Crise climatique et rituels de justice

Dans la suite des réflexions autour de la transition culturelle et de la durabilité, nous reprenons sur le blog l’article que Thibault Galland a écrit pour le Journal 57 Rituels #2 de Culture & Démocratie, autour des rituels de justice dans le contexte de crise climatique. Une occasion la réflexion des droits culturels aux fondements culturels propres aux rituels qui nourrissent le droit.

Fen D. Touchemoulin

Je remercie pour nos échanges Françoise Tulkens, ancienne juge à la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi que Vincent Lefebve, docteur en sciences juridiques et chargé de recherche au CRISP.

L’été dernier, comme beaucoup d’autres auparavant, a connu son lot de catastrophes environnementales aux conséquences meurtrières, laissant des territoires dévastés et des populations dans un profond désarroi. Face au manque d’action et de réponse politiques à pareille crise, de nouveaux besoins de justice se font jour. Ils réclament une prise de responsabilité face aux enjeux du dérèglement climatique. Depuis plusieurs années, la société civile saisit le droit pour préserver des écosystèmes et des patrimoines communs à l’humanité − pour assurer un avenir à l’avenir et aux générations futures. Partant de l’observation des mobilisations écologistes actuelles, nous proposons d’analyser comment les rituels de justice liés au droit peuvent constituer des leviers pour l’action collective et permettre de se rassembler autour d’un horizon commun.

Saisir la « ritualité » du droit

Si l’on schématise un peu, en matière de justice climatique, la ritualité du droit se retrouve dans deux types de dynamiques. D’un côté, des mouvements « du haut vers le bas », avec des pratiques relevant des juridictions internationales qui rassemblent les États autour d’accords et de conventions pour le climat (le protocole de Kyoto, l’accord de Paris). Par leur pouvoir symbolique et/ou contraignant, ces textes instituent de façon codifiée des obligations pour les signataires. Le débat autour de l’introduction possible du terme « écocide » dans les textes de droit international et national en est un exemple instructif. Plutôt que de viser directement l’être humain et une modification de son comportement, il s’agit de cibler les perturbations à l’échelle de l’habitat du vivant pour agir face aux dérives humaines. En s’appuyant sur la codification juridique, la création du terme « écocide » déploie une force narrative et symbolique qui puise dans la réprobation universelle – le suffixe -cide est pensé en référence aux génocides – et sa reconnaissance dans le droit international implique la possibilité de sanctions et une exigence de réparation1.

D’un autre côté, des mouvements « du bas vers le haut » : les mobilisations de la société civile et tout le répertoire de l’action citoyenne allant des pétitions aux manifestations en passant par la désobéissance civile. De façon stratégique, le droit est alors saisi dans le cadre de procès et procédures judiciaires visant les instances politiques et les États, pour avoir gain de cause, certes, mais surtout pour faire remonter les décisions vers le « haut ». En ce sens, on a constaté fin 2022 pas moins de 2 180 procédures judiciaires engagées autour de contentieux climatiques à travers le monde1. Un réseau d’actions est en train de se déployer par-delà les frontières pour faire entendre les problématiques environnementales et construire un argumentaire commun devant des juridictions nationales et supranationales.

De part et d’autre, le droit est mobilisé dans ses aspects les plus fondamentaux, qu’il s’agisse des façons dont on pose la loi dans les textes ou de celles dont on dit le juste à travers des procédures judiciaires. Cela renoue avec des composantes proches de rituels anciens de justice2. Tel que nous l’entendons ici, les rituels de justice liés au droit, sa ritualité, c’est l’ensemble des actes qui font la loi, des paroles qui disent le juste et des objets dont on décide qu’ils doivent guider le jugement. Rentrons davantage dans la réalité des mouvements évoqués pour clarifier comment le droit et ses composantes peuvent se faire levier d’action et de rassemblement.

Des mouvements « du bas vers le haut »

Les multiples pétitions et actions civiques, et surtout les nombreuses manifestations pour le climat, y compris celles des jeunes de ces dernières années : toutes ces formes de mobilisation puisent dans des pratiques de l’action collective afin de faire entendre et reconnaitre les enjeux du dérèglement climatique. À cet effet, les modes d’expression évoluent pour se rendre visibles dans des médias saturés d’actualités. Pensons aux divers actes de vandalisme d’œuvres d’art consacrées dans des musées qui suscitent l’émoi international et mettent à l’ordre du jour la responsabilité de chacun·e envers les générations futures3. Celles et ceux qui usent des voies ritualisées de la procédure judiciaire, comme les co-demandeur·ses de Klimaatzaak ou de We are Nature Brussels42, savent aussi se servir des médias pour transmettre leur réclamation et faire entendre leur proposition à l’aide de personnalités emblématiques et populaires. À côté de ces formes d’expression, d’autres réinventent des formes de militantisme avec de nouvelles alliances politiques, comme les Soulèvements de la terre, ou avec des actions naturalistes de masses visant à diffuser des pratiques de « renaturation » dans les luttes écologistes53.

Dans l’ensemble, tous ces modes d’action attestent de transformations culturelles du militantisme écologique, et plus précisément, pour les derniers exemples, d’une volonté de contribuer au développement d’un affect terrestre au-delà de l’exceptionnalisme humain.

Klimaatzaak/L’affaire climat6

« Une vague d’activisme judiciaire, novatrice voire audacieuse ! », ce sont les mots qui ressortent de l’échange avec Vincent Lefebve, chargé de recherche au CRISP. Selon lui, face à l’absence de juridiction compétente et l’éclatement des compétences en Belgique fédérale, la société civile invente des formes d’activisme qui vont chercher du côté des institutions judiciaires. La figure du ou de la juge se fait alors interlocutrice de confiance face à l’inaction des responsables politiques.

Ainsi, à la suite de la grande affaire d’Urgenda aux Pays-Bas et antérieurement à « l’Affaire du siècle » en France, un groupe de personnes physiques se sont constituées en asbl pour introduire en 2015 une procédure devant le tribunal de première instance de Bruxelles, en mobilisant entre autres des articles de la Convention européenne des Droits Humains (article 2 du droit à la vie, article 8 du droit à la vie privée et familiale…) et l’article 23§3 de la Constitution belge (le droit à la protection d’un environnement sain). Si la procédure a été ralentie pour des raisons formelles liées à des questions linguistiques, le jugement a pu aboutir en 2021 après six années de procédure, quoiqu’avec une décision ambivalente. Le verdict a constaté l’existence d’une faute dans le chef de l’Autorité fédérale et des trois régions mais le tribunal de première instance francophone de Bruxelles a estimé qu’il lui ne revenait pas de donner aux fautifs une injonction à agir. La décision est à présent entre les mains de la Cour d’appel. Une victoire judiciaire pourrait conduire l’État à prendre ses responsabilités et agir, mais le recours à la justice a aussi pour objectif de mobiliser des personnes autour de la cause défendue, et à créer un précédent qui serve d’argumentaire dans la défense des droits environnementaux.
Cette dynamique de construction du droit par les actions de la société civile nous montre, dans cette forme de rituel de justice (le procès), l’importance du rôle du ou de la juge en tant que tiers : il ou elle agit comme un⋅e aiguilleur⋅se politique plutôt que comme décideur⋅se. C’est dire là sa « capacité à émettre des jugements autonomes et en même temps fondés en droit, ancrés dans la tradition mais tournés vers l’avenir, juridique dans leur nature et leur texture mais politique dans leurs implications ».

Des mouvements « du haut vers le bas »

Nous l’avons écrit : les rituels de justice s’incarnent dans les procès et procédures judiciaires, mais aussi dans les manières dont nous disons le juste et dont nous écrivons la loi. À des niveaux supra-étatiques, régionaux et internationaux, la ritualité du droit est mobilisée dans les façons dont on codifie la loi et dont on rend la justice. Les besoins de justice climatique se font jour de façon globale et pour l’ensemble de la planète, dans la mesure où, étant liés aux multiples interactions entre les espèces, ils dépassent les frontières nationales. À l’échelle de la planète, la mortalité et les migrations provoquées par le dérèglement climatique, entre autres, renvoient à de multiples dimensions des droits humains7. Sur les questions de justice sociale, le prisme environnemental est peut-être le plus fondamental pour considérer les responsabilités partagées à l’égard du vivant, à la fois par les pouvoirs politiques et publics et par les puissances économiques et privées − d’autant que la crise climatique aggrave les inégalités entre les États (notamment en matière d’émissions de gaz à effet de serre), entre les classes socio-économiques plus ou moins touchées, entre les genres et entre les différents groupes ethniques. Il importe donc d’imposer par le haut des législations forçant ces instances à un devoir de vigilance ainsi qu’à la prise de responsabilité.

Parallèlement, des communautés et populations de plus en plus nombreuses ont recours à de nouvelles personnalités juridiques qui font émulation à un niveau supra-national. Qu’il s’agisse des droits des arbres et des réserves naturelles, des droits des fleuves, des cours d’eau, des forêts et des glaciers, ainsi que plus largement des droits de la nature8, l’enjeu est de décaler le regard de l’exceptionnalisme humain pour l’élargir à l’échelle du vivant et des écosystèmes sur la planète.

Toute la difficulté est alors de faire évoluer les manières de poser le droit et dire le juste pour que soient davantage considérées les interactions du vivant

L’être humain devient alors responsable de la qualité des relations au sein de l’environnement naturel. Cette évolution du droit doit s’ouvrir à d’autres cosmologies et modèles de justice tout en considérant les droits des populations autochtones et leur rôle à jouer dans les prises de décision.

Dans ces mouvements « du haut vers le bas », ou pour les caricaturer comme tels, on observe que les juridictions supra-nationales jouent un rôle de prescriptrices et de régulatrices des décisions politiques et actions économiques à l’échelle de la planète. Ceci, d’autant plus que la crise climatique impose de considérer les enjeux à travers les frontières nationales, entre les espèces mais aussi sur le long terme dans la perspective des générations futures. Avec cette extension du champ de l’imaginaire juridique, le droit peut dès lors être un levier d’anticipation et pas uniquement de réparation. Cela peut nécessiter de la pédagogie auprès des États pour qu’ils se saisissent des enjeux de justice climatique.

Cultiver les « droits-solidarité »

Pour décrire cette « nouvelle génération » de droits humains9, Françoise Tulkens, ancienne juge à la Cour européenne des droits humains, utilise le terme de « droits-solidarité », car ces droits émergent grâce à la mobilisation de la société civile qui se saisit du pouvoir judiciaire pour défendre entre autres l’environnement comme bien commun à travers l’espace et le temps. Si toute cette mobilisation atteste de la bonne santé de nos démocraties, ces droits configurent une « nouvelle alliance »10 entre acteur·ices dans une visée de solidarité et de vivre-ensemble entre les peuples de la planète.

Ainsi, on a pu constater comment le droit peut être un levier de l’action collective à partir des mobilisations citoyennes − Antoine Garapon affirme même que plus les formes politiques sont en difficulté, plus les dimensions rituelles de la justice et du droit sont sollicités11. Dans les mouvements dont nous avons parlé, c’est le rituel du procès ou de la procédure judiciaire qui va permettre à la fois de mobiliser un collectif nombreux et de visibiliser des faits et une cause, notamment en investissant un espace − celui du tribunal − où elle pourra être défendue de manière constructive : les faits pourront être évalués à l’aune des obligations qu’ont les différentes parties prenantes, et sur cette base, un jugement sera rendu. Le changement climatique bouleverse profondément nos catégories de souveraineté et impose de reconfigurer les politiques et les formes de justice à l’échelle du vivant. Les droits-solidarité font donc indubitablement partie des pistes à suivre.


  1. Antoine Garapon a mené des recherches autour des fonctions de la justice et du·de la juge, en rapprochant ses descriptions de rituels anciens qui avaient pour fonction de provoquer l’intervention d’une autorité tierce dans les affaires humaines. La parenté avec le rituel explicite les fonctions judiciaires d’organisation et de cadrage de l’espace public de discussion et de conflit en vue de régénérer l’ordre. Antoine Garapon, Bien juger : essai sur le rituel judiciaire, Odile Jacob, 2001. ↩︎
  2. RTBF, « Le nombre de contentieux climatiques dans le monde a plus que doublé en 5 ans, selon l’ONU », https://www.rtbf.be/article/le-nombre-de-contentieux-climatiques-dans-le-monde-a-plus-que-double-en-5-ans-selon-lonu-11233494 et https://www.unep.org/fr ↩︎
  3. Caroline Sägesser, « L’art ou la vie ? », Les @nalyses du CRISP en ligne, 30 avril 2023, https://www.crisp.be/crisp/wp-content/uploads/analyses/2023-04-18_ACL-S%C3%A4gesser-C-2023-Politique-L_art_ou_la_vie.pdf. ↩︎
  4. Plus d’informations : https://affaire-climat.be/ et https://wearenature.brussels/. ↩︎
  5. Plus d’informations : https://lessoulevementsdelaterre.org/, ainsi que https://www.terrestres.org/023/02/09/lappel-des-naturalistes-des-terres/, https://reporterre.net/Naturalistes-nous-rejoignons-les-luttes-locales, https://reporterre.net/Les-naturalistes-reinventent-le-militantisme et https://lundi.am/Nous-ne-sommes-pas-seuls. ↩︎
  6. Vincent Lefebve, L’affaire climat (Klimaatzaak). Une mobilisation sociale entre droit, science et politique, Crisp, https://www.crisp.be/2023/06/laffaire-climat-klimaatzaak-une-mobilisation-sociale-entre-droit-science-et-politique/. ↩︎
  7. Sur les connexions entre besoins de justice et droits humains (droit à la vie, droit à la santé, droit à l’eau et à l’assainissement, droit au logement), voir « Justice climatique et droits humains », Amnesty International Belgique francophone : https://www.amnesty.be/campagne/justice-climatique/justice-climatique-droits-humains. ↩︎
  8. Lire notamment Christopher Stone, Lucie Combes, « Et la pelouse dans tout ça? », in Papier Machine n°13 1/4, 2023, et Bruxelles en mouvement n°324, IEB, dossier consacré aux arbres, https://ieb.be/-Arbres. ↩︎
  9. Au-delà du « droit à l’environnement », ces droits-solidarité recouvrent le « droit au développement durable » qui est à penser avec le « droit des générations futures » et le « droit au respect du patrimoine commun de l’humanité », ainsi que le « droit à la paix » et le « droit à l’assistance humanitaire ». Cette troisième génération de droits reste indivisible et interdépendante des autres, étant donnée l’importance des libertés civiles et politiques, ainsi que des obligations des États envers les droits économiques, sociaux et culturels. Voire notamment les interventions de Françoise Tulkens et Olivier de Schutter lors de l’Université d’été d’Amnesty 2022 : https://plateformedroitsculturels.home.blog/2022/12/21/quels-enjeux-actuels-pour-les-droits-culturels-universite-dete-amnesty/. ↩︎
  10. Françoise Tulkens, « Les droits humains et la justice climatique. Des alliés inséparables », à paraitre. ↩︎
  11. Antoine Garapon, op. cit. ↩︎

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