeure en droit constitutionnel à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve (UCL).

Le droit à la culture est un des référentiels des droits culturels en Fédération Wallonie-Bruxelles, en atteste sa citation dans le décret des centres culturels du 21 novembre 2013 et les mentions qui sont données par les divers acteur·ices de ce secteur. En quelques mots, le droit à la culture correspond à une lecture juridique des diverses sources des droits culturels éparpillées dans différents textes internationaux et nationaux, des instruments universels et de grandes institutions telles que l’UNESCO. L’objectif de ce droit est de clarifier la nébuleuse de références afin d’assurer une portée juridique et une opérationnalisation politique des droits culturels.

L’ouvrage Le droit à la culture, une réalité juridique est tirée de la thèse de doctorat soutenue en 2011 à l’Université catholique de l’UCL par Céline Romainville, alors chargée de recherches du FNRS et chargée de cours à l’UCL, l’Université Saint-Louis-Bruxelles et l’Université libre de Bruxelles.

L’objectif de l’ouvrage

La thèse vise à définir, en droit des droits fondamentaux et en théorie du droit, le droit de participer à la vie culturelle, les obligations qu’il implique pour l’État et les prérogatives qu’il implique pour ses titulaires.

Voici un extrait de la partie I consacrée au concept de culture et à la légitimité des politiques culturelles:

« Après une étude des différentes acceptations du concept de culture, nous avons montré que la culture se comprend surtout par rapport au travail sur le sens des expériences humaines et sociales qu’elle construit et qu’elle incarne. (…) La culture est essentielle pour le développement des capabilités des individus et pour la construction de leur identité.

La réception juridique du concept de culture n’en reflète que certaines acceptations. En effet, le système juridique et le droit des droits fondamentaux doivent appréhender la culture en fonction de leurs rôles particuliers (respectivement: ordonner le réel et garantir un certain nombre de ressources à tous les individus). Ainsi, le concept de culture privilégié par le droit et les droits fondamentaux a trait à l’ensemble des créations artistiques et des patrimoines culturels, qui incarnent la culture au sens de travail sur le sens des expériences humaines et sociales dans des réalisations concrètes, dans des processus créatifs déterminés, dans des méthodes particulières, dans une posture d’expressivité et d’analyse critique.

La reconnaissance d’un droit à la culture emmène forcément la mise en œuvre de politiques culturelles dont l’objectif est de soutenir la diversité, de favoriser l’accessibilité et la participation à la culture. (…) L’exigence de justice en matière culturelle ne concerne pas seulement les actions de l’Etat visant à soutenir la diversité culturelle. Elle concerne également, et surtout, les politiques visant à assurer une participation de chacun aux structures culturelles qui permettent à l’individu d’advenir à lui-même et de déployer ses possibilités de création. (…) L’exigence de justice implique que l’Etat instaure des espaces de coopération de travail sur les sens, un authentique espace public culturel. » (pp189-191 de l’ouvrage)

Le cœur de l’ouvrage

La thèse est ainsi constituée d’une analyse descriptive, explicative et évaluative de la reconnaissance, de la portée, de l’effectivité et de la légitimité du droit de participer à la vie culturelle. Afin de rendre possible une analyse juridique rigoureuse et précise, l’étude s’est limitée à trois domaines en particulier : la création artistique, le patrimoine et l’Éducation permanente.

Le livre aborde successivement les sources juridiques du droit de participer à la vie culturelle et leur portée, l’objet de ce droit, les prérogatives et les obligations qui en découlent, ses titulaires et ses débiteurs.

Voici un extrait de la partie II consacrée à la reconnaissance du droit à la culture :

« Sur base de la mise en relation de l’ensemble des sources du droit à la culture, l’identification des éléments du régime juridique du droit à la culture a été réalisée (…) en droit international et en droit constitutionnel [belge].

L’objet du droit à la culture a été défini comme s’étendant à la diversité des expressions culturelles, c’est-à-dire à l’ensemble des pratiques et des œuvres, des activités socio-culturelles et des éléments du patrimoine qui expriment, par des procédés artistiques, créatifs, critiques et expressifs, une recherche sur le sens des expériences humaines et sociales. Les prérogatives qui s’exercent sur cet objet sont les suivantes : liberté artistique ; droit au maintien, à la conservation et au développement des cultures et des patrimoines ; droit d’accéder à la culture ; droit de participer à la culture ; liberté de choix et droit de participer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques culturelles. L’identification des prérogatives allant de pair avec celle de leurs titulaires (…), le droit à la culture est un droit individuel à forte dimension collective, c’est pourquoi il s’exerce en grande partie en association et en groupe.

Enfin, les obligations qu’emporte le droit à la culture ont été définies en recoupant les prérogatives dégagées avec la théorie générale des obligations de respecter, protéger et réaliser. Ces obligations reposent sur les épaules d’un ensemble de débiteurs qui constituent les collectivités publiques. Elles sont particulièrement importantes dans le cas des collectivités compétentes en matière culturelle. » (pp525-526 de l’ouvrage).

La justiciabilité du droit à la culture

Enfin, l’ouvrage se développe autour d’une réflexion sur l’effectivité du droit de participer à la vie culturelle qui mobilise une analyse du droit des politiques culturelles.

Voici un extrait de la partie III consacrée à la justiciabilité du droit à la culture :

« Le principe de standstill est apparu (…) particulièrement fécond pour le droit à la culture. Pourtant, ce principe n’a été appliqué qu’à de très rares occasions au droit à la culture, ce qui n’a pas manqué de nous étonner mais qui est sans nul doute explicable par l’imprécision qui caractérisait le droit à la culture. (…)

La portée du principe de standstill induit du droit à la culture est identique à celle induite d’autres droits : elle est relative et soumise à l’exigence de recul sensible que l’on n’a pas manqué de contester bien qu’elle fasse désormais l’objet d’une d’un consensus jurisprudentiel certain. Mais les réels obstacles à un déploiement adéquat de l’obligation de standstill induite du droit à la culture résultent de l’absence d’évaluation législative du droit public de la culture et du défaut d’indicateurs relatifs au droit à la culture. (…)

Dès lors que les politiques culturelles sont ancrées dans le droit à la culture, nous avons l’intuition que le principe de standstill peut, s’il est accompagné d’un développement du droit procédural des politiques culturelles (évaluation et indicateurs) et d’une précision des autres effets du droit à la culture (intangibilité, noyau dur, dimension objective), devenir un axe de défense et de refondation des politiques culturelles, notamment au plan européen. » (pp827-828 de l’ouvrage)


Pour compléter cette présentation du droit à la culture :

Pour aborder les développements de Céline Romainville par un autre support, nous renvoyons à l’intervention donnée par cette dernière dans le cadre du séminaire interdisciplinaire « Droit de participer à la vie culturelle et politiques culturelles » organisé par Culture & Démocratie à Point Culture Bruxelles en décembre 2013.

Pour compléter les réflexions

Nous renvoyons à différentes publications de la collection Repères de l’Observatoire des Politiques Cultures de la Fédération Wallonie-Bruxelles dit OPC, en particulier :

Le numéro 1 consacré au droit à la culture & la législation relative aux centres culturels, coordonné par Céline Romainville en mai 2012.

Les numéros 4-5 consacré à la démocratie culturelle & démocratisation de la culture, coordonné par Céline Romainville et postfacé par Roland De Bodt en juin 2014.


Capabilité: ce terme, qu’on aurait pu traduire par « capa­cité » en français, mérite néanmoins les honneurs d’un néologisme car il contient, à lui seul, l’essentiel de la théorie de la justice sociale développée par l’économiste et philosophe Amartya Sen depuis les années 1980. Son écho auprès des instances internationales et des acteurs du développement humain en fait aujourd’hui une des raisons pour lesquelles le développement d’un pays ne se mesure plus seulement à l’aide du PIB par habitant. Selon A. Sen, comme pour Martha Nussbaum, la « capabilité » désigne la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les biens qu’ils jugent estimables et de les atteindre effectivement. Les « capabilités » sont, pour ces auteurs, les enjeux véritables de la justice sociale et du bonheur humain. Elles se distinguent d’autres conceptions plus formelles, comme celles des « biens premiers » de John Rawls, en faisant le constat que les individus n’ont pas les mêmes besoins pour être en mesure d’accomplir le même acte : un hémiplégique n’a aucune chance de prendre le bus si celui-ci n’est pas équipé spécialement. (Tiré du site Sciences humaines, https://www.scienceshumaines.com/capabilites_fr_29433.html)

9 essentiels – Pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle

La collection des «Neuf essentiels» est une initiative éditoriale de l’asbl Culture & Démocratie qui consiste en une compilation, longuement introduite et commentée, de notices bibliographiques concernant des ouvrages incontournables pour qui veut s’informer sur un sujet d’actualité – ici les droits culturels.

Neuf essentiels pour comprendre les «droits culturels» et le droit de participer à la vie culturelle, écrit par Céline Romainville en 2013, entend fournir des éléments d’explication de la notion de «droits culturels» et, plus précisément, du «droit de participer à la vie culturelle» dans le contexte des politiques culturelles.

  • Dans sa première partie, il a pour objet une description, une explication et une évaluation de ces notions. Essentiellement juridique mais accessible, le présent ouvrage s’est également ouvert à d’autres disciplines pour éclairer les enjeux que posent ces droits fondamentaux.
  • Dans sa deuxième partie, il fournit des notices bibliographiques relatives aux ouvrages considérés par l’auteure comme essentiels pour comprendre les droits culturels et, plus précisément, le droit de participer à la vie culturelle.

L’objectif est ainsi de permettre au lecteur de disposer des connaissances nécessaires en ce qui concerne ces droits fondamentaux et, sur cette base, de s’en saisir, de les remettre en perspective, de les interroger ou de les revendiquer.

Céline Romainville est chargée de recherches du Fonds National de la Recherche Scientifique et chargée de cours à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, à l’Université Saint-Louis-Bruxelles et à l’Université libre de Bruxelles. Ses recherches portent principalement sur le droit constitutionnel, le droit des droits de l’homme et le droit de la culture.


Sommaire

Introduction

Les droits culturels et le droit de participer à la vie culturelle

La protection internationale des droits culturels
Mylène Bidault

Human Rights in Éducation, Science and Culture. Legal developments and challenges
Yvonne Donders et Vladimir Volodin (dir)

Diversité culturelle et droits de l’homme. La protection des minorités par la Convention européenne des droits de l’homme
Julie Ringelheim

Le principe de standstill dans le droit des droits fondamentaux : une irréversibilité relative
Isabelle Hachez

Towards a right to cultural identity?
Yvonne Donders

Human Rights and Cultural Policies in a changing Europe. The right to participate in cultural life
R. Fischer, B. Groombridge, J. Hausermann et R. Mitchell (ed.)

Le pluralisme idéologique et l’autonomie culturelle en droit public belge. Vol I et II
Hugues Dumont

Les droits culturels et sociaux des plus défavorisés
Marc Verdussen (dir.)

Les droits culturels, une catégorie sous-développée de droits de l’homme
Patrice Meyer-Bisch (dir.)

Le droit de participer à la vie culturelle, une réalité juridique
Céline Romainville


Sur cette page du site de Culture & Démocratie, l’ouvrage est disponible en fichier pdf téléchargeable ou en version imprimée (sur commande).

La fable désastreuse de la « santé culturelle » : examen d’un mépris

Dans cet article inédit, le philosophe et enseignant Christian Ruby* analyse de façon critique le concept de « santé culturelle » porté par différentes politiques culturelles en France. Cette notion partage les populations en termes de bonne ou de mauvaise santé culturelle, par exemple selon la participation plus ou moins active ou passive des individus à la vie culturelle. Fondée sur nombre de présuppositions quant aux pratiques culturelles, cette extension du vocabulaire de la santé au champ culturel transforme des problématiques de la vie culturelle liées à des rapports sociaux et tensions politiques en des pathologies quasi-médicales, que les actions des professionnel·les et expert·es culturel·łes doivent dès lors tenter de guérir. Ainsi, à travers cette « normativité sanitaire » et les discours qui la légitiment, la culture s’entend comme la formation de l’individu à partir de normes qui lui sont extérieures et pré-établies, sans qu’il ait de pouvoir d’agir propre ou d’autre ligne de devenir. Voilà de quoi nous donner matière à réflexion quant à nos politiques et pratiques culturelles en Belgique.

Les visuels de l’article sont disponibles dans le kit de médiation proposé par le Ministère de la Culture français – Conception par Sophie Marinopoulos et design graphique réalisé par Clémence Passot

Elle file à toute allure entre les lignes de discours ministériels, de propos diffusés dans et par de nombreuses associations culturelles, voire au sein de dossiers de conseillers municipaux engagés dans l’action culturelle. « Elle » ? Rien d’autre que l’expression « santé culturelle ». Elle est associée à des compléments : « de la population » ou des « citoyennes et citoyens », voire des « habitantes et des habitants », etc. Elle est cependant moins générale que ces compléments ne le laissent supposer. En effet, elle est spécifiquement appliquée à l’exécution d’une distinction interne à la population, sur une partie de laquelle elle incite à entreprendre des actions culturelles différenciées. Cette distinction repose sur l’appréciation de la « bonne » ou de la « mauvaise » santé culturelle des individus. Elle distribue ainsi les citoyennes et les citoyens en catégories dont les extrêmes regroupent les « populations en bonne santé culturelle » et les populations stigmatisées « en mauvaise santé culturelle », sachant que l’établissement d’une moyenne entre ces extrêmes à appliquer au corps politique ne ferait rien d’autre que dissimuler l’antithèse.

Cette expression, ainsi que les discours qui la légitiment et les pratiques qu’elle assigne, notamment sous forme d’un kit mis à disposition des professionnels de la culture, est récente dans le champ de la culture et dans les usages des opérateurs de la culture. Elle a sans doute pris le temps de germer avant d’être érigée en fétiche parce qu’elle donne sens à des pratiques pédagogiques. Au demeurant désormais adossée aux travaux d’une psychanalyste, Sophie Marinopoulos, dorénavant égérie des politiques interministérielles de l’éveil artistique et culturel, grâce à son dessein de concevoir et déployer une « stratégie nationale pour la Santé Culturelle », laquelle viserait d’abord à « Promouvoir et pérenniser l’éveil culturel et artistique de l’enfant de la naissance à trois ans dans le lien à son parent », elle se trouve le plus souvent élargie par rapport au propos initial de sa conceptrice à toute la population dont certains voudraient dénoncer la « passivité réceptrice ».

Cette naissance d’une politique de santé culturelle des populations mérite qu’on s’en étonne, la questionne et qu’on exerce une pensée critique à son égard. D’autant que ce vocabulaire de la santé est toujours plus envahissant dans les activités sociales. Ne parle-t-on pas de « santé économique » des entreprises ou de « santé morale » des individus, etc. ? Cela étant, pour en rester au cas spécifique de la culture, c’est au point de cerner le domaine culturel en termes d’organismes à activer et d’élaboration de stimuli destinés à produire des excitations « bénéfiques ». Cette politique incite à une extension de l’idéologie de la médecine hors de son domaine. Elle confère une nature médicale à des représentations des tensions sociales qui devraient plutôt être conçues politiquement. Parfois, une telle doctrine est imposée aux professionnels de la santé/culture auxquels est enjoint de rendre à certains la « bonne santé culturelle » et de les guérir durablement. Cette « bonne santé culturelle » servirait de norme de l’ordre culturel, tandis que la « mauvaise » verserait dans le désastre, voire l’infraction culturelles.

Ces remarques qui portent sur la redéfinition d’un problème existant – celui des discriminations – dans un langage médical n’impliquent pas la même réticence à l’égard de la possibilité de concevoir culturellement la santé des humains, de penser les rapports de la santé et de la culture, le poids des inégalités culturelles sur la santé, les liens de la santé et du travail en entreprise, mais aussi la formation culturelle des citoyennes et citoyens à partir des arts et des sciences ou de l’éducation artistique et culturelle. Pas plus qu’elles n’impliquent une critique de ce qui n’est pas en question ici, « la grande santé » nietzschéenne ou « l’excès de santé » baudelairienne, dans la peinture qui pratique l’outrance, voire l’usage de la notion de « diagnostic » chez Michel Foucault !

Des présuppositions

L’exigence dessinée par la notion de santé culturelle, en outre de fournir des raisons à des types d’action particuliers, plutôt empiristes comme le contact avec des œuvres culturelles, renvoie à de nombreuses présuppositions.

Parmi elles, la première engage la fusion de « santé » (substantif) et de « culture » (adjectif), disons, si on suit la doxa, l’assimilation d’une conception de la norme du bon état d’un être ou du bon fonctionnement d’un organisme et de ce qui devrait consister en une action de formation ou de mise en forme de soi de chaque individu par des exercices culturels, dans un cadre politique défini mais toujours remis en question par des œuvres nouvelles. Compte tenu de l’ordre des termes, l’assemblage s’accomplit sous le primat de la santé.

Dès lors, cette présupposition tend à imposer aux individus discernés une éducation culturelle façonnée à l’aune d’une norme extérieure de soin et de thérapie, d’hygiène de vie et de combat contre des causes pathologiques culturelles, qui ne peut être assignée ou entretenue que par des professionnels concentrés sur une mission de « politique sanitaire ». En quoi elle tombe dans un paradoxe, celui de prôner à juste titre une plasticité des individus – ils peuvent se modeler – qu’elle décourage aussitôt en convoquant une norme culturelle de référence, comprise comme une prescription attendue, aussi précise et réglable qu’une mécanique.

Si cette première présupposition est déjà contestable, elle s’articule à une autre par la référence à un « bon état » ou un « mauvais état » des affaires culturelles des individus. Cet aspect ne lasse pas d’accentuer le danger. Comment sont définis ces deux critères du salubre et de l’insalubre ? Qui s’octroie le pouvoir de les décréter et d’opérer avec eux un diagnostic sur des individus qui ne sauraient donc pas qu’ils sont en « bonne » ou « mauvaise » santé ? À partir de quelles causes caractéristiques ou décrépitudes juger de la gravité de la situation et délivrer une ordonnance contre le mal ? Et quels rapports entretiennent-elles avec la question de la culture telle qu’elle prend sens dans l’histoire et la cité ? Toutes questions que les milieux médicaux de la santé connaissent en fonction de leur objet propre. Encore relèvent-elles dans ce cas de travaux précis portant sur un concept de santé dont ils savent qu’il n’est pas un concept scientifique – Jean-Jacques Rousseau estime que la santé est un élément constituant de la nature et il diagnostique que la civilisation provoque les maladies (l’arbitraire, l’ignorance et la chair, y compris les pratiques médicales de son époque) qui ne peuvent être guéries que par une éducation renouvelée et la connaissance de soi –, sur la conception sociale plus que médicale, justement, des normes de la santé.

Encore ces deux premières présuppositions s’amplifient-elle d’une troisième. Celle qui concerne la « maladie » culturelle (la mauvaise santé) et la guérison à y apporter. Cette notion de « maladie », qui serait cette fois culturelle mais non moins suspecte que l’ancienne « folie » ou « maladie mentale », renforcerait alors le traitement que l’opinion veut infliger à l’« anormal » et au « pathologique » culturels. Si santé culturelle il y a, elle pourrait donc se consolider ou se détériorer, se consolider par des stimuli et se détériorer par le truchement d’agents pathogènes contre lesquels nul n’aurait été prévenu ! Encore faut-il envisager le « patient » comme un être qui se trouverait parfois corrompu par ces agents internes ou externes que quelques techniques de traitement empirique appropriées dissoudraient : comme, auprès d’enfants ou d’adultes, « stimuler » l’esprit par le contact, défaire la « passivité » culturelle, « nourrir » l’esprit qui fait montre de sa « malnutrition », dessiller ses yeux, le concentrer sur des références dont le surgissement vaudrait exercice de l’attention, voire, en termes plus contemporains, combattre la déculturation des jeunes générations (par fait d’ordinateurs, de réseaux sociaux, etc.). Toutes techniques appuyées sur une image des constituants de l’esprit individuel, et de son étrangeté cadavérique potentielle.

En fin de compte, et notamment pour ce langage commun, l’expression « santé culturelle » ne trouve à s’appliquer qu’à partir de la logique des verbes « être » (une copule fixante) et « avoir » (déterminant de possession), excluant les devenirs. Les individus « seraient » en bonne ou en mauvaise santé, ils « auraient » la santé ou « auraient » sur eux des signes de décrépitude. En tout état de cause, la santé évoquerait l’idée d’une force qui pourrait se détériorer en obligeant à nommer des parias afin de les soigner, d’une aptitude à résister aux agressions extérieures, d’une constitution solide.

Fracture, faillite et fébrilité

Au cœur de ces présupposés, reste à éclaircir la question de savoir à quoi est suspendu le diagnostic de la « mauvaise » santé culturelle. Se décline-t-elle à partir d’un constat objectif ou relève-t-elle d’une construction normative imposée au corps social par la logique de la domination et des fractures qu’elle instaure. Ce qui commande les discours motivant notre critique, c’est le fait que la solution est donnée avant l’analyse, des fractures semblent à la fois données et paradoxalement fixées alors qu’on voudrait les réduire. Or, s’il y a bien des fractures internes à nos sociétés, lesquelles peut-on montrer résultent d’une histoire et de rapports sociaux à problématiser, ce ne sont ni des fractures surnaturelles, ni des fractures relevant d’une essence ou d’un être des individus auprès desquels on serait censé les constater.

Une autre difficulté décisive porte sur l’usage du terme « culture », ici adjectivé. La culture, décidément, comme la santé est conçue comme un « être », une « manière d’être » ou un « avoir ». Les propos sur la santé culturelle, ainsi conçus à partir d’un modèle nostalgique de la santé, ne peuvent se détacher de l’idée selon laquelle « culturel » ou « cultivé » serait donné à certains, sous certaines modalités servant alors de normes. Il suffirait de les appliquer à ceux qui sont « inertes » grâce à des objets stimulants. Or, là encore, s’il y a bien une question culturelle interne à nos sociétés, la culture ne peut être assimilée ni à des objets culturels spécifiquement requis pour « être » en bonne santé culturelle, ni à des références-types à partir desquelles une « maladie » culturelle pourrait être cernée, ni d’ailleurs aux normes imposées par des institutions culturelles. Elle relève plutôt d’une formation à une multiplicité de démarches (arts, sciences, etc.), de l’hétérogénéité des jugements et de dissentiments culturels propres à rendre le champ culturel dynamique, toujours en devenir.

Face à ces expressions qui traversent désormais le champ culturel, d’autres considérations viennent à l’esprit. Elles sont de plusieurs ordres.

Sociologique : comment considère-t-on ces familles atomisées qui font l’objet de la thérapie, sinon par le mépris puisque celles qui sont désignées comme « malades » semblent l’être par nature, au point qu’il conviendrait de les faire passer de la nature à la culture ou de la passivité à l’activité, en ne se préoccupant guère du fait que nul ne passe jamais de la nature à la culture, mais toujours d’une forme culturelle à une autre ?

Politique : d’abord au sens des politiques culturelles. Cette notion de santé culturelle affirme donc que les institutions échouent à jouer le rôle normatif qui est le leur, et qu’il convient de reprendre le dossier à partir de nouveaux traitements. Elle annonce la faillite de ces institutions mais sur une fondation plus normative encore que celle qui les traverse depuis longtemps, qu’il s’agisse de démocratisation ou de démocratie culturelles.

Éthique : ce rapport, entre « bonne » et « mauvaise » santé culturelle est réglé d’emblée comme un rapport de domination, puisque seuls quelques-uns disposent de la « bonne santé » qu’il s’agit d’imposer aux autres. Les conséquences de ce positionnement sont évidemment nombreuses. Mais surtout elles reposent sur l’implicite reconnaissance des difficultés imparties, à partir d’un aveu requis d’ignorance : l’impératif de dire à quelqu’un qu’il ne sait pas exactement d’où il vient (du « mauvais » côté), quel est son « genre » culturel (sa généalogie familiale désastreuse), que son milieu est « malade », que la solution de ses « problèmes » est dans la soumission au traitement proposé.

Des légitimations

Entre les lignes des discours ministériels, des propos diffusés dans les nombreuses associations culturelles qui s’en réclament, voire des dossiers de conseillers municipaux engagés dans l’action culturelle, ce thème de la santé culturelle fait également l’objet de légitimations discutables. Nous ne chicanerons pas celle qui affirme l’importance de la culture dans l’existence des humains. Bien au contraire. Pas plus que nous n’épiloguerons sur celle qui assure la nécessité et la portée des exercices culturels dans toute société.

Plus suspectes sont les légitimations de la nécessité théorique et pratique d’imposer une telle optique d’une santé culturelle par la formation culturelle des individus et par un signe adressé à la philosophique grecque. Arrêtons-nous sur ces deux légitimations.

La première incite, apparemment à juste titre, à repenser la formation culturelle des individus. Encore est-ce, comme nous l’avons écrit, par fait d’une appréciation portée contre une détérioration soi-disant attestée de celle-ci ou d’une déclaration d’inconsistance de ce qui se pratique actuellement dans tel ou tel milieu. Mais cette légitimation fait l’impasse sur ce qu’elle véhicule en termes de hiérarchie dans les prestations culturelles, de négation des différences dans les formations culturelles et les droits culturels, d’ignorance des dissentiments culturels. Elle valorise l’imposition, l’uniformité et l’homogénéité des conceptions et des références. Elle repose en fin de compte sur une perception d’une cité modélisée à l’aune de la culture des institutions sociales, culturelles et politiques.

S’il y a conflit autour de cette légitimation, c’est que cette idée d’une santé culturelle confond la formation culturelle des individus avec la manière de les former. Or, qui dit formation (au sens de Bildung) dit exercices des femmes et des hommes à la capacité à demeurer debout en toutes circonstances, en un déploiement de règles de l’existence multipliant le refus des assignations dans un échange et une solidarité avec les autres, dans leur proximité et leur altérité. La formation culturelle fabrique des compétences destinées à aider les humains à construire des trajectoires au cours desquelles les existences s’amplifient en refusant de se soumettre ou se disloquer, devant la nécessité de vivre humainement l’échec, la souffrance, voire la finitude. La culture relève d’une tâche infinie. Elle se déploie historiquement, par ruptures et reconfigurations, en processus de resignification des actions et des discours.

En quoi « culture » ne devrait désigner ni une essence ou une identité, ni uniquement un monde d’objets ou de ressources spécifiques (culture élitiste ou cultivée), ni une discipline à apprendre (déterminée par un programme et assignée à des spécialistes, type universitaire), ni une somme de connaissances. Elle ne se réduit pas non plus à une doctrine d’État, relevant d’un ministère de la Culture, par ailleurs nécessaire. De surcroît, s’il faut refuser de la dissocier entièrement de ses institutions et personnels, la culture est plus et autre chose qu’eux.

La seconde légitimation vise à soutenir que cette idée de santé culturelle pourrait restaurer dans notre monde certains principes de la philosophie grecque, ce qui en fortifierait la légitimité, du moins philosophique ou aux yeux des philosophants. Ainsi dit-on que cette idée de santé appliquée à la culture revalorise l’idée antique de « soin de l’âme ». Effectivement, l’on ne peut nier l’ambition thérapeutique de certaines philosophies de l’antiquité. Pour autant, ce qui fait en elles office de santé se dit d’abord « salut » et plus exactement « salut de l’âme », identiquement « santé de l’âme » dans son rapport à la « santé du corps ». Si l’on prend en profil la philosophie d’Épicure, on y lit bien que le salut, la santé et le soin sont trois termes qui se
conjuguent effectivement, mais parce qu’ils ont leur unité dans les exercices philosophiques en leurs trois parties (logique, physique et éthique), et non pas dans des normes imposées de l’extérieur, comme le souligne un autre philosophe, cette fois stoïcien, Épictète : « Ceux qui reçoivent simplement les principes veulent les rendre immédiatement, comme les estomacs malades vomissent les aliments. Digère-les d’abord et, ensuite, ne vomis pas ainsi ; sinon, il advient cette chose sale et répugnante que sont les aliments vomis » (Entretiens, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard, 1962, livre III, chap. XXI).

Dès lors, l’allusion de l’usage ici critiqué de santé à l’Antiquité, ou son analogie avec elle, afin de la légitimer n’a que peu de rapport avec elle. La version grecque ne promet aucune imposition, aucune norme extérieure, mais un ensemble d’exercices à pratiquer en forme de« souci de soi », en rapport avec une théorie du désir, des affections (du pathos), le plaisir au demeurant n’étant pas exclu s’il est approprié à la dynamique du vivant et de l’existant. Et ceci,même si l’Antiquité affirme souvent que l’homme en lequel la raison domine est plus sain que celui qui s’abandonne à la pente de ses désirs (agitation, inattention, fébrilité, inconstance,autant de « maladies » de l’âme), de sorte qu’il est effectivement possible de parler, à certains égards, d’une philosophia medicans, d’une philosophie conçue comme soin recommandé d’ailleurs en vue d’une meilleure santé, ou soulagement d’une âme tourmentée. Ce qui n’autorise pas à plier la philosophie grecque à la légitimation de problèmes contemporains.

Les impasses de la « bonne volonté culturelle »

Notre enquête montre que la toile théorique et pratique tissée par ce projet de muer l’idée de santé culturelle en action politique est assez complète. Elle échafaude une perspective de formation culturelle individuelle à partir de stimuli et de fréquentations imposées par d’autres, tissant simultanément des considérations conceptuelles plus ou moins étayées, des projets de réforme politique, des exigences éthiques. Elle concocte une sorte de fable de la formation culturelle réduite à des consignes d’éducation ou des directives rassemblées en kit de secours devant un désastre supposé ou envisagé dans le gouvernement moderne des populations.

Elle ne se pose aucunement les questions essentielles : si l’humain est social, dans sa plasticité et son devenir même, comment les facultés culturelles sont-elles produites ? Quelles relations entre les facultés, les pratiques et les objets ? Que produisent les signes tels qu’il les rencontre ? Comment articuler la culture sociétale et la culture individuelle ? Etc., toutes questions qui excluent que l’on n’ait, en matière culturelle, à s’adresser qu’à des individus ou des esprits à activer, absents de configuration sociale, de désirs, de jeux de délibérations et d’actions, à considérer individuellement, et en prenant ce qui est appelé « culture » comme une figure d’avance déterminée.

Que les fractures sociales, culturelles et politiques existent nul ne le réfute. Mais elles ne peuvent se traiter par des opérateurs thérapeutiques dont on ferait croire qu’ils sont « neutres ». Alors que, dans tous les cas, le point central est celui de l’émancipation des individus et des groupes sociaux par rapport aux normes imposées.

Il reste toutefois possible de reconnaître deux choses positives concernant cette proposition de défendre l’idée d’une santé culturelle des citoyennes et des citoyens. La première est celle-ci : il n’y a pas de grâce de l’esprit mais seulement de l’éducation ; et il est effectivement difficile de considérer que la formation culturelle des individus – aux arts, par les arts, aux sciences, par les sciences, etc. – est idéale de nos jours, et que les institutions culturelles produisent systématiquement de réelles formations. Mais il conviendrait de se demander quand et par qui cette santé aurait été détruite, et en quoi ceux qui proposent des thérapies sont les seuls à pouvoir réparer les dégâts constatés. N’importerait-il pas plutôt de poser le problème politiquement et de cerner des approches politiques de la diversité des cultures et des normes culturelles ?

La seconde renvoie aux atermoiements de la bonne volonté culturelle qui sert de support à cette entreprise, une bonne volonté culturelle à l’égard des « autres ». Cette bonne volonté ne cesse d’agir et de se penser en surplomb des modalités des rapports sociaux et donc des individus. Elle ne saurait tenir compte d’interactions et d’échanges. Elle sait d’avance quels sont les objets culturels susceptibles de former les esprits.

Encore convient-il de préciser que cette bonne volonté culturelle n’est pas tout à fait équivalente aux doctrines du care (du soin) qui sont élaborées par certains philosophes. Ses principes sont autres : la prise au sérieux de la fragilité de l’être humain dans le cadre d’une société et la constitution d’une attention réciproque entre les individus, célébrant un « nous » à l’encontre des philosophies du « je » ou du « tu ». L’une des différences majeures entre les deux options réside dans la solution de la question : qu’est-ce qui satisfait dans la notion utilisée (« bonne ou mauvaise » santé culturelle) et qu’est-ce qui est satisfait par elle, posée en allégorie d’une société parfaite qui survivrait aux désastres culturels ?


Bibliographie

Canguilhem Georges, Le Normal et le pathologique, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, 1943, Paris, PUF, 2005.
Conche Marcel, « Introduction à Épicure », Lettres et maximes, trad. Marcel Conche, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.
Fassin Didier, « Avant-propos. Les politiques de la médicalisation », in L’ère de la
médicalisation
, dir. P. Aïach et D. Delanoë, Paris, Anthropos, 1998.
Foucault Michel, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.
Hogarth Richard, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.
Laugier Sandra :
Qu’est-ce que le care ?, Paris, Payot, 2009.
Face aux désastres : une conversation à quatre voix sur la folie, le care et les grandes
détresses collectives
, Paris, Ithaque, 2013.
Marinopoulos Sophie, « Stratégie nationale pour la Santé Culturelle : Promouvoir et pérenniser l’éveil culturel et artistique de l’enfant de la naissance à trois ans dans le lien à son parent », site du ministère de la Culture, 2017.

Ruby Christian :

Sénèque, De la constance du sage, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard, 1962.
Winnicott Donald Woods, Processus de maturation chez l’enfant : développement affectif et environnement, Éditions Sciences de l’homme, Paris, Payot, 1970.


*Christian Ruby, philosophe, travaille à l’ESAD-TALM, site de Tours. Il est membre de l’ADHC (association pour le développement de l’Histoire culturelle), de l’ATEP (association tunisienne d’esthétique et de poiétique), du collectif Entre-Deux (Nantes, dont la vocation est l’art public) ainsi que de l’Observatoire de la liberté de création. Membre du CA du FRAC Centre Val-de-Loire, il a publié ces dernières années : Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, Éditions L’Attribut, 2015 ; « Criez et qu’on crie ! » Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment, Bruxelles, La Lettre volée, 2021 ; Des cris dans les arts plastiques, Bruxelles, La lettre volée, 2022.

Site de référence : www.christianruby.net

Des chemins pour nos libertés?

Une contribution personnelle1 de Roland de Bodt – écrivain, chercheur et membre de Culture & Démocratie – qui revient sur le caractère révolutionnaire des droits humains en termes de liberté et d’égalité2. Il problématise la mise en œuvre de ces libertés fondamentales à partir des formes actuelles totalisantes, voire totalitaires, qu’en donne le système industriel mondial. Sur cette base, Roland de Bodt en appelle à se ressaisir des théories du libéralisme pour transformer les imaginaires. Il propose les termes « libertés culturelles » plus radicaux que ceux de « droits culturels » pour insister sur les principes éthiques plus essentiels à ses yeux que les moyens juridiques d’y parvenir.

Une trace de la recherche participative, ici, avec le centre culturel d’Anderlecht Escale du Nord, le CIFAS et l’Âge de la Tortue.

Au point du jour, lorsque l’astre offre ses lumières à nos nuits obscures de passions, de méditations et d’ébats, ne trouverions-nous quelqu’avantage à tirer les conséquences de nos actes ? Si d’aventure cette hypothèse était retenue, je formule ici quelques propositions.

De la révolution des libertés

1. Déclarer que les êtres humains, du seul fait de la naissance, sont libres et égaux – est un acte révolutionnairei qui résiste à toute forme de domination et de violence industrielles, économiques, technoscientifiques, théocratiques, militaires, policière, politiques.

2. Postuler que cette liberté est égale, réciproque et responsable ; responsable : parce qu’il y aurait lieu de répondre de son usage devant la communauté des êtres humains ; réciproque : parce qu’il y aurait lieu de reconnaitre à autrui la liberté à laquelle on prétend pour soi-même ; égale : parce qu’elle ne saurait être regardée comme « absolue » sans se mettre au service de la tyrannie et, par-là, dénaturer son essence, ronger ses attributs et ruiner ses vertus – est également un acte révolutionnaire qui résiste à toute forme d’absolutisme industriel, économique, technoscientifique, théocratique, militaire, policier, politique.

3. Reconnaitre aux êtres humains, du fait de la singulière diversité de leurs natures, de leurs choix, de leurs appartenances, de leurs engagements et de leurs formations, une libre et égale dignité – est encore un acte révolutionnaire qui reconnait chacune et chacun comme acteur·ice culturel.le, à part entière, doué.e de conscience, de raison et de solidarité ; octroie, à chacune et chacun, la souveraineté dans les décisions qui concerne sa vie.

4. Prétendre que chaque être humain a droit à la protection de la loi, des services publics et de la communauté humaine pour sauvegarder l’intégrité physique et culturelle de sa personne, sa vie privée, sa correspondance – est un acte révolutionnaire qui condamne toute immixtion et toute velléité de contrôles industriels, économiques, technoscientifiques, théocratiques, militaires, policiers, politiques qui portent atteinte à la souveraineté de la personne humaine, dans les décisions qui concerne sa vie.

5. Accepter que chacune et chacun vive selon ses libres idées et ses libres convictions, jouisse de la libre et légitime faculté de changer d’idées, de convictions et aussi de pays, de conjoint.e, de nationalité, d’association, d’études, d’établissement d’enseignement, de travail, de profession, etc. – est un acte révolutionnaire qui réfute toute forme de régime dogmatique qu’il soit industriel, économique, technoscientifique, théocratique, militaire ou/et politique.

6. Depuis le 10 décembre 1948, les populations de la planète sont soumises à des régimes industriels, économiques, technoscientifiques, théocratiques, militaires et politiques d’une violence de plus en plus illimitée et qui ne cessent de détruire les libertés et les droits de personnes et des communautés ; face à cette évolution historique, à ce nouvel ordre industriel mondial, la préoccupation, la promotion et la défense des libertés fondamentales et des droits des êtres humains sont – en puissance et en acte – de plus en plus révolutionnaires.

De la foi en l’être humain

7. Le seul argument qui fonde un régime de libertés fondamentales et de droits humains universels est celui de la « foi en l’être humain » – voir le préambule de la Déclaration universelle des droits humains de 1948.

8. Les philosophies de l’existence qui fondent les philosophies politiques modernes et reposent sur le paradigme culturel d’un monde idéal et inaccessible, d’un âge d’or antique dont on s’éloigne à chaque génération, d’un paradis perdu, de la destinée humaine irréversible de l’humanité comme chute, corruption et décadence, l’apologie de la « fin du monde » ou la conviction morale – et si largement partagée – que l’être humain est « mauvais par nature », la croyance en un ordre « transhumaniste » susceptible d’extraire le mal et palier les faiblesses des êtres humains par les technosciences, la philosophie des élites et le mépris des populations qui lui est consubstantiel, toutes ces représentations du monde me paraissent, par essence, incompatibles avec l’esprit de solidarité et l’esprit d’espérance sur lesquels repose le paradigme culturel des libertés fondamentales et des droits universels de l’être humain.

9. La question principielle ne me parait donc pas d’évaluer si les sociétés-monde actuelles entendent reconnaitre et proclamer les libertés fondamentales et les droits inaliénables des êtres humains (dans de nombreux cas, elles le font) mais de savoir si elles sont fondées sur un paradigme culturel de la « foi en l’être humain» ou, autrement traduit, de la « fidélité au genre humain » ; ce qui se mesure à l’efficace de ces sociétés-monde dans la mise en œuvre et le respect de ces libertés fondamentales et de ces droits.

10. Les sociétés-monde qui proclament des libertés fondamentales et des droits humains sans mettre en œuvre les conditions qui permettent la réalisation pratique et le respect effectif de ces libertés et de ces droits, m’apparaissent comme des sociétés qui n’ont très probablement pas la foi en l’être humain et dont l’agir – évaluable – n’est pas défini par la fidélité au genre humain mais par d’autres critères industriels, économiques, technoscientifiques, théocratiques, militaires et/ou politiques.

11. Les questions subsidiaires qui émergent alors sont très multiples et requièrent un considérable travail social et culturel notamment pour chercher à déterminer ce que ces sociétés-monde (mais aussi ces états, ces régions, ces villes et communes, ces quartiers) devraient mener comme actions à grande échelle et de manière locale pour que cette « foi en l’être humain », cette « fidélité au genre humain », soit plus largement partagée par les communautés humaines, puisqu’elle apparait comme une sorte de condition « sine qua non » du développement, de la réalisation et du respect des libertés fondamentales et des droits humains.

12. Par conséquent, de mon point de vue : Travailler au développement du paradigme culturel des libertés fondamentales (y compris les libertés culturelles) et des droits humains (y compris les droits culturels) impliquent de travailler au développement d’une culture de la « Foi en l’être humain », de la « Fidélité au genre humain ». Comment fait-on cela dans le monde présent ?

13. Considérant l’évolution de l’ère nucléaire, depuis le 6 août 1945, il me semble que le développement de ces perspectives humanistes s’oriente dans des sens différents, voire éventuellement opposés à l’ordre industriel mondial, à son économie capitaliste, aux technosciences qu’il a assujetties, aux théocraties, aux ordres militaires, aux conduites policières et politiques actuelles.

Du libéralisme

14. Depuis le 6 aout 1945, c’est-à-dire depuis le début de l’ère nucléaire, les dirigeant.e.s du système industriel mondial se présentent sous le masque du libéralisme ; ils ornent leurs manteaux des paillettes du libéralisme, de leur scintillement. Considéré de leur point de vue, cela leur confère une légitimité philosophique et les relie – de manière pas trop contraignante aux principes des libertés et aux droits fondamentaux, voire-même à la théorie de la démocratie. C’est de bonne guerre ! Et la guerre, ils connaissent. C’est leur métier. La condition de leur développement. Leur métier premier. Mais cela ne nous oblige, en aucune manière ni à y croire ni à en convenir.

15. Ils financent aussi des centres de recherche en économie, en gestion et en stratégie industrielles, auprès des plus grandes universités de la planète, afin d’élaborer l’argumentation qui permette l’actualisation des théories du libéralisme, aux besoins de leur développement industriel moderne et de leurs dominations des populations, réduites au « marché ». C’est un travail très sérieux, un investissement prioritaire et magistral. Il est central et non marginal. Les enjeux de ces actualisations successives de la notion de libéralisme sont vitaux pour le développement industriel. Il s’agit de créer des concepts crédibles, légitimant et rassurant, tant auprès des actionnaires que des administrations publiques et des gouvernements. C’est un travail méticuleux de perversion du langage, de publicité, de fake-news acceptables, pour arriver à créer une image positive et établir une bonne conscience industrielle, tout en autorisant des concentrations de pouvoir et des violences économiques, non seulement sur les populations mais également sur les gouvernements et les services publics, de plus en plus absolues.

16. De manière transnationale, ces centres de recherche universitaires ont créé le concept de « néo-libéralisme », à partir des années 1990, pour scinder l’évolution du concept de libéralisme industriel de ses sources originelles, c’est-à-dire du libéralisme politique et juridique, hérité de l’humanisme des Lumières. Ainsi, le néolibéralisme permet d’autonomiser la pensée du libéralisme industriel, de la gangue des libertés fondamentales et des droits humains. C’est aussi une révolution ! Le « néo-libéralisme » permet de métamorphoser le principe d’égale liberté en principe de liberté absolue.

17. Aujourd’hui de très nombreux intellectuel.le.s, chercheur·euses en sciences politiques, commentateur·ices, syndicalistes, animateur·trices culturel·les ou sociales·ux, acteur·ices du monde politique de la gauche dite « progressiste » ont validé ces conceptions, produites à la demande et au bénéfices du système industriel mondial. Ils ou elles leur donnent crédit. Ils ou elles les emploient comme des outils qu’ils mettraient à leur disposition. Ils ou elles décrivent l’état du monde tel qu’il est observable, aujourd’hui (inégalités sociales, destruction de la planète, surconsommation, etc.) comme s’il était le produit et le résultat du libéralisme, incarné par le système industriel mondial. Certains commentateurs utiliseront même les notions de « libéralisme inégalitaire » ou de « libéralisme totalitaire » comme si la notion de libéralisme n’était plus du tout adossée à la notion de libertés ou de droits.

18. Il résulte de cette adhésion, très majoritairement admise, que le système industriel mondial a confisqué, depuis 1990, la pensée relative au libéralisme et que la gauche, les mouvements culturels et sociaux, progressistes, se sont démobilisés de la pensée et de l’actualisation des théories du libéralisme, aujourd’hui. Et non seulement, ils ou elles ont renoncé à investir la pensée du libéralisme dans le sens de l’égale liberté mais, plus encore, aveuglés par les définitions du libéralisme qui ont été produites au bénéfice du système industriel mondial, ils ou elles sont devenu.e.s radicalement « anti-libéral » : parce que le libéralisme c’est le mal sur terre !

19. Je ne partage pas ces opinions parce que je suis amené à penser que la question essentielle, aujourd’hui, pour le système industriel mondial, c’est précisément la liquidation de toute forme de libéralisme politique et juridique. à terme, ce sera probablement aussi la liquidation de toute forme de libéralisme économique. Marcuse avait très bien analysé la situation dans le milieu des années trente ; mais le parallélisme s’arrête là parce que les industries nazies n’avaient pas la même puissance de domination qu’aujourd’hui.

20. J’estime que la situation vécue par les populations de la planète, soumises au système industriel mondial actuel, ne relève pas du tout d’un quelconque « libéralisme » (qui joue la fonction d’un habillage, d’un leurre, pour abuser les braves gens) mais caractérise plus certainement un absolutisme industriel. Et nous pouvons observer presque chaque jour, que cet absolutisme industriel mondial a des prétentions et des pratiques de plus en plus totalisantes (contrôler toutes les dimensions de la vie de tous les êtres humains), voire même totalitaires (se substituer à la souveraineté de chacune et de chacun dans les décisions qui le ou la concerne). Il n’y a pas de totalitarisme libéral parce que le totalitarisme industriel est exactement le contraire du libéralisme.

21. En outre, je voudrais attirer l’attention sur les faits suivants :

  • d’une part et de mon point de vue, il n’appartient certainement pas au système industriel mondial de définir unilatéralement ce que c’est que le libéralisme ; cette liberté de qualifier les régimes appartient à toutes et à tous ; il n’est pas du tout acceptable que le système industriel mondial finance un travail permanent universitaire et des campagnes médiatiques quotidiennes afin de corrompre et de pervertir une philosophie libérale qui doit rester le lieu de nos réflexions et de nos conceptions de l’égale liberté, de l’égale dignité, qui est notre héritage, à nous les habitant·es de cette planète ;
  • d’autre part et toujours de mon point de vue, il n’appartient pas à la gauche sociale de renoncer à investir la pensée en matière de théorie du libéralisme juridique, politique, social et économique ; c’est inacceptable et il faut débattre ensemble pour voir comment reprendre la main relativement à cet objet de nos réflexions.

22. Ainsi et sur la base de ces remarques sommaires, il m’apparait assez clairement, à l’esprit, que pour travailler au développement d’un paradigme culturel des libertés fondamentales et des droits humains universels, c’est-à-dire et y compris en matière de libertés culturelles et de droits culturels ; il nous appartient préalablement de reprendre la main sur les théories du libéralisme3. Ce qui suppose une transformation magistrale des imaginaires qui, à gauche, considèrent le libéralisme conformément à ce qu’en prétend et en abuse le système industriel mondial.

Des droits culturels

23. Je réitère mon analyse : je pense qu’en prenant pour titre l’expression « droits culturels » plutôt que l’expression « libertés culturelles », la Déclaration de Fribourg a mis la charrue avant les bœufs ! Je ne suis pas juriste. Dans ma petite pensée personnelle, l’essentiel de ce qu’il faut pouvoir mettre en œuvre, réaliser et respecter, en cette matière, ce sont bien nos libertés culturelles. Le droit est – à mes yeux et dans mon esprit simpliste – le moyen d’exercer et de garantir l’usage de ces libertés. Donc en appelant la Déclaration de Fribourg, « Déclaration sur les droits culturels », j’ai l’intime conviction que les rédacteurs ont mis en lumière le moyen plutôt que les principes éthiques et juridiques les plus fondamentaux et les plus essentiels.

24. Je plaide donc pour que le titre de la Déclaration soit modifié en : « Déclaration de Fribourg pour les libertés culturelles » ! Il sera probablement utile de relire minutieusement le texte de la déclaration pour l’actualiser à ce nouveau titre mais je ne crois pas que cela va entrainer de grands chambardements. Simplement, la Déclaration va se retrouver sur ses bases les plus essentielles pour rayonner dans le monde. Il faudra peut-être préciser qu’il s’agit de la voie culturelle vers une égale liberté qui doit permettre à chacune et à chacun de se réaliser sur la voie d’une culture de la libre et égale dignité.


1. La présente contribution personnelle est rédigée dans le cadre du chantier des « dramaturgie du XXIème siècle » de l’association ARSENIC 2, en collaboration avec Claude Fafchamps.

2. L’expression « révolution des droits de l’homme » est mobilisée par Marcel GAUCHET dans l’ouvrage éponyme, La révolution des droits de l’homme paru chez Gallimard en 1989. Le texte reconstitue le moment de gestation des dix-sept articles de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen arrêtés par l’Assemblée nationale constituante en France le 26 aout 1789. Cette reconstitution permet de souligner à la fois caractère révolutionnaire de reconstruction d’une société sur base de la liberté et de l’égalité, ainsi que tous les conflits et contradictions qui seront inséparables dans les suites du texte.

3. Par exemple, je trouve le concept de « commun » développé par Pierre Dardot et Christian Laval – dans leur titre éponyme Commun : essai de révolution au XXIe siècle, paru chez La Découverte en 2014 – mériterait une approche contradictoire, dans le cadre de ce réinvestissement porté à la théorie du libéralisme.

Santé et droits culturels

La Plateforme a été invitée à contribuer à Santé conjuguée1, la revue de la fédération des maisons médicales à l’occasion de son 40e anniversaire. L’article présente une généalogie des droits culturels visant à tisser des liens avec les secteurs du soin et de la santé.

Si l’on compare la Déclaration d’Alma-Ata, la Charte d’Ottawa ou la Déclaration de Jakarta avec les référentiels des droits culturels tels que la Déclaration de Fribourg ou le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, on constate à quel point ces textes construisent un sens commun.

Les pratiques de soin s’établissent et varient selon l’ordre social, politique et culturel, les acteurs et actrices de terrain et les institutions de la santé appartenant à des luttes politiques et sociales autant qu’ils s’inscrivent dans un milieu culturel selon leurs représentations. Pensons aux multiples conceptions de la maladie, de la souffrance et de la santé, pensons aux divers modèles, structures et cadres sociaux qui permettent ou empêchent l’accessibilité aux pratiques de soin, pensons à la circulation de l’information, à l’éducation et la transmission de recherches et de connaissances médicales, qu’elles soient conventionnelles ou alternatives. Et tout ceci en abordant à peine les enjeux propres au dialogue interculturel au sein des relations entre patients et soignants, que ces enjeux soient liés aux incompréhensions et barrières des langues, aux rencontres et conflits de valeurs, aux différences de dispositions corporelles ou de traditions spirituelles2. La liste de tous les facteurs culturels à prendre en compte reste encore à définir si tant est qu’un jour elle puisse être exhaustive ! C’est là un point à souligner : en situant les réseaux d’acteurs et d’actrices, institutions et pratiques de soin au sein de milieux culturels, nous n’en donnons qu’une photographie cadrée sur une partie du paysage et à une période donnée. Il s’agit d’assumer le caractère situé de ce dont nous cherchons à rendre compte, tant au niveau de l’objet que des méthodes déployées. Ce faisant, la démarche doit appeler à l’échange, au décentrement, à l’exercice critique et à la coopération. Ces représentations ou formes culturelles peuvent toujours évoluer ; les réseaux, milieux et circonstances peuvent toujours s’étoffer ; et donc les pratiques de soin, les acteurs et actrices et institutions de la santé peuvent toujours s’améliorer et progresser vers un projet commun3.

Une invitation à collaborer

Mais en ayant ramassé tout cela, nous n’avons fait qu’enfoncer des portes ouvertes tant sont de plus en plus considérées les dimensions culturelles du soin et de la santé. Depuis 1997, la Déclaration de Jakarta sur la Promotion de la santé au XXIe siècle notamment appelle à collaborer de façon multisectorielle autour de la santé, en connectant les politiques de santé avec l’ensemble des autres politiques publiques4. À cet égard, le domaine du droit condense l’ensemble de toutes ces circonstances, tantôt sous forme de leviers, tantôt sous forme de limites à l’action. Ceci, tout en gardant au moins le mérite d’ouvrir la possibilité d’agir, d’avoir des effets sur l’ordre social, politique et culturel. En témoignent, localement en Région wallonne et en Région de Bruxelles-Capitale, les décrets qui fixent les missions et les conditions d’agrément des associations de santé intégrée tout en leur garantissant des moyens financiers pour réaliser leurs missions.

Plus globalement, nous posons l’hypothèse que les droits culturels offrent une perspective innovante parmi d’autres instruments internationaux. Même s’ils n’ont pas directement force de loi, ils constituent des ressources pour analyser les actions menées dans un milieu, pour évaluer les politiques publiques dans un contexte, et ce, dans une perspective culturelle suffisamment large pour inclure les réseaux de pratiques de soin, d’acteurs et actrices et d’institutions de la santé. Qu’il s’agisse de l’identité, de la diversité, du patrimoine, de la communauté, de la participation, de l’éducation, de la formation, de l’information et de la coopération, on voit déjà combien tous ces paramètres constitutifs des droits culturels peuvent être pertinents pour l’action publique en matière de santé et de soin.

Sur cette base, esquissons une généalogie des droits culturels, ce qui nous permettra ensuite d’ouvrir des pistes de réflexion et donner matière à problématiser les actions du secteur des maisons médicales. Généalogie5, car les droits culturels ne sont pas issus d’une origine unique, ils sont plutôt « éclatés et fragmentés entre plusieurs sources en droit international des droits de l’homme, entre instruments de protection de certaines catégories de personnes et instruments universels » (Céline Romainville parle de « nébuleuse de droits fondamentaux » et en appelle à une clarification)6. Il s’agit ici de retracer les trajectoires conceptuelles des droits culturels pour en clarifier les tenants et aboutissants, pour en dégager des points de débats entre les différentes filiations. Comme sources de référence, on peut citer :

  • La Déclaration universelle des Droits de l’Homme (DUDH) de 19487, notamment l’article 22, qui évoque, dans le cadre de la sécurité sociale, « la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à la dignité et au libre développement de [la personnalité de toute personne, en tant que membre de la société] », ainsi que l’article 27 qui, en insistant sur le droit de participer à la vie culturelle8, mais en étant dépourvu de force obligatoire, va fonder toute une trajectoire des droits culturels basée sur l’accès et la participation à la culture.
  • Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels9, texte quant à lui juridiquement contraignant émis par l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1966, va prolonger ces droits économiques, sociaux et culturels qu’on appelle aussi la deuxième génération des droits fondamentaux, en reprenant à son article 15 au rang des droits culturels : le droit de participer à la vie culturelle, le droit de bénéficier du progrès scientifique et de ses applications, le droit de bénéficier de la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique et la liberté scientifique et culturelle.
  • En Belgique, c’est en 1993 – soit quarante-cinq ans après leur formulation dans la DUDH – que les droits culturels sont intégrés dans la Constitution belge à son article 23, en tant que droit à l’épanouissement culturel et social.
  • Des instruments universels et régionaux font encore mention plus ou moins explicite des droits culturels. Pensons à la Déclaration universelle de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) sur la diversité culturelle de 2001 qui, si elle élargit la notion de culture à « l’ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social et qu’elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeur, les traditions et les croyances », rapproche les droits culturels des enjeux propres à la diversité, aux débats sur l’identité et le pluralisme.
  • D’autres sources appellent à une extension du qualificatif « droits culturels » à d’autres droits tels que le droit à l’éducation, les droits linguistiques ou la liberté de culte, voire l’ajout de nouveaux droits à cette catégorie de « droits culturels » tel que le droit à l’identité culturelle.

Des sources multiples

Elles contribuent à la nébuleuse conceptuelle. Toutefois, l’on pourrait schématiser deux trajectoires conceptuelles majeures des droits culturels pouvant être mises en débat entre elles : celle de l’accès et la participation à la culture, et celle de l’identité et de la diversité. L’une défendue par Céline Romainville et l’autre par le Groupe de Fribourg en la personne de Patrice Meyer-Bisch ne sont certainement pas contradictoires. Disons que leur méthode de recherche et leur effectivité sont différentes, la première est plutôt juridique avec une analyse fine des textes de loi qui cherche à avoir des effets légaux et politiques, le deuxième reste ancré dans le droit, mais davantage pour le problématiser philosophiquement et avoir des effets sur les représentations. Des points de débats concernent entre autres :

  • La définition que l’une et l’autre trajectoire donnent de la culture avec, pour Romainville, une lecture plus restrictive centrée sur les beaux-arts et le patrimoine, et pour Meyer-Bisch, une lecture plus englobante du phénomène culturel qui est inspirée de l’anthropologie.
  • Le questionnement de la centralité des enjeux liés à l’identité culturelle et aux modes de vie dans les droits culturels étant donné que ceux-ci sont déjà protégés par le principe de non-discrimination dans la DUDH.
  • La réelle effectivité des droits culturels étant donné leur caractère général et abstrait, ainsi que la difficulté à traduire ceux-ci en politiques culturelles et dans les pratiques.

De ces débats, on peut retirer des raisons et des moyens pour stimuler l’intervention sociale et l’innovation en matière de politiques publiques. Ainsi, le décret du 21 novembre 2013 relatif aux centres culturels10 est un résultat visible et incarné dans le droit communautaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Si le texte reste complexe dans son appropriation11, en pratique il permet que se développent un surcroît de sens et de créativité des actions à travers l’observation et des outils d’évaluation au regard des droits culturels de même qu’un partage plus organique et ancré des territoires d’action à travers des logiques de coopération entre partenaires socioculturels. Dans ce secteur, les droits culturels se font levier du pouvoir d’agir des acteurs et actrices de terrain et des populations à la mesure que ces droits sont intégrés dans les pratiques. De manière transversale, ils permettent de mettre en lumière la question des langages dans les pratiques, la nécessité et l’effort de traduction entre les codes formels et informels, théoriques et pratiques, institutionnels et de terrain ; les questions du temps et du plaisir à prendre dans les actions menées pour favoriser un épanouissement des participants et des acteurs ; enfin, la question de leur responsabilité autant celle des élues et élus et des institutions. Certes, les secteurs des centres culturels et des maisons médicales divergent dans leur visée et leur action, néanmoins, et on le retrouve dans ces aspects transversaux, ils convergent vers le projet social, politique et culturel commun d’une société plus accessible, participative et engagée sur des valeurs, des libertés et des devoirs. De là, à se servir des droits culturels comme support d’analyse et de réflexion de l’action des maisons médicales, il n’y a qu’un pas…

Une responsabilité partagée

À dire vrai, ce pas est à prolonger plus qu’à impulser. Cela suppose une participation intersectorielle de nombreux acteurs et actrices socioéconomiques et politiques au-delà de la santé et de la culture.

Les gouvernements ont des obligations envers les titulaires de droit, mais aussi envers les institutions qu’ils doivent soutenir afin d’œuvrer équitablement à la protection sanitaire et au patrimoine culturel. De façon complémentaire, les acteurs et actrices et les titulaires ont aussi une responsabilité envers leurs institutions de santé et de culture. Tant pour la culture que pour la santé, il est nécessaire d’avoir des visions à court, moyen et long terme quand on observe la diffusion des premiers textes au sortir de la Deuxième Guerre mondiale et leur rayonnement actuel qui est encore à amplifier dans la perspective d’un développement durable. Pour ce faire, il faut considérer les enjeux identitaires et communautaires en termes de santé et de culture. Il faut favoriser l’information, l’éducation, l’autonomie, la participation et la coopération des acteurs et actrices et des expertises. Tout ceci pour tâcher de faire commun à travers les pratiques, pour développer ensemble des institutions ouvertes à la diversité.

Un point de travail en ce sens serait le développement de « compétences transculturelles cliniques »12, ce que peut soutenir l’anthropologie médicale à travers une problématisation de la culture ainsi que les droits culturels en tant que supports d’analyse et d’évaluation de l’effectivité des actions menées.


1. L’ensemble du numéro 99 de la revue est disponible via le lien suivant : https://www.maisonmedicale.org/-La-culture-c-est-bon-pour-la-sante-.html

2. T. Nathan, Nous ne sommes pas seuls au monde, Le Seuil, 2001.

3. I. Stengers, Réactiver le sens commun : Lecture de Whitehead en temps de débâcle, La Découverte, 2020.

4. M. Vanderveken, B. De Reymaker, « La dimension culturelle de la santé », Le Journal de Culture & Démocratie n° 36, novembre 2014.

5. F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Gallimard, 1985. M. Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969.

6. C. Romainville, Pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle, Culture et Démocratie, 2013.

7. http://www.un.org

8. La Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles viendra en 1982 préciser ce que l’on peut comprendre par « vie culturelle en la détaillant en termes de patrimoine culturel, de création artistique et intellectuelle et d’éducation artistique, etc. », https://unesdoc.unesco.org.

9. http://www.ohchr.org. On pourrait également citer le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, également adopté en 1966 par l’ONU, qui précise d’importantes composantes du droit de participer à la vie culturelle.

10. Moniteur belge, 29 janvier 2014.

11. Une recherche participative que je coordonne accompagne les centres culturels en vue d’intégrer les référentiels des droits culturels au sein des actions culturelles et de développer l’effectivité de ces droits dans les pratiques : https://plateformedroitsculturels.home.blog/.

12. P. Hudelson « Que peut apporter l’anthropologie médicale à la pratique de la médecine ? », Santé conjuguée n° 48, octobre 2008.

15 ans de la Déclaration de Fribourg

A l’occasion du 15e anniversaire de la Déclaration de Fribourg, la Plateforme d’observation des droits culturels s’est rendue à l’Université de Fribourg pour participer aux deux journées consacrées à ce texte de référence en matière de droits culturels. Bon nombre de professionnel·les de ces matières juridiques ainsi que des secteurs culturels, sociaux et administratifs s’étaient réuni·es en vue d’entamer un travail de révision de la Déclaration et de rédaction d’un second texte sur les dimensions culturelles des autres droits humains. Les enjeux étaient donc de taille ! On en est ressorti enrichi de rencontres humaines significatives et d’échanges ouvrant sur de nouvelles perspectives de travail !

Plusieurs chercheur·ses sont intervenu·es sur des questions débattues dans le contexte des droits culturels. Qu’il s’agisse :

  • de la pertinence de ces matières juridiques par rapport aux conflits actuels et des exigences propres à une paix durable, de l’ambivalence propre au dissensus comme moteur de démocratie ;
  • de la valeur primordiale de l’information, comme base de tous les autres droits culturels ;
  • de la nécessité de faire commun à travers des mémoires et des patrimoines capables de prendre en compte la multiplicité des appartenances ;
  • de l’évolution du phénomène religieux, de la nécessité du dialogue interculturel plutôt que des postures relativistes, universalistes et réductrices des spécificités des cultures ;
  • de l’importance des droits culturels en matières de trajectoires migratoires.

S’en est suivi une table ronde autour des perspectives qu’ont offertes les droits culturels, de leurs succès mais aussi des défis actuels que la Déclaration doit encore relever. Le prisme des droits culturels et ce texte en particulier a permis de développer la participation culturelle en termes de méthodes et de contenus par rapport à des enjeux de co-construction, de création partagée, de coopération… En même temps, il s’est agi de questionner la dimension « opératoire », l’effectivité desdits droits, leurs effets concrets selon les pratiques et les pays. Par exemple, une recherche récente sur la réception de la Déclaration de Fribourg en Amérique Latine montre à quel point le texte tient lieu de socle pour appréhender la diversité et la multiculturalité dans le cadre des politiques publiques. Pensons à l’exemple de la Convention constituante au Chili qui fait de la culture un des enjeux majeurs à la suite de luttes sociales et économiques. Par ailleurs, en France, notamment avec la loi NOTRe, s’est posée la question de la mise en pratique de ces droits. C’est dans une optique pédagogique que s’est alors développée la démarche Paideia comme espace de travail, de réflexions sur les pratiques et les méthodologies de travail autour des droits culturels et de la Déclaration de Fribourg.

Si l’effectivité concrète des droits culturels est en progression dans différents territoires, cela reste une tâche au long cours qui pose plusieurs défis et problèmes liés à la mise en œuvre des normes juridiques. Le premier tient au degré même de référence aux articles de la Déclaration, ainsi qu’à la nécessité de nommer ces droits en tant que tels dans les pratiques de terrain ? L’intérêt en ce sens est de croiser les perspectives sur ces droits, celle de la Déclaration basée sur un travail conceptuel mais aussi celles théorisées par d’autres chercheurs·es en droits culturels ou dans les dimensions culturelles des droits humains, comme la recherche de Céline Romainville ancrée dans l’examen des textes juridiques. D’autres défis sont ceux que posent les droits culturels en termes de droits individuels et de droits collectifs, comment concilier les différentes réalités humaines à travers les droits pour être autant dans « le seul » que dans le « en commun », en vue de favoriser l’inclusivité et pointer vers l’intersectionnalité ? Comment intégrer des enjeux écologiques liés au développement durable qui soient décentrés de la stricte perspective humaine, plus particulièrement comment inclure des enjeux liés aux droits environnementaux, aux droits des écosystèmes et de la nature ? Comment soutenir et dynamiser d’autres types de fabrication de savoirs, qui prennent en considération des facteurs de symétrisation des savoirs, qui soutiennent d’autres modes de connaissance et d’expérience que celles propres aux paradigmes occidentaux ? Comment faire en sorte que les droits culturels résistent à l’instrumentalisation et la récupération politique, pour éviter qu’ils ne servent que de couche superficielle sans qu’aucune refondation des politiques publiques ne soient véritablement en cours ? Comment partager la responsabilité entre les différents niveaux de pouvoir quant à la mise en œuvre et l’effectivité des droits culturels ?

Pour tâcher d’adresser ces défis et problèmes, une première étape de travail a été de constituer des groupes en vue d’une révision de la Déclaration. Plusieurs sous-groupes sont partis du texte même de la Déclaration, un autre sous-groupe a mis en exergue la dimension transversale du numérique dans ce texte, et enfin, un dernier sous-groupe a questionné les enjeux de guerre et de paix à partir des articles de la Déclaration. Lors de la mise en commun des sous-groupes, est ressortie la nécessité de mieux interconnecter les droits entre eux, de mieux articuler les droits et les ressources disponibles, de veiller aux rapports aux êtres vivants, au non-humain, à l’environnement ainsi qu’aux dimensions collectives des droits. Une piste de travail en ce sens serait de préciser les définitions et compléter les terminologies utilisées dans la Déclaration, en ce qui concerne les questions de réparation et de prévention des conflits. Une autre piste serait d’étoffer le commentaire de la Déclaration pour y intégrer des enjeux portés par le numérique en matière de droits humains, des enjeux propres à la découvrabilité1, à la transformation des pratiques et usages, au non recours des droits culturels. Pour ce qui est à venir, des groupes de travail vont prolonger ces premières impulsions et les amener à se concrétiser dans le texte de la Déclaration et son commentaire.

La Plateforme (Maryline et Thibault) en plein échange avec différents intervenant·es (Groupe de Fribourg, Paideia, autres institutions et universités).

Une deuxième étape de travail a interrogé la centralité des droits culturels au sein des droits humains. À travers des groupes de travail thématiques, l’objectif était d’explorer les dimensions culturelles des droits humains au-delà des droits culturels au sens strict. Ce faisant, il s’est agi d’approcher les multiples dimensions du phénomène culturel pour tâcher d’en enrichir sa compréhension, pour en tracer les logiques systémiques et complexes à partir des droits humains. Réciproquement, l’enjeu était aussi de préciser dans quelle mesure l’objet même du droit est culturel, puisqu’il se situe dans une relation. Par exemple l’alimentation tient fondamentalement de la culture et pas juste dans ses usages ou d’un simple enjeu d’accès à la nourriture. Et ceci, même dans les situations d’urgence alimentaire. Interroger le droit à l’alimentation dans une logique de droits culturels signifie s’interroger et mettre en exergue les enjeux de dignité qui se jouent autour de l’objet du droit en lui-même (la nourriture) et travailler plutôt sur les relations de sens activées par l’acte de s’alimenter.2

Suivant la même logique de dignité, les groupes de travail ont débattu de la dimension culturelle des autres droits humains.

Vu l’ampleur de la tâche, ces groupes ont débuté leur travaux en balisant les champs conceptuels selon différents aspects. Qu’il s’agisse :

  1. du « travail », de sa signification, la créativité qu’il permet, de sa centralité sociale et de la métaphore de la culture comme un travail, des conditions dans lesquelles le travail s’exerce et de la liberté de pouvoir le choisir ou de faire le choix de ne pas travailler… ;
  2. du « soin », comme relation d’interdépendance et mode d’attention, de place de la dignité, de la transmission des pratiques de soin et la coproduction de ses savoirs, de la gouvernance, de l’institution des espaces de soin comme espaces de production de représentations culturelles… ;
  3. de l’« alimentation », de la dignité de son accès, des systèmes alimentaires, de ce que nourrir implique notamment dans son lien avec le vivant et les relations sociales, de la transmission et des savoir-faire, de la protection par l’État en contexte d’urgence mais aussi dans les situations courantes… ;
  4. de l’« habitat et du territoire », de la notion d’appropriation, des conditions d’habitat et des usages, de l’hospitalité, du rapport à l’environnement, de la spiritualité et la mémoire, des standards, de l’espace-temps et du territoire… ;
  5. de la « liberté d’expression », de sa nécessité de précision selon les contextes et milieux culturels, selon qui parle et comment, de l’enjeu de la réponse et de la relation de communication… ;
  6. de la « liberté d’association », des impacts économiques, sociaux et politiques, de la démocratie culturelle et du rôle de l’association dans la fabrique de la société, du pouvoir d’agir, de la régulation, de la responsabilité des acteurs publics, privés et sociaux,

Le travail des différents groupes thématiques est donc à poursuivre mais cette première étape ouvre déjà des perspectives autour d’une culture de la dignité à partir des dimensions culturelles des droits humains. Cela amorce une approche culturelle de la dignité dans laquelle la notion de jouissance aurait un rôle complémentaire à jouer avec la notion de reconnaissance. Des travaux enthousiasmants qui seront relayés sur le blog au fur et à mesure des avancées, la Plateforme participera d’ailleurs étroitement au groupe de travail sur le soin.

Sur le chemin enrichissant et lumineux du retour

1. La découvrabilité renvoie à la capacité d’un contenu d’être découvert, à la faculté de le rendre accessible et visible ainsi que de le mettre en valeur. Pour plus d’infos : <https://culturelaval.ca/guide-decouvrabilite-des-contenus-numeriques/>.

2. Publié par Culture & Démocratie, l’article de Christine Mahy problématise les droits d’accès et de participation à la vie culturelle. Elle analyse comment la mise en œuvre de ces droits à travers des politiques sociales a pu contribuer à des effets négatifs tels que la déprivation culturelle ou le manque de moyens pour accéder aux richesses culturelles. Par ce biais, elle appelle à lier la question des droits culturels à d’autres droits, à vérifier dans quelle mesure la culture produit de l’égalité ou de l’inégalité, ainsi qu’à promouvoir un droit à la reconnaissance citoyenne. Cfr Christine Mahy, « La mise en œuvre du droit de participer à la vie culturelle dans les politiques sociales », Cahier 05 de Culture & Démocratie, disponible en pdf <https://www.cultureetdemocratie.be/numeros/cahier-05-20-ans-de-culture-democratie-d-un-siecle-a-un-autre-nouveaux-enjeux-nouveaux-defis/>.

Actualité de la démocratie culturelle, entre éducation populaire et droits culturels

Luc Carton, Philosophe1

Tribune publiée dans le cadre des Rencontres nationales de l’éducation populaire, les 17, 18 et 19 mars 2022

En nous et entre-nous, une fatigue démocratique grandissante et dangereuse2: peu de citoyen·nes imaginent encore aisément, sauf pour s’en défaire ou s’en laver les mains, déléguer à des mandataires le soin de faire le travail démocratique à leur place, via l’exercice du droit de vote.

Symétriquement, de moins en moins de responsables politiques lucides s’estiment investis durablement d’un mandat suffisamment légitime pour se passer d’un retour consultatif, concertatif ou délibératif devant tout ou partie du peuple, dans la plupart des politiques publiques. Mais ces « retours » restent des expédients, parfois des simulacres. Ils cachent mal le « bore out » (épuisement, faute de sens) démocratique des citoyen·es, figure jumelle du « burn out » (épuisement par excès de contradictions à arbitrer « seul·es ) démocratique des élu·es.

Le régime d’une démocratie confinée dans les seules élections est bel et bien terminé, mêmes si les habitudes persistent, dangereusement, au point de voir le champ politique en bonne partie « colonisé » par des acteur·trices politiques qui n’ont pas l’intention de préserver l’État de droit ni d’honorer la promesse des droits humains déclarée en 1948 : entre 30 et 45% de l’offre politique de la présidentielle française de 2022 ? Près de 45% de la présidentielle américaine en 2017 et combien encore plus en 2024 ?

La raison profonde est bien identifiée depuis longtemps : pour déléguer sa responsabilité politique de citoyenne et de citoyen en toute confiance, il faut s’appuyer sur une vision partagée du monde entre électrices, électeurs et élu·es.

Dans un monde complexe, si bien croqué par Edgar Morin depuis un demi-siècle, dans une Culture au pluriel, si bien annoncée par Michel de Certeau dès 1974, ce lien entre les deux faces de la représentation n’est plus disponible.

Les développements du capitalisme informationnel, la privatisation et la marchandisation de la culture à l’ère numérique viennent considérablement compliquer l’exigence d’une représentation commune du monde, d’une architecture intelligible des conflits, bref, le socle culturel de la démocratie comme « être au-monde ». D’où notamment l’affaissement des partis politiques, leur fragmentation, leur atomisation, leur impuissance culturelle. D’où une difficulté comparable des grandes organisations sociales, syndicales ou mutualistes, de renouveler la légitimité du lien de représentation sociale, faute d’un travail culturel de grande intensité.

En même temps, l’on se découvre un immense désir de démocratie3: pas une démocratie à déléguer à quelques-unes et quelques-uns, une démocratie à faire, à habiter du proche au lointain, un monde à se représenter en profondeur, largeur et longueur et couleurs, d’innombrables contradictions à analyser, délibérer et arbitrer, du commun à instituer, au-delà du clivage entre propriété privée et propriété publique : des usages en commun comme le proposent Pierre Dardot et Christian Laval dans Commun , Essai sur la révolution au XXIème siècle, (Éditions La découverte, 2014). Assumer la fin des hiérarchies, la sortie du patriarcat, inaugurer l’égalité en actes. Dépasser l’enfance de la démocratie où les « élus–parents–patrons–pères–chefs » arbitraient à quelques-uns. Introduire la démocratie dans les entreprises, la déployer mieux dans les associations, syndicats et mutuelles, la cultiver mieux dans la conduite des acteurs de l’économie plurielle, sociale et solidaire, l’investir en profondeur dans les fonctions collectives et les services publics, dans les collectivités publiques elles-mêmes.

Devant-nous, une transition essentielle à faire, renouer avec le vivant, s’inscrire dans le respect des écosystèmes, restaurer les équilibres climatiques, ré-encastrer l’économie dans la société – comme nous y invitait Karl Polanyi dans La Grande Transformation dès 1943 – contester même qu’il puisse se perpétuer une économie déliée du social et de l’environnement, indifférente à ses externalités et dégâts, destructions et nuisances immédiates et différées. Se ressaisir de l’impensé de la social-démocratie : la démocratie économique – et pas seulement la démocratie interne à instituer via un bicaméralisme d’entreprise que propose Isabelle Ferreras4 – est le chemin nécessaire de la transition.

Autour de nous, dans un monde où les empires et leur logique guerrière menacent l’humanité même, les droits humains et les formes et les forces démocratiques, le patriarcat se remilitarise, dans l’intime des violences faites aux femmes, dans l’extime des violences institutionnelles aux personnes. Si nous ne surmontons pas notre propre fatigue démocratique, c’est le référentiel des droits humains qui s’effacera et les autoritarismes triompheront.

Le retour d’empire qu’exprime la guerre que fait (le fantasme de la grande) la Russie à l’Ukraine est cela-même : le déploiement parfaitement insensé d’une puissance qui ne vise que sa puissance, quitte à mesurer cette puissance, monstrueusement, au nombre des destructions humaines qu’elle engendre. Mais cette guerre est aussi en nous, dans nos propres difficultés à entrer en égalité, à sortir personnellement du patriarcat.

Derrière-nous et avec nous, ce que peut l’histoire aujourd’hui5, une longue tradition d’éducation populaire, d’émancipation culturelle dans l’action collective, à renouveler en situation dans la situation ici esquissée : faute de représentation commune du monde, disponible, stable et durable et communicable, un immense travail « culturel » pour élaborer, échanger et confronter nos représentations du monde est à entreprendre et démultiplier, dans toutes les circonstances de la vie sociale : dans les associations, dans les syndicats et mutuelles, dans l’économie plurielle, sociale et solidaire, dans les fonctions collectives et services publics, dans l’espace public même, spatial et immatériel.

Jusqu’à mettre le champ politique, ses acteur·trices, ses formes et ses forces sous pression : habiter la distance – l’abime – de la délégation, dans l’ensemble des collectivités publiques. Des Mairies comme maisons communes des citoyennes et citoyens en action démocratique au quotidien.

Cette éducation populaire nouvelle est appelée à se déployer dans le contexte où les inégalités se sont indéfiniment individualisées, dans le sillage de l’éclatement du salariat étudié par Robert Castel dans les Métamorphoses de la question sociale (Fayard, 1995), aujourd’hui démultiplié par les effets conjugués de la mondialisation et de la numérisation.

A lire d’urgence le dernier livre de François Dubet aux Éditions Le Seuil, Tous inégaux, tous singuliers, Repenser la solidarité. C’est dire que le « camp de la justice sociale » n’est plus déjà dessiné et que nos désirs de convergences de luttes exigent beaucoup plus de patience et d’endurance de chacune d’entre elle : une patience culturelle, des conflits à instruire sur le sens culturel des conflits socio-économiques et sociopolitiques.

C’est pourquoi cette éducation populaire nouvelle ne peut viser un camp, une classe, un monde, mais le commun lui-même, l’espace public démocratique. Et c’est pourquoi la visée de cette éducation populaire est appelée à se saisir des droits humains, indivisibles dans leur principe et interdépendants dans leur mise en œuvre, et, en particulier, des droits culturels et des dimensions culturelles des droits humains.

Car le cœur du conflit central aujourd’hui est de nature culturelle : comme Herbert Marcuse l’avait anticipé dans l’Homme unidimensionnel, ce qui est au cœur implicite des conflits, aujourd’hui, est la dimension de sens de ces conflits, dans sa triple acception : le sens instruit par nos émotions et sensations, le sens que porte l’intelligibilité du travail de la raison, le sens du mouvement, de la direction du cheminement vers un horizon. C’est bien la thèse que nous propose Alain Touraine, depuis 2005, dans Un nouveau paradigme (Fayard).

A l’horizon, loin devant : généraliser l’expérience démocratique6, l’approfondir, en démultiplier les formes et les forces, lui proposer un exercice continu (Dominique Rousseau) par chacun, seul·e et en commun, en l’investissant massivement de culture, de travail sensible et intelligible : une démocratie culturelle comme régime général de la démocratie, bien au-delà d’une orientation des politiques culturelles  ces politiques culturelles elles-mêmes, appelées à devenir générale, transversales à l’ensemble des politiques publiques.

Nous avions entamé ce travail de refondation de l’Éducation populaire fin des années 90, notamment au sein de diverses fédérations d’éducation populaire.7 Le parti communiste n’était pas mûr, pas plus que le PS de Jospin. Plus largement, nous n’avions pas encore pris la mesure des menaces qui pèsent, de l’intérieur, sur la vitalité démocratique, ni sur son effectivité publique et politique. Et nous n’imaginions pas encore l’ampleur des menaces externes du retour des Empires à l’ère du capitalisme informationnel. La « guerre en nous » n’était pas encore là. La cause de l’avenir de l’Éducation populaire disparut presque de l’espace public jusqu’à ce jour. Quelques-uns -dont les travaux remarquables de Christian Maurel8 poursuivirent bien heureusement leurs travaux de mémoire, d’études et d’avenir, dans une longue indifférence politique.

Il est grand temps de formuler et mettre en œuvre une politique nouvelle et ambitieuse de l’Éducation populaire politique9; une politique libérée de ses tutelles, une politique de la démocratie approfondie, visant un exercice généralisé des droits culturels et des dimensions culturelles des droits humains. Une politique transversale interrogeant et mobilisant l’ensemble des politiques publiques, l’ensemble des collectivités publiques.

Merci à Madame la Maire de Poitiers, merci au CNAJEP, merci aux nombreux alliés de cette belle renaissance, enfin, pour initier et accompagner une transition démocratique en grande profondeur !


1. Luc Carton fait partie de la Plateforme d’Observation des Droits Culturels. Il est vice-président de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels de Fribourg (Suisse), co-président de l’association Culture & démocratie (Bruxelles), chercheur associé auprès de l’Association Marcel Hicter pour la démocratie culturelle.
Contact : luccarton2@gmail.com

2. Dominique Rousseau, Six thèses pour la démocratie continue, Éditions Odile Jacob, 2022. Lire également, du même auteur, l’article publié dans Le Monde le 21 février 2022 : « Nous sommes au bout d’un cycle, celui d’une démocratie représentative pensée à la fin du XVIIIe siècle ».

3. Luc Carton, Cultiver et démultiplier la démocratie, publié chez Culture & Démocratie, 27 mai 2021.

4. Dans une « Tribune » publiée à l’échelle mondiale et co-signée par 3000 chercheuses, le 15 mai 2020 : « Démocratiser (l’entreprise), démarchandiser (le travail), pour dépolluer (la planète) ».

5. Patrick Boucheron, « Ce que peut l’histoire », Leçon inaugurale au Collège de France, le 17 décembre 2015.

6. Luc Carton, « Un immense désir de démocratie, déployer les droits culturels et les dimensions culturelles des droits humains », Carte blanche par La Libre Belgique le 12 novembre 2019.et co-signée par Françoise Tulkens, Bernard Foccroule, et Sabine De Ville, Une version augmentée est également disponible sur le site de Culture & Démocratie. 

7. Nous nous étions réunis à La Sorbonne, en novembre 1998, pour penser l’avenir de l’éducation populaire. Marie-George Buffet, alors ministre communiste de la Jeunesse et des Sports du Gouvernement d’Emmanuel Jospin, nous avait soutenus dans une Offre publique de réflexion sur cet avenir de l’Éducation populaire. Des milliers de militantes et de militants y avaient investi joyeusement les Universités et séminaires d’été, d’automne et d’hiver, autour notamment de Franck Lepage, d’Alexia Morvan, de Fernand Estèves et de moi-même, sans oublier l’équipe de Denise Barriolade, au Ministère. Relisez les Actes des Rencontres de la Sorbonne de 1998 publiés par l’NJEP.
Relisez le Rapport d’Étape rédigé par Frank Lepage : Le travail de la culture dans la transformation sociale, Une offre publique de réflexion du ministère de la jeunesse et des sports sur l’avenir de l’éducation populaire, publié en janvier 2001, toujours disponible en ligne.

8. Christian Maurel, Éducation populaire et puissance d’agir, Les processus culturels de l’émancipation, L’Harmattan, 2010.

9. Titre de la remarquable thèse de doctorat en Sciences de l’éducation d’Alexia MORVAN, Pour une éducation populaire politique, à partir d’une recherche-action en Bretagne, 2011.

Les droits culturels, entre pratique et théorie

Paul Biot

Formateur, Fédération du Théâtre-action, membre du comité de pilotage de la Plate-forme d’observation des droits culturels, membre de Culture & Démocratie.


Le 13 décembre 2021, dans les locaux de PointCulture Bruxelles, eut lieu une rencontre mêlant histoire et perspectives des droits culturels en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), entre praticien·nes et théoricien·nes, entre questions et parfois réponses et solutions.

C’était surtout une étape dans l’approche de ces droits, telle que l’ont initiée et développée Culture & Démocratie et sa Plateforme d’observation des droits culturels, La Concertation – action culturelle bruxelloise, la Fédération du Théâtre-action, l’ASTRAC, la Fondation Marcel Hicter – Pour la démocratie culturelle, et Article 27, réunissant quantité d’opérateurs de terrain qui quotidiennement agissent concrètement pour les rendre effectifs.

Une étape, car il s’agissait de « présenter une constellation de démarches d’exploration des droits culturels qui partagent les mêmes enjeux avec des approches différentes […] et de tenter d’aller vers un langage commun à partir de ces différents fils : aujourd’hui, c’est l’occasion de faire émerger les croisements entre nos démarches, de consolider ces liens ».

Il existe en effet bien des façons de « parler droits culturels », de les apprivoiser, d’en enrichir les démarches existantes, culturelles et sociales, d’apprécier leur effectivité et de percevoir les obstacles à leur mise en œuvre. C’est l’objectif de la Plateforme d’observation des droits culturels, c’est la perspective de l’ASTRAC, c’était celui de la formation à l’« Approche des droits culturels »1 mise en place par La Concertation sur proposition de la Fédération du Théâtre-action2, réalisée de décembre 2020 à mars 2021, sous une forme inusitée – Covid oblige – de six rencontres en visio-conférence, accompagnées d’ateliers animés par Mathias Mellaerts de la Fondation Marcel Hicter et Marie Camoins d’Article 27. Ce fut ensuite, en présentiel, un « laboratoire » issu de la formation, mis en œuvre dans une collaboration entre La Concertation et la Fondation Marcel Hicter.

Je dirai un peu plus loin quelques mots sur la partie formation de ce parcours de près d’un an, car il importe d’abord de savoir de quelle « constellation » de paroles et d’actions cette étape est le carrefour, entre quelles démarches et quels enjeux elle fait le lien, dans quels passés à la fois singuliers et communs elle plonge ses racines orientées vers les droits culturels.

Voici donc cette brève plongée historique, proposée dans un ordre chronologique, qui annonce chez chacun des partenaires de cette étape – avec parfois d’étonnants aspects prémonitoires –, l’approche de ces droits humains et le sens particulier donné à la culture.

Le plus ancien, celui qui donnera son nom à la Fondation, Marcel Hicter en personne. Paris, janvier 1970, sur les braises encore chaudes de Mai 68 : « La culture n’est pas une matière extérieure à l’être humain. On n’a pas accès à la culture, on la fait surgir des individus. C’est la prise de conscience du besoin de s’exprimer et la maitrise du ou des moyens de cette expression, c’est la participation. »3

Bruxelles, novembre 1974 : « La culture est une attitude : d’accueil, de dialogue, une manière d’être et d’agir, d’être responsable » dont « la conception renvoie non à une vision patrimoniale mais à la population elle-même ».4 C’est déjà en 1974, l’annonce de la déclaration de Mexico de 1982 sur « les créations anonymes, surgies de l’âme populaire », au bien-nommé chapitre Culture et Démocratie.

Athènes, mars 1976 : « La démocratie culturelle affirme, pour tous, des droits égaux, et tend à créer pour chacun les conditions matérielles et spirituelles de l’exercice de ses droits. »5 C’est, avec 40 ans d’avance, le fondement du décret sur les Centres culturels (ci-après CC) de 2013.

En 1971, issu de la même rupture culturelle de mai 68, naît le Mouvement du Théâtre-action6 dont la démarche visait à « permettre aux groupes défavorisés de se réapproprier un langage pour faire entendre leurs problèmes et leur options propres ». C’est-à-dire, sans vraiment le savoir, la mise en œuvre concrète de l’effectivité des droits culturels des personnes les plus vulnérables et éloignées de la culture, des collectivités marginalisées et discriminées, et qui depuis 50 ans aujourd’hui, « expriment leur humanité » – comme on dit à l’Unesco – dans près de 4000 créations théâtrales collectives.

Plus proche de nous, en 1991, naît l’ASTRAC, le réseau des professionnels en Centres culturels. Une des leçons de mai 68 était l’indispensable reconstruction du lien entre les champs culturel et social. Leur décloisonnement figurera en bonne place dans l’exposé des motifs du décret sur les CC de 2013 fondé sur les droits culturels. En 2019, dans son Mémorandum destiné aux candidat·es aux élections régionales et fédérales 2019-20247, l’ASTRAC rappelle que pour réaliser la plénitude de ces droits, ce décloisonnement est une priorité. En collaboration avec Culture & Démocratie et dans le cadre de la formation-action Paideia « Animation de groupe local pour développer les droits culturels » du Réseau Culture 21, elle inaugure en novembre 2021 un cycle de cinq rencontres abordant les questions qui se posent aux travailleur·ses des CC dans leurs pratiques quotidiennes des droits culturels. La seconde rencontre a lieu le 8 février 2022 à Wépion.

1994 : fondation de Culture & Démocratie (ci-après C&D). C’est aussi l’année de la modification de la constitution belge qui reconnait en son article 23 les droits culturels, et affirme le droit à « l’épanouissement culturel ». En 1996 C&D va participer à la campagne sur cet article 23 modifié et se présente comme « le lieu de rencontre où se rejoignent le social et le culturel ».

À partir de 2009, les droits culturels deviennent, avec Céline Romainville, une variable permanente des orientations de l’association. Plusieurs articles et ouvrages développent la matière. En 2014, C&D accueille Patrice Meyer-Bisch, et soutient sa perspective d’une formation européenne Paideia – qui ne verra le jour qu’en France.

En 2015, une commission droits culturels est organisée au sein de C&D. En 2016, à l’appel d’associations et d’institutions françaises chargées depuis le vote de la loi NOTRE8 (juillet 2015) de mettre en œuvre les droits culturels, cette commission délègue à trois reprises deux de ses membres dans le Puy-du-Dôme (Auvergne). C&D publiera sur son site le Manuel d’approche des droits culturels issu de ces rencontres.

Dès 2017, à l’initiative de C&D, le projet de Plateforme d’observation des droits culturels prend naissance. Avec l’appui de comités d’accompagnement et de pilotage, l’association va assurer sa mise en œuvre à partir de 2019.

En 1999 le Théâtre de Poche à Bruxelles avait pris pour axiome l’article 27 de la DUDH9 sur « le droit de toute personne de prendre part librement à la vie culturelle » et créé l’association Article 27, avec pour objectif de garantir un accès pour tou·tes à l’offre culturelle, en application de la politique de démocratisation de la culture. Ce sera le « ticket égal au prix d’un pain » symbolisant l’équivalence entre les besoins primaires du corps et de l’esprit. Depuis lors, l’association développe des pratiques de participation active priorisant la population défavorisée et la démocratie culturelle.

En 2021 Marie Camoins, déléguée par l’association, partage avec les participant·es de la formation « Approche des droits culturels » les processus d’analyse et d’évaluation d’Article 27 en matière d’effectivité de ces droits humains.

Enfin, au tournant exact du millénaire nait La Concertation – action culturelle bruxelloise. D’abord association de fait créée par neuf CC bruxellois en tant qu’organe commun de réflexion et d’action, elle devient en 2005 une plateforme qui s’ouvre bientôt aux autres associations du secteur socioculturel et artistique en Région bruxelloise, dans une optique de promotion et de développement des droits culturels. Le Décret de 2013 sur les CC fondé sur ces droits lui sera applicable.

Premiers croisements

Des représentant·es de la FTA, d’ASTRAC et de La Concertation sont membres des comités de la Plateforme d’observation des droits culturels de C&D. Par ailleurs il était prévisible que la rencontre ait lieu entre la démarche de co-construction de La Concertation et celle de l’ « Approche des droits culturels » de la Fédération du Théâtre-action. En 2019, le projet d’une journée de travaux se construit pour l’année 2020. Le Covid reportera en 2021 ce projet qui deviendra celui d’une année de rencontres s’adressant aux professionnel·les de la culture et du socioculturel, chargé·es de mettre en œuvre les droits culturels, pour qui les droits et libertés de la population se traduisent en obligations de « respecter, de protéger et d’apporter les moyens de leur réalisation ».

Les rencontres, d’approches historiques, théoriques et pratiques, et un laboratoire, furent autant d’espaces de questionnements sur les droits culturels et les divers obstacles rencontrés dans leur mise en œuvre. Ils convergèrent – rien de surprenant à cela – avec maintes conclusions du rapport final de la Plateforme d’observation des droits culturels de C&D. Voici, ci-après, de manière succincte, quelques exemples significatifs.

Vertus versus compétences

« Aimer les gens  être engagé, militant  avoir de la bienveillance  manifester de la curiosité, de la sensibilité, de l’ouverture aux différences  être ouvert à la rencontre, à l’écoute, au partage, au faire ensemble. » Telles sont les vertus attendues de l’animateur·ice responsable d’une action de terrain assurant l’effectivité des droits culturels de la population. Les vertus et non les compétences, qui sont d’une nature moins subjective. Cette différence de nature donne à mieux percevoir comment se posent aux structures culturelles – associatives ou publiques – les questions relatives à la mise en œuvre concrète de ces droits et des conditions de leur effectivité.

La recherche de légitimité(s)

Ces questions reflètent également de manière plus ou moins déclarée l’incertitude tant des travailleur·ses « de terrain » que des responsables – deux fonctions qui souvent s’entrecroisent – quant à leur légitimité à travailler la matière des droits culturels, tant à l’égard de la population qu’envers la structure qui les emploie, et, en leur sein même, à l’égard de leurs propres instances et des pouvoirs subsidiants10. La recherche de l’effectivité des droits culturels entraîne en effet, entre ces différents niveaux, des questionnements de nature similaire qui conduisent à une évidence : les pratiques ambitionnant de répondre à cet enjeu dans les relations entre un opérateur et la population imposent, pour se réaliser pleinement, de les appliquer de manière similaire au sein de la structure elle-même. Se saisir de cette exigence sera un des enjeux du laboratoire11.

Un autre aspect de cette quête de légitimité partagée par les travailleur·ses culturel·les  ce qui provoque leur questionnement face à leur approche naturelle, sensible, des droits culturels  ce qui les trouble et les irrite lorsqu’ils et elles apportent aux gens les moyens d’expérimenter concrètement leurs droits et libertés culturel·les, sont avant tout les obstacles qu’ils et elles rencontrent pour les mettre en œuvre.

Un premier obstacle : le fossé du langage

Un obstacle souvent énoncé en premier est le fossé du langage entre droit et culture et, parallèlement, entre théorie et pratique, qui pour être comblé, exige des termes clairs et compréhensibles si l’on veut éviter la « fracture entre ceux et celles qui savent et ceux et celles qui agissent ». Ce qui se passe lorsqu’un opérateur culturel ouvre le chemin de la population environnante, à son droit de participer effectivement à l’invention culturelle et artistique, résisterait à une transposition aisée en termes administratifs : comme le dira un participant à la formation : « Pour expliquer ce qui se passe, les mots manquent. » Il y aurait dans la traduction des actes favorisant l’effectivité des droits culturels une part difficilement réductible à leur description objective.

Le groupe de réflexion n’a cependant pas retenu l’hypothèse d’une opposition entre la parole et l’écrit, entre l’oralité, dominante dans la création participative des gens, et sa transcription dans un cadre d’évaluation préétabli. N’apparait pas non plus de fracture entre le processus le plus souvent collectif et aléatoire de l’invention culturelle, et l’exercice le plus souvent solitaire de son analyse, pour soi-même et pour son objectivation à l’usage des tiers.

On ne peut cependant totalement écarter la contradiction – à tout le moins le paradoxe – entre les droits culturels – d’accéder, de participer, de décider – qui mettent en œuvre des libertés, et le compte-rendu dans un cadre préétabli, d’actions qui donnent priorité au processus et à l’expérience personnelle ou collective sur leurs résultats estimés en termes de production quantifiable. Ces actions revendiquées par les acteur·ices de terrain – ces « militants de la bienveillance, de la curiosité, de la sensibilité, de l’ouverture aux différences »12, sont destinées à « donner confiance, mobiliser, écouter », aider les gens à expérimenter leur inventivité culturelle, le plus souvent insoupçonnée pour soi-même et inouïe pour les autres, et à la partager.

Une analyse du processus et le récit de l’aventure partagée s’avèrent pourtant indispensables pour saisir la part peu ou prou indicible de l’effectivité des droits culturels, née de l’intuition des animateur·ices, de leur perception des langages de toutes natures, à l’écoute des surgissements inattendus et de la poésie présente en chacun·e, attentif·ves aux solidarités collectives, par lesquels s’exprime concrètement, et peut-être essentiellement, l’effectivité de ces droits.

L’indispensable décloisonnement

Parmi les obstacles évoqués, le cloisonnement apparait en second – entre culture et social, entre culture et politique – qui sabote l’enjeu de la transversalité et pose la question de la diversité et de l’absence d’une grande partie de la population dans le quotidien du travail de terrain. Leur décloisonnement figurait déjà parmi les objectifs du décret sur les CC de 2013. Il sera répété sur plusieurs modes dans le Mémorandum de l’ASTRAC de mars 201913. Apparemment, on est encore loin du compte.

Pour ne pas opposer besoin de culture et besoins dits primaires, il faut décloisonner social et culture, et espérer que, selon le mot d’un participant, les droits culturels « sublimeront » l’ensemble des droits humains. Cette exigence et cet espoir donnent la mesure de l’indispensable interaction entre droits culturels et droits politiques, entrelacés à d’autres droits humains, entre politiques culturelles et politique en général. Ils en montrent aussi la difficulté : ainsi la « non-essentialité » de la culture dans les décisions du gouvernement fédéral pendant la pandémie du Covid fait apparaitre l’absence dramatique d’interaction entre politique culturelle fondée sur les droits culturels et politique générale, qui, ne fût-ce qu’en raison de ses incidences sociales, appelle avec force le pouvoir politique à une autre posture que celle de l’indifférence à l’égard des besoins culturels de la population.

Comment être juste ?

La mosaïque des questions sur les légitimités et les obstacles ouvre alors au « comment faire ? », les méthodes pour passer des paroles aux actes, comment les gens peuvent exprimer ce dont ils sont porteurs, de quelles médiations user pour trouver la « position juste » ?

Un décret ne suffit pas à faire bouger les lignes et à interroger le territoire. Pour impliquer tous les publics, pour amener chacun·e à apporter sa parole et à participer, il faut en comprendre la logique. Dans l’ombre des normes, des articles de décrets, c’est le plus souvent une question d’intuition, de sensibilité et de comportement des animateur·ices, de pratiques nées d’engagements personnels des travailleur·ses culturel·les, de « juste posture ».

Comment être juste devant l’impératif des priorités sociales, parfois de survie ? Y aurait-il des droits culturels différents selon les publics ? Selon les situations ? L’action des institutions et des associations culturelles doit-elle répondre à toutes les attentes de tous les publics ? Comment en effet être juste entre des contraintes concurrentes ? Comment être juste devant le grand écart entre politiques descendantes et pressions ascendantes, qui apportent aux équipes des CC – mais les associations indépendantes n’en sont pas indemnes – l’irritante sensation d’être parfois coincés entre deux contraintes contradictoires. D’une part, une forme d’instrumentalisation par le pouvoir subsidiant et, d’autre part, les appels venant de la population, exprimés sur un mode social : deux impératifs aux logiques concurrentes et parfois contraires, qui placent l’institution et ceux et celles qui y travaillent en déséquilibre entre un rôle d’agent des pouvoirs publics et celui de courroie de transmission des dits et non-dits de la population.

Comment, particulièrement, être juste, confronté aux contraintes que la pandémie impose et qui – au mieux – renvoient à la seule consommation passive de la culture ? Cette question de la juste posture allait en effet mener à la revendication par un CC d’une résistance légitime aux contraintes sanitaires, imposées par l’État et ce en dépit de ses engagements internationaux14 en matière de droits culturels.

L’homologie entre fonctionnement de la structure et travail de terrain

La recherche d’une juste posture conduit les institutions culturelles subventionnées à s’interroger sur les effets de leurs missions décrétales sur la structure de l’institution et son fonctionnement. Se saisir de cette question était l’un des objectifs du laboratoire, tant s’avérait indispensable une similitude de posture entre le travail sur le terrain et celui au sein de la structure.

Il parait en effet de plus en plus évident que doit exister une homologie entre l’approche des droits culturels de la population dans le travail de terrain et l’application de ces droits en interne : pour relier ce qui part de l’équipe, pour mettre des mots sur les actes et trouver un langage commun lorsqu’au moment des évaluations il faudra, de plus, jongler avec des critères différents selon les domaines et les décrets.

Ces pistes de réflexions demandaient à être approfondies, en interrogeant les rapports de pouvoir et de hiérarchie au cœur des institutions et associations qui s’impliquent, par choix ou par obligation, dans la recherche de l’effectivité des droits culturels. Cette conclusion s’est imposée à Mathias Mellaerts, chercheur à la Fondation Marcel Hicter qui a accompagné par des ateliers tout le processus de la double formation organisée en visio-conférence par La Concertation au cours du premier trimestre 2021.

Avec un groupe qui en est issu, ce travail de recherche va, dans le laboratoire conçu par La Concertation et la Fondation Marcel Hicter, expérimenter des outils d’inspiration graphique fondés sur « l’émergence des droits culturels comme nouveau référentiel de l’action », et inviter à « expérimenter de nouvelles dynamiques d’organisation interne des institutions », ou « comment construire et penser l’organisation du travail en valorisant à la fois l’engagement participatif de chacun·e et la responsabilité de tous et toutes ? ».15

En soutenant cette expérience de laboratoire, La Concertation, qui souhaitait donner une suite aux contributions des participant·es de la formation « Approche des droits culturels », voulait interroger la mise en pratique des droits culturels « par des postures impliquantes en équipe et avec les populations », poursuivre la réflexion sur « les moteurs et les freins aux droits culturels dans la pratique quotidienne », et « trouver ensemble des outils et stratégies de nature à renforcer le pouvoir d’agir des participant·es par rapport au cadre institutionnel et politique ».16 Pour la Fédération du Théâtre-action, initiatrice et responsable final du programme d’ « Approche des droits culturels », poursuivre les journées de formation théorique par l’accompagnement de ce laboratoire était une évidence.


1. Une présentation de cette expérience de formation en vidéo-conférence est à lire sur le site de la Plateforme d’observation des droits culturels.

2. Avec le soutien du service de la formation continue de la FWB (Éducation permanente).

3. Exposé de Marcel Hicter devant l’Assemblée de la FICEMEA en 1970, in Pour une Démocratie culturelle, édition de la Direction générale de la Jeunesse et des Loisirs du ministère de la Communauté française avec la Fondation Marcel Hicter, 1980, p. 172.

4. Exposé de Marcel Hicter lors du symposium organisé dans le cadre du programme du Conseil de Coopération culturelle du Conseil de l’Europe consacré aux animateurs socio-culturels en 1974, in Pour une démocratie culturelle, op.cit., p. 290.

5. Exposé de Marcel Hicter à l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en 1976, in Pour une démocratie culturelle, op.cit., p. 337.

6. Aujourd’hui Fédération du Théâtre-Action (FTA).

7. Astrac.

8. La loi – française – de la Nouvelle Organisation des Territoires de la République.

9. Déclaration universelle des droits humains de 1948.

10. Un des enjeux déjà du Décret sur les Centres culturels de 2013.

11. cf. infra, L’homologie entre fonctionnement de la structure et travail de terrain.

12. Rapport d’évaluation collective sur les Journées « Approches des droits culturels » organisée par la Concertation, déc 2020 mars 2021, document FTA pour le Service de la Formation continue FWB.

13. Astrac.

14. Lire l’article « La responsabilité des Centres culturels en matière de droits culturels » par Virginie Cordier et Thibault Janmart.

15. Document d’invitation à participer au laboratoire Concertation bruxelloise/Fondation Hicter 2021, responsable Mathias Mellaerts.

16. Ibid. , Texte de Lara Lalman, La Concertation – action bruxelloise, 2021.

Approche « sans distances »

Une APPROCHE des DROITS CULTURELS dans une formation expérimentale « en distanciel »

Une formation aux droits culturels par visioconférence a été expérimentée à deux reprises dans le cadre d’un partenariat entre la Fédération du Théâtre-Action et La Concertation ASBL-Action culturelle bruxelloise, avec la collaboration de membres de l’Association Marcel Hicter pour la démocratie culturelle et d’Article 27.

Les participant·es, réuni·es en deux sessions de quatre demi-journées chacune, membres de La Concertation, sont pour la plupart des travailleur·ses de Centres culturels de la Région bruxelloise mais aussi de la Maison de la Poésie, de Vidéo-Nomade, des Nouveaux disparus, 68 Septante asbl…

Une formation avec distance « technique » autour d’une table virtuelle imposée par les mesures de confinement à laquelle va impérativement s’adapter la formation.

Car, modelée autant par ces contraintes que par les nombreuses interrogations induites par le décret de 2013 relatif aux centres culturels, existe en matière de droits culturels une autre distance, symbolique celle-là, que synthétise abruptement un participant : « qu’est-ce que la culture a à faire avec le droit» ?

C’est cependant à une distance d’une autre nature, celle qui sépare les matières sociales et culturelles, que doit d’être née la formation « Approche des droits culturels ».

Brève explication

La formation « Approche des droits culturels » est née de trois rencontres en Auvergne lorsque Fred Janus, enseignant en sciences sociales, et Paul Biot, docteur en droit et cofondateur du théâtre-action, tous deux membres de la Commission Art et travail social de Culture & Démocratie ont, à trois reprises en 2016 et 2017, répondu à une demande de l’association « Culture du Cœur » de Clermont-Ferrand (Auvergne).

À ce moment en effet la Direction de la Culture du Département du Puy du Dôme s’attelait avec plusieurs associations de communes et de terrain à une action culturelle de grande envergure fondée sur un « changement de posture au sein d’une collectivité départementale, dont la compétence principale, réaffirmée par la loi NOTRe (Loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République) est d’être le chef de file de l’action sociale ».

La loi NOTRe dont l’article 103 les rendait responsables, aux côtés de l’État français, de l’effectivité des droits culturels de la population. Ce rapprochement entre culture et social donnait une coloration singulière à une approche des droits culturels qui, comme dans la Déclaration des droits de l’homme (DUDH) de 1948, traitait dans son article 22, des droits culturels et sociaux.

Le Manuel « Approche des droits culturels » naissait de ces rencontres, offrant des « clés d’identification » de ces droits méconnus, retraçant leur histoire, fondée – comme tous les droits humains – sur des luttes universelles contre les discriminations qui ne le sont pas moins.

Retour sur l’expérience en visio-conférence

Dans l’expérience de la formation « à distance » le Manuel a constitué le premier contact de la formation avec les futur·es participant·es : un envoi préalable, avec le pari que, la curiosité aidant, ils et elles auront pu d’autant mieux préparer leurs questions. D’entrée de jeu en effet, est annoncé que leurs questions constitueraient le point de départ de la première « approche » de la matière. Un large tour de table virtuel y sera consacré, aussitôt très animé malgré la virtualité de la situation, chaque question renvoyant à une autre, à une piste de réponse, à un premier commentaire du formateur.

Les participant·es sont conscient·es que, dans une application fine des droits culturels à l’expérimentation de la formation, celle-ci sera co-construite au départ de leur parole. Complétée par une présentation des deux ateliers – animés respectivement par Mathias Mellaerts et de l’Association Marcel Hicter et Marie Camoin d’Article 27 – qui, également en « distanciel », accompagneront la formation théorique, la demi-journée devient de fait le nouveau point de départ de la formation.

La seconde étape va, au cours cette fois de toute une journée, associer la synthèse des premiers échanges à l’approche théorique et historique des droits culturels. Une synthèse qui structure et relie les questionnements, en regard des « clés d’identification » de ces droits étranges, qui forment la plus grande partie de cette Approche. Chaque fois que possible, pour préserver l’attention malgré la distance, la piste théorique identifie le paragraphe du Manuel qui concerne le point développé.

Les clés d’identification des droits culturels groupés en 4 ensembles forment la partie principale du Manuel : leur nature, enjeux, objectifs et contenus ; obligations engendrées, force contraignante et potentiel d’effectivité ; rapport aux autres droits humains et à des publics spécifiques ; contraintes réelles et virtuelles, capacité à s’inscrire dans les législations nationales (exemples belge et français). Cette forme de présentation par « clés »  sera utilisée par Jean-Michel Lucas dans son ouvrage Les droits culturels, enjeux débats et expérimentations, une intéressante exégèse de l’Observation Générale 21. Voir ICI l’analyse de cet ouvrage.

Aucune synthèse ne sera semblable à une autre : un mois plus tard, la seconde expérience de cette nature sera nécessairement différente : c’est la conséquence évidente de la prise en compte prioritaire des participant·es, chaque fois différent·es. C’est cela aussi, les droits culturels appliqués !

La moisson de la première journée mise en gerbes

Lors de cette première expérimentation, la synthèse présente les réflexions de la première rencontre selon en schéma distinguant le « QUOI » et le « COMMENT ».

Le QUOI :
LES FOSSÉS :entre pratique et théorie (entre celles et ceux qui savent et celles et ceux qui agissent ?). Le fossé du langage exigeant des termes clairs et compréhensibles, des obligations simplifiées.Les fossés créés par le cloisonnement entre culture et social, entre culture et politique. Le fossé de la transversalité, de la diversité : chacun·e est porteur·se et moteur·ice de sa culture, de son histoire propre, mais dans les faits, une grande partie de la population est absente.
JUSQU’OÙ VA LA MISSION D’UN CENTRE CULTUREL (CC) ? La culture ce n’est pas de l’occupationnel ; les approches sont différentes selon les CC : problème ou richesse ? Certains actes et paroles n’ont pas leur place dans les évaluations ; les droits culturels appellent les CC à une grande ambition.

LA CULTURE OU LES CULTURES ? Qu’ont à faire passer les « passeur·ses de culture » ? Les cultures sont liées par le territoire : territoires géographiques, territoires symboliques, réseaux associatifs.

RECOURIR AU DROIT POUR PARLER DE LA CULTURE ? Quelle légitimité les droits culturels apportent-ils ? Les droits culturels sont un lien mais sont complexes : ils présentent des contradictions conceptuelles – Vienne versus Fribourg – égalité versus liberté – et des conflits entre droits.

Le COMMENT ?
METTRE LES PAROLES EN ACTE : comment les gens peuvent-ils exprimer ce dont il·elles sont porteur·ses ? Les pratiques collectives. La poésie de tou·tes comme mode de médiation. Trouver le juste prétexte, s’identifier aux autres, s’intéresser à leur culture : dans l’ombre des normes, une question d’intuition et de comportement personnel des animateur·ices.
L’AUTRE APPROCHE DES DROITS ET DES OBLIGATIONS :le décret CC (2013) ne suffit pas à faire bouger les lignes, il faut les bons outils ; impliquer tous les gens : chacun·e est amené·e à donner sa parole ; interroger le territoire ; comprendre la logique de chacun·e, ce qui part des gens, du public.

LES DROITS COMPLÉMENTAIRES : les droits civils et politiques ; les situations spécifiques : la culture ou la priorité des besoins primaires ? L’entrelacement des droits culturels aux autres droits humains demande une approche multisectorielle et transversale, donc décloisonner social et culture.

LES OBLIGATIONS (LES MISSIONS DU DÉCRET) : comment répondre aux évaluations avec les critères de décrets différents selon les domaines ? Appliquer les droits culturels en interne : en parler en équipe ou s’organiser ? Mettre des mots sur les actes, comprendre la logique de chacun·e, relier ce qui part de l’équipe, trouver un langage commun. Le « vertige des mots » : les mots doivent faire sens.

La théorie mise à l’épreuve des faits

La partie théorique et historique – notamment les combats contre les discriminations qui ont émaillé la période initiée par la DUDH de 1948 et à la lente progression des droits humains et au sein de ceux-ci les droits culturels –, s’appuie sur ces bouquets de questions et entrainent de nouveaux débats, de nouvelles questions, des propositions de pistes de solutions concrètes.

Les ateliers de l’après-midi vont donner l’occasion aux participants d’affiner les questions portant sur l’organisation interne des opérateurs culturels (atelier de Mathias Mellaerts) et de vérifier les « postures, outils, défis » de plusieurs actions en lien avec la population, choisies et exposées par les participants (atelier de Marie Camoin).

Une des conclusions évidentes qui, lors de la dernière demi-journée, ressort de la dernière étape du processus est que la mise en œuvre de l’effectivité des droits culturels au sein de la population implique nécessairement des formes de relations et d’organisation internes de l’institution qui respectent ces droits à tous les niveaux de son organisation. En ce domaine, la cohérence parait une condition sine qua non de la réussite.

Une contrainte qui conduit à un enrichissement de la méthode

Le défi semble donc relevé d’une expérimentation répondant, malgré la difficulté du « distanciel » – ou grâce à elle ? – à une formation aux droits culturels qui les mette en pratique dans son processus et sa forme mêmes.

Elle se confirmera une seconde fois un mois plus tard, en faisant éclore tout autrement des questions – cependant de même essentialité – que traduiront cette fois quatre grandes lignes « d’approche »des droits culturels : doivent-ils se concevoir différemment selon les publics auxquels ils s’adressent ? Comment « être juste » et comment utiliser avec justesse le « prisme des droits culturels » ? Comment trouver le chemin dans le « grand écart » entre politiques descendantes – issues des injonctions du décret (pour les CC) ou des conventions – et celles, ascendantes, liées à la nature des droits culturels qui fait de chacun le·a titulaire de droits (dépassant les limites de la citoyenneté) ? Comment prendre les justes décisions dans les tensions entre droits primaires et droits culturels, entre droits culturels et les arts, entre droits culturels et politique ?

Cette seconde expérience de formation par visio-conférence se prolongera par un travail de réflexion porté par le caractère profondément exigeant des débats. Pour le formateur en effet l’écoute prioritaire des participant·es – une exigence en matière de droits culturels appliqués à la formation même – implique une écoute continue entre les trois phases du processus. Cette fois la dernière étape développera des questions posées en rafales, et donc trop rapidement abordées en journée plénière.

Des questions qui traduisent des malaises : le droit de choisir sa religion est-il de nature politique ou culturelle ? En quoi le rôle des CC comprend-il une implication au plan sociétal ? Comment dépasser la catégorisation entre secteurs sociaux et culturels, alors que les échevinats sont différents ? Quelle est la légitimité d’un CC si « la culture est partout »? Que sont les référents culturels face à une culture de masse ? Quelle est la légitimation de nos choix en tant que travailleur socio-culturel ?
Des demandes de précision : quelle est la nature et le degré de contrainte effective de l’Observation Générale 21 ? Quelle a été la position de la Belgique à l’égard des traités – universel et européen – sur les minorités ? Sur quoi reposent les entraves aux droits ? Leur progressivité ?

Les questions peuvent être très concrètes : dans le cas des appels à subsides, comment prioriser les droits culturels tout en répondant aux objectifs cadenassés par le cahier des charges ? Comment être attentifs à réduire les inégalités tout en faisant participer les publics de capital culturel différent à la programmation? Comment faire savoir à chacun·e qu’il et elle a des droits culturels et comment les faire valoir ? Quel moyen légal ? Quelles démarches autres que la participation et la consultation en matière de programmation et les contacts entre les asbl et les habitant·es ? Comment « bien » informer ?

La situation née de la pandémie du COVID 19 et des contraintes du confinement n’est pas absente des débats : quelle est la responsabilité sociétale d’un·e opérateur·ice culturel·le en tant que chargé·e par délégation, d’une mission publique ? En tant qu’entité indépendante, à partir de quand peut-on décider de s’opposer (voir à ce sujet le texte sur les actions de la Vénerie) ? Spécialement dans la situation actuelle et les appels à l’ordre public, une notion floue juridiquement, donnée pour réponse à tout en ce moment ? Quels leviers d’action ? Quel est le degré de préoccupation du monde enseignant à propos des droits culturels ? Quelle place occupe-t-elle dans leur cursus ? Quelles sont les obligations de l’État ? Comment se fait-il que les moyens manquent pour remplir les missions assignées et que la culture soit déclarée « non essentielle » ? Quels sont les cadenas qui nous empêchent d’agir ?

En matière de conclusion (provisoire)

Dans la mise en place de toute Journée de formation à l’Approche des droits culturels, les entretiens préalables sont impératifs : travailler en partenariat conceptuel avec chaque organisateur·ice, sonder ses enjeux et questionnements traversés par la question des droits culturels, et par cette rencontre d’enjeux, connaitre ceux des participant·es potentiel·les afin d’ouvrir « les clés d’identification » qui leur ouvrent leurs portes.

Tous les échanges font l’objet d’écrits systématiquement transmis de Journées en Journées. Le travail d’accompagnement est intense, continu, jamais répétitif, et donne naissance à une relation qui se perpétue au-delà des jours de formation proprement dits.

Aujourd’hui les deux expériences se poursuivent dans le cadre d’approfondissements monitorés par Mathias Mellaerts, l’animateur de l’atelier qui interrogeait les structures et relations internes aux opérateur·ices.

C’est une forme de formation qui forme assurément autant les formateur·ices que les participant·es !

Paul Biot

Formateur en droits culturels
Fédération du théâtre-action
Culture & Démocratie (Plateforme d’observation des droits culturels)