Les droits culturels dans le cadre des arts de la scène: une question de liberté artistique?

Nous reprenons un article qu’Isabelle Meurens, directrice de l’asbl Contredanse, a rédigé pour le numéro 86 du journal Nouvelles de danse. Ce texte a été rédigé à l’aide notamment d’un entretien mené avec Thibault Galland, chargé de recherche et d’animation pour la Plateforme d’observation des droits culturels. Il est disponible via ce lien sur le site du journal de l’asbl.

Cet article prolonge le chantier autour des référentiels (Référentiels – Le droit à la culture, Céline Romainville et Référentiels – Les droits culturels, le Groupe de Fribourg avec Patrice Meyer-Bisch) dans la mesure où il aborde les référentiels évoqués et d’autres dans le contexte de l’actualisation du décret arts de la scène de la Fédération Wallonie-Bruxelles cet été 2022 avec des références explicites à ces référentiels des droits culturels. Cette actualisation s’inscrit dans l’horizon du rapport Un futur pour la culture de 2020 nommant les droits culturels comme boussole pour les politiques culturelles à venir.

Plus largement, à la suite du texte, nous mettons celui-ci en rapport avec l’article sur les libertés artistiques rédigé par Farida Shaheed, ancienne Rapporteuse spéciale aux droits culturels au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits humains (HCDH). Ceci, pour stimuler le questionnement et le débat autour d’une approche de droits culturels à la liberté d’expression artistique, et échanger ensemble face aux défis à relever !

FRANÇOISE SCHEIN CONCORDE 1989-1991 Œuvre immersive en 44000 carreaux de grès, sérigraphie du texte de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. 1000m2 Commande de la RATP, France pour la station de métro Concorde à Paris.

Les droits culturels en textes et en contextes – Isabelle Meurens

Aucune œuvre d’art, comme aucune forme, n’est en elle-même universelle, pour autant la danse touche à ce que nous partageons tous, un corps. Situés et universels, les droits humains le sont également.

Une brève histoire des droits humains

La Déclaration universelle des droits de l’homme, de 1948, s’inscrit dans une histoire au long cours. S’il y a déjà des prémices de droits individuels et inaliénables dans des déclarations anciennes, comme en Perse en 500 av. J.-C., lorsque Cyrus le Grand, après avoir libéré les esclaves de Babylone, proclame la liberté de chacun de choisir sa religion, c’est surtout dans l’histoire moderne que se construisent les droits humains. La « Petition of Right » du parlement anglais de 1628, qui fixe les libertés imprescriptibles des sujets devant le roi ; les 10 premiers amendements de la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776, et, bien évidemment, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui a inspiré des textes similaires dans de nombreux pays d’Europe et d’Amérique latine tout au long du XIX e siècle. Voilà pour la brève ligne du temps de ce qu’on appelle la première génération des droits humains. Droits civils et politiques, libertés fondamentales, droits naturels, droits-libertés : derrière ces dénominations, que recouvrent-ils ? Il s’agit de droits inaliénables et universels – partagés par tous –, qui garantissent les libertés individuelles au-delà des droits en vigueur dans un État donné à un moment donné. Ces droits consacrent, d’une part, les droits de l’individu face à l’État (respect de la vie privée, de la vie familiale, de la propriété…) et, d’autre part, la participation de l’individu à la vie collective (droit de vote, libertés d’opinion, de culte…).

La Seconde Guerre mondiale va marquer un tournant dans l’histoire des droits humains, le génocide apportant la preuve de leur difficile mise en œuvre. En préambule de la déclaration adoptée par les Nations unies, en décembre 1948, cette phrase : « la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité ». Comme l’explique Laurence Burgorgue-Larsen, professeure de droit à la Sorbonne et spécialiste de la justiciabilité des droits humains : « de là est née l’idée que les États doivent mettre en œuvre les conditions de possibilités des droits civils et politiques » et que « les libertés individuelles ne sont garanties que par des moyens économiques et sociaux ». Par ailleurs, à l’issue de la guerre, la culture apparaît tout autant comme un levier d’émancipation que comme un instrument de propagande ; un ensemble de codes et de représentations au sein de communautés diverses aussi bien que l’instrument d’une revendication identitaire potentiellement mortifère. C’est dans ce contexte que naissent les premiers textes faisant explicitement référence aux droits culturels, précisément dans l’article 27 de la Déclaration des droits humains de 1948.

Si la première génération des droits humains limite les actions des États pour garantir les libertés des citoyens, la seconde impose à l’État la mise en œuvre de politiques socio-économiques en vue de rendre ces droits humains effectifs. C’est pourquoi on distingue au sein des droits humains les droits-libertés des droits-créances. Ces derniers confèrent à l’individu le droit d’exiger certaines prestations de la part de la société ou de l’État : par exemple, le droit au travail, le droit à l’instruction, le droit à l’assistance, le droit de participer à la vie culturelle…

Les droits culturels à travers les textes déclaratifs et législatifs

Si la première occurrence du terme « droits culturels » se trouve à l’article 22 de la Déclaration de 1948 – « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays. » –, c’est l’article 27 qui en donne le cadre : « 1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. 2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur. »
Le « compte tenu des ressources » ainsi que la tension perceptible entre les points 1 et 2 de l’article 27 – la circulation des savoirs et des œuvres, d’une part, et la protection des intérêts des auteurs, d’autre part – laissent entrevoir le difficile passage du déclaratif à la mise en œuvre juridique. Et c’est ainsi qu’aucune référence aux droits culturels n’est faite dans la Convention européenne des droits de l’homme (Rome, 1950), manquant ainsi l’occasion d’œuvrer à leur effectivité en les intégrant au champ d’application de la Cour européenne des droits de l’homme.

Il faudra attendre 1966, à l’ONU, pour que s’inscrive la première référence aux droits culturels dans un texte juridiquement contraignant, précisément dans l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels : le droit de participer à la vie culturelle, le droit de bénéficier du progrès scientifique et de ses applications, le droit de bénéficier de la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique et la liberté scientifique et culturelle.

Difficile de parler des grands textes ou déclarations internationales sans évoquer la Déclaration de Fribourg (2007), fruit d’un travail de 20 ans d’universitaires mené par Patrice Meyer-Bisch, docteur en philosophie politique. Cette déclaration rassemble et explicite les droits culturels qui sont déjà reconnus, mais de façon dispersée, dans de nombreux textes internationaux et donne une préséance à des concepts anthropologiques comme ceux « d’identité culturelle » et de « communauté culturelle ». Ce texte n’a pas en lui-même de portée juridique mais a influencé le cadre des politiques culturelles en Fédération Wallonie-Bruxelles.

En Belgique, c’est en 1993 que les droits culturels entrent dans la Constitution, à l’article 23 : « Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. (…) Ces droits comprennent notamment : (…) 5° le droit à l’épanouissement culturel et social ». En Belgique, état fédéral, rappelons-le, ce sont avant tout les communautés qui mènent les politiques culturelles et en donnent le cadre légistique à travers différents décrets. En Fédération Wallonie-Bruxelles, outre le secteur de l’éducation permanente, l’effectivité des droits culturels incombe au premier chef aux Centres culturels. Impossible ici d’aborder tous les textes mais notons que le décret dit « des arts de la scène », comme le décret « gouvernance », repose sur des droits culturels concrets : la liberté de création pour le premier, la participation aux politiques culturelles pour le second. À d’autres niveaux de pouvoir, le Plan culturel pour Bruxelles fait de la mise en œuvre des droits culturels une priorité absolue. L’essor récent des droits culturels dans les textes de lois ne va pas nécessairement de pair avec une compréhension de ceux-ci en dehors des cercles académiques et politiques, la confusion sur certains termes ne facilitant pas leur appréhension.

La culture à l’œuvre

Le premier enjeu de clarification va se porter sur le terme même de culture, qui revêt de multiples sens. Si depuis les premières déclarations des droits humains il a signifié notre arrachement à la nature et à l’environnement, ce qui nous a permis de bâtir des civilisations, on comprend assez vite que cet « arrachement à la nature » est indissociable d’une histoire de domination de l’homme occidental sur l’environnement et les autres cultures. La mutation anthropologique profonde qui semble s’opérer depuis quelques années pour sortir de cet écueil de l’humain bâtisseur qui domine son environnement pose de multiples questions. Les droits humains et, en particulier, les droits civiques sont depuis plusieurs décennies un instrument puissant pour sortir de cet écueil. Quant aux droits sociaux, économiques et culturels, leur charge transformatrice est limitée par manque de clarification.

Dans Neuf essentiels pour comprendre les droits culturels, Céline Romainville, professeure de droit constitutionnel et droits humains à l’UCL, classifie les différentes acceptions du mot culture qui ont façonné l’écriture des droits culturels. La culture dans son acception première et générale est ce qui fait notre humanité commune (la Culture vs la Nature) (I). Dans son sens anthropologique (II), la culture se définit comme ce qui fait « l’identité d’un groupe », un ensemble d’attributs qui unit les membres d’un groupe et les distingue d’autres groupes, influence leur vision du monde et structure leur vie individuelle ou collective. Une troisième signification, plus symbolique celle-là, part également d’un contexte socio-historique particulier mais se rapporte à l’ensemble des ressources des savoirs ou des symboles qui construisent nos représentations du monde, de l’éthique, du soi… (III). Et enfin, fait remarquer Céline Romainville, « la culture peut être appréhendée comme le développement des activités créatrices des hommes ». Envisagée dans ce quatrième sens, la culture est à la fois « patrimoine/traditions » et « création/pratiques » (IV).

Selon qu’on se réfère à la culture dans sa dimension anthropologique ou patrimoniale et artistique, la portée des droits culturels sera toute différente. Lors de la Conférence mondiale sur les politiques culturelles qui a eu lieu à Mexico en 1982, l’UNESCO propose la définition de la culture suivante : « l’ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ».

Si cette définition de l’UNESCO qui se rapproche de la définition anthropologique semble séduisante par son caractère englobant et inclusif, elle présente un défaut majeur puisqu’elle elle minimise inévitablement la dimension artistique de la culture. Ce faisant, elle réduit potentiellement le périmètre des droits culturels autant que leurs capacités à intégrer des textes de lois contraignants.
Les droits culturels, concrètement

Le principe général est le droit de participer à la vie culturelle, mais comment se traduit-il en droits concrets ? Céline Romainville relève six droits concrets induits par le droit de participer à la vie culturelle :

1. la liberté artistique ou le droit de créer et de diffuser sans entrave ses créations ;

2. le droit au maintien, au développement et à la promotion des cultures et des patrimoines ;

3. le droit d’accéder à la culture : recevoir les moyens de dépasser les obstacles (physiques, financiers, géographiques) à un tel accès mais aussi d’accéder aux clés et références culturelles permettant de renverser les obstacles symboliques, éducatifs, linguistiques… ;

4. le droit de prendre part activement à la diversité des vies culturelles, de recevoir les moyens concrets de s’exprimer sous une forme artistique et créative, et d’accéder aux clés et références culturelles permettant de s’exprimer de manière critique et créative, de développer son potentiel, son imaginaire ;

5. le droit au libre choix dans la participation à la vie culturelle ;

6. le droit de participer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques culturelles.
Le fil rouge qui se dessine à travers ces six attributs dévoile la sédimentation dans l’histoire des droits culturels. Si la liberté d’expression (1) est aux fondements des droits humains dès 1776, les prérogatives (2) et (3) sont indissociables du mouvement de démocratisation culturelle de la seconde moitié du XX e siècle dans le sillage de la Déclaration de 1948 ; quant aux droits (4), (5) et (6), s’ils n’abrogent en aucun cas ceux qui précèdent, ils se pensent dans un mouvement ascendant, épine dorsale de la démocratie culturelle au XXI e siècle.

Rendre effectifs les droits culturels : démocratisation et démocratie culturelle

Démocratisation culturelle et démocratie culturelle renvoient à des valeurs qui sont souvent mises en opposition. La démocratisation part d’un postulat descendant, « rendre accessible au plus grand nombre les œuvres capitales de l’humanité », disait André Malraux, ministre chargé des Affaires culturelles. C’est à cette époque qu’en 1966, Pierre Bourdieu et Alain Darbel publient L’Amour de l’art, une étude sur les musées et leurs publics. Musées qui, selon Bourdieu « trahissent, dans les moindres détails de leur morphologie et de leur organisation, leur fonction véritable, qui est de renforcer chez les uns le sentiment d’appartenance et chez les autres le sentiment de l’exclusion ». Politique tarifaire, décentralisation, sensibilisation sont quelques-uns des moyens mis en œuvre pour démocratiser la culture et la rendre accessible. Le mouvement de ce qu’on appelait alors la sensibilisation à l’art ne trouve grâce aux yeux de Bourdieu. « Un enseignement artistique peut avoir deux fonctions, il peut donner le minimum de connaissance de l’art qu’il faut avoir pour respecter l’art sans avoir les moyens de le connaître ou bien il peut donner le minimum de connaissance qu’il faut avoir pour ne pas se laisser dominer par l’idée de l’art noble. Or, si vous donnez un minimum d’information sur l’art, il y a toutes les chances que vous donniez le respect de l’art et non les moyens de le maîtriser. »
Le concept de démocratie culturelle n’ignore pas les enjeux d’accessibilité, de sauvegarde du patrimoine ou de liberté de création, mais, en réinterrogeant le sens du mot « participation », il le renverse. Ainsi la logique descendante qui prévalait laisse place à une logique ascendante. Un mouvement « bottom-up » qui doit être mobilisé à tous les niveaux. À première vue, la réponse attendue à cette problématique est celle des projets dits « participatifs ». Lorsque Stravinsky parcourt la Russie pour écouter et répertorier les chants de mariages et, de cette diversité, composer ses Noces, il mène un projet participatif avant l’heure, mais est-il dans une démarche ascendante ? Pas nécessairement. Pas davantage qu’un artiste et un directeur d’institution qui ensemble conçoivent un projet inclusif. Pourquoi ? En raison d’un paradoxe inévitable : les politiques culturelles, comme les projets de médiation, sont menées par ceux qui participent déjà à la vie culturelle.

Pour autant, « on est dans une social-démocratie, une grande part du pouvoir politique est liée à la société civile, chaque échelon a plus ou moins une responsabilité culturelle », nous dit Thibault Galland. « En Fédération Wallonie-Bruxelles, le système s’est construit en  » bottom-up « , beaucoup de Centres culturels par exemple sont nés d’initiatives citoyennes, parfois soutenues par les communes et les provinces. C’est dans les années 60-70 qu’une aide financière va leur être accordée, ce qui va donc amener à la mise en place d’un cadre légal. »

Le rôle des centres culturels

En Fédération Wallonie-Bruxelles, l’effectivité des droits culturels incombe au premier chef aux Centres culturels depuis la révision du décret de 2013, qui lors de sa promulgation a été « vécu comme un choc par les Centres culturels », nous dit Thibault Galland, mais rapidement comme « une révolution », confirme Sandrine Mathevon, directrice du Centre culturel Jacques Franck, tant le changement de paradigme est profond.La révolution, c’est d’avoir abandonné la logique de résultat pour une logique de processus. Pour Thibault Galland, qui mène un projet de recherche et d’accompagnement pour mesurer l’effectivité des droits culturels dans les Centres culturels, « la vision à long terme est une condition d’observation de l’effectivité des droits culturels. Il s’agit de constater une progression dans l’exercice des droits, c’est-à-dire un processus en cours et non un résultat final. »
Par conséquent, les centres culturels doivent, en collaboration avec les habitants, faire une analyse partagée du territoire, observer leurs actions et restituer leurs analyses auprès des usagers. Cela demande du temps d’observation et d’analyse, mais c’est « déculpabilisant pour les équipes », qui peuvent se poser sur un long terme. Les droits culturels qui se traduisent sur le terrain en fonctions culturelles sont alors une boussole en termes de choix de projets.

Rendre la justice

Qui dit droit, dit justice et système judiciaire. Mais en matière de droits culturels, qui est compétent ? Que peuvent les usagers ? Qui en est redevable ? Comment la justice est-elle rendue ? Derrière ces questions, un mot : la justiciabilité. Alors qu’il y a une réelle montée en puissance des droits humains dans les cours de justice, les droits économiques et sociaux peinent à trouver leur place dans les tribunaux locaux et internationaux. Que dire alors des droits culturels ?

La première raison invoquée par les États pour ne pas accroître la justiciabilité des droits humains de deuxième génération est « d’ordre démocratique », explique Laurence Burgorgue-Larsen, et vise à « éviter que le pouvoir judiciaire s’empare des questions de justice sociale, pour laisser le parlement déterminer les politiques publiques et les choix budgétaires et pas les juges ».

Difficile donc, on l’aura compris, pour un justiciable de saisir un juge au nom du droit à participer à la vie culturelle. Pourtant, les pouvoirs publics, premiers débiteurs des droits culturels, ont l’obligation de les respecter. Ils ne peuvent entraver leur réalisation ; ils doivent protéger les individus qui seraient empêchés de participer à la vie culturelle, et, enfin, ils doivent mettre en place un cadre institutionnel adéquat à la réalisation desdits droits mais conditionné aux moyens disponibles. « Compte tenu des ressources de chaque pays », stipulait l’article 22 de la Déclaration de 1948.

Nous le disions en début d’article, cette condition a de quoi compromettre la responsabilité des pouvoirs publics. Néanmoins, affirme Céline Romainville, en se basant sur les travaux d’Isabelle Hachez, professeure de droit à l’Université Saint-Louis à Bruxelles, « le droit culturel peut éventuellement être protégé par le recours à l’obligation de “standstill” qui sanctionne tout recul sensible et non motivé dans la réalisation du droit à l’épanouissement culturel ». L’obligation de « standstill » (littéralement « rester tranquille ») interdit aux pouvoirs publics de légiférer à rebours des droits garantis et de diminuer les niveaux de protection acquis sans que cela ne se justifie par des motifs d’intérêt général.

Rendons cela concret par quelques exemples fictifs de ce qui pourrait être considéré comme des reculs en matière de droits culturels – toute ressemblance avec des faits réels serait purement fortuite – : un habitant d’une zone rurale dont la commune choisirait de fermer un Centre culturel, unique lieu culturel accessible pour ses habitants ; des enfreintes à la concertation lors du vote d’un décret de politique culturelle ; une crise économique qui pousserait une ministre de la Culture à réduire de moitié l’enveloppe dévolue à la création artistique ; une ville qui pratiquerait l’expulsion ou l’expropriation d’un lieu culturel sans garantir la sauvegarde du patrimoine ; un musée au toit percé – ou son pouvoir de tutelle – qui ne garantirait plus la protection des œuvres, ou encore un conseil des ministres qui déciderait, en dépit des avis des experts sanitaires, de fermer tous les théâtres et les cinémas à la veille du plus grand festival jeune public d’une région. Encore faut-il que le juge conclue au caractère significatif du recul et à l’absence de justification raisonnable dans le chef des pouvoirs publics… Autant d’obstacles sur la voie d’une pleine effectivité des droits culturels.

Les droits culturels ont aujourd’hui acquis une notoriété à tous les niveaux, de la ministre de la Culture à l’artiste qui propose des actions de médiation, en passant par le responsable des publics d’un théâtre. Cela se traduit dans des décrets et sur le terrain grâce à l’action des centres culturels notamment. Mais la justiciabilité des droits culturels reste un enjeu majeur dans l’effectivité des droits culturels, parce que les droits culturels sont l’un des pivots de la justice sociale en matière de diversité, d’accessibilité et de participation.


la question de la liberté artistique par le prisme des droits culturels

Farida Shaheed, l’ancienne Rapporteuse spéciale aux droits culturels au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits humains (HCDH), a consacré un de ses rapports à la liberté artistique de création. Le rapport est largement repris dans un article « Les droits culturels et les les libertés artistiques ne sont pas antinomiques » est disponible dans le premier numéro de la Revue Nectart. Il est consultable et téléchargeable depuis le site Cairn.

Voici des points importants présentés dans cet article:

  • Les libertés d’expression artistique font partie des droits culturels, de même que la protection des intérêts moraux et matériels des auteurs, tout comme les droits d’accéder pour chaque individu d’accéder à l’espace public et de participer à la vie culturelle
  • Depuis sa création en 2009, la procédure spéciale instituée par les Nations unies dans le domaine des droits culturels a contribué à clarifier les enjeux de la diversité culturelle, des patrimoines, des bénéfices des progrès scientifiques et de l’expression artistique sous l’angle de la réalisation des droits humains universellement reconnus à chacun.
  • La réalisation des droits culturels protège l’accès et la participation à la diversité des références, assurant à chacun la possibilité de poursuivre son développement et son processus d’identification ; la liberté d’opinion et d’expression doit permettre le droit fondamental de chacun d’exprimer cette identité constitutive de la diversité culturelle en utilisant tous les moyens et médias nécessaires, incluant les diverses formes artistiques et culturelles.
  • Quelle conception de la liberté d’expression artistique est développée par la perspective des droits humains?
    Le droit culturel à la liberté d’expression artistique est essentiel pour le développement de toute culture vivante, présentant une multiplicité de points de vue qui sont essentiels au bon fonctionnement de sociétés démocratiques. Il constitue aussi un moyen pour renforcer la réalisation d’autres droits humains fondamentaux, témoignant de l’indivisibilité des droits humains universels.
  • Quel est le rôle des artistes dans la société?
    Toute société saine a besoin d’une vie culturelle riche qui permet la contestation et la réinterprétation des significations à donner aux idées et concepts culturellement hérités du passé et à ceux d’aujourd’hui, aux nouveaux développements. Le droit aux libertés indispensables à l’expression artistique et à la créativité est freiné de multiples façons et, mondialement, il y a raison de se préoccuper du fait que les artistes sont réduits au silence par diverses stratégies. Une œuvre d’art est différente d’un énoncé de faits, permettant une diversité d’interprétations et de significations beaucoup plus large. Les artistes ouvrent des espaces de réflexion sur l’humanité, qui aident à se questionner de manière permanente sur la définition de ses contours et les dynamiques de la société

Quelques défis soulevés par une approche de droits culturels à la liberté d’expression artistique:

  • Les libertés d’expression artistique ne peuvent pas être dissociées des droits de chacun de jouir des arts, et trouver l’équilibre entre la réalisation de ces deux droits – la liberté artistique et la protection des intérêts des artistes et le droit de chacun de jouir des arts – nécessite d’étudier de manière plus complète l’impact des monopoles ou quasi-monopoles dans les domaines des médias et des distributeurs de produits culturels (industries culturelles).
  • Pour toute personne exerçant sa liberté d’expression artistique afin d’exposer des points de vue considérés comme controversés, les droits culturels rappellent avec vigueur que dans toute société il y aura toujours des discussions et des débats sur le sens, les définitions et les concepts. La question est alors de savoir qui parle, au nom de quelle communauté, de quelle culture, de quel point de vue, et il convient d’assurer la nécessité que le discours dominant ne soit pas le seul à être entendu.
  • Les libertés d’expression artistique soulèvent ainsi des questionnements sur l’utilisation de l’espace public dans toute société : Qu’est-ce que l’espace public et à qui appartient-il ? Qui peut décider de ce qui y est permis ou non, quand et pour combien de temps ? À quel point le public a-t-il réellement son mot à dire sur les images et les sons qui sont omniprésents dans son environnement quotidien ? Pourquoi accorder plus de considération à la sensibilité de certaines communautés lorsqu’il s’agit d’œuvres d’art, mais pas par exemple lorsqu’il est question de publicité ? Pourquoi dédie-t-on souvent plus de ressources et de temps au contrôle des œuvres et manifestations artistiques et culturelles qui doivent être présentées dans l’espace public qu’au contrôle des activités commerciales ?
  • Il semble qu’il soit encore assez fréquent de penser que la créativité et l’expression artistiques sont un luxe : rien ne pourrait être plus faux ! La créativité et l’expression artistiques sont des composantes essentielles de la dignité humaine, inhérentes à la manière que nous avons d’exprimer notre humanité. Limiter ou tenter de contrôler, restreindre ou éliminer les expressions artistiques de l’espace public sont autant de manières d’appauvrir notre humanité.

La fable désastreuse de la « santé culturelle » : examen d’un mépris

Dans cet article inédit, le philosophe et enseignant Christian Ruby* analyse de façon critique le concept de « santé culturelle » porté par différentes politiques culturelles en France. Cette notion partage les populations en termes de bonne ou de mauvaise santé culturelle, par exemple selon la participation plus ou moins active ou passive des individus à la vie culturelle. Fondée sur nombre de présuppositions quant aux pratiques culturelles, cette extension du vocabulaire de la santé au champ culturel transforme des problématiques de la vie culturelle liées à des rapports sociaux et tensions politiques en des pathologies quasi-médicales, que les actions des professionnel·les et expert·es culturel·łes doivent dès lors tenter de guérir. Ainsi, à travers cette « normativité sanitaire » et les discours qui la légitiment, la culture s’entend comme la formation de l’individu à partir de normes qui lui sont extérieures et pré-établies, sans qu’il ait de pouvoir d’agir propre ou d’autre ligne de devenir. Voilà de quoi nous donner matière à réflexion quant à nos politiques et pratiques culturelles en Belgique.

Les visuels de l’article sont disponibles dans le kit de médiation proposé par le Ministère de la Culture français – Conception par Sophie Marinopoulos et design graphique réalisé par Clémence Passot

Elle file à toute allure entre les lignes de discours ministériels, de propos diffusés dans et par de nombreuses associations culturelles, voire au sein de dossiers de conseillers municipaux engagés dans l’action culturelle. « Elle » ? Rien d’autre que l’expression « santé culturelle ». Elle est associée à des compléments : « de la population » ou des « citoyennes et citoyens », voire des « habitantes et des habitants », etc. Elle est cependant moins générale que ces compléments ne le laissent supposer. En effet, elle est spécifiquement appliquée à l’exécution d’une distinction interne à la population, sur une partie de laquelle elle incite à entreprendre des actions culturelles différenciées. Cette distinction repose sur l’appréciation de la « bonne » ou de la « mauvaise » santé culturelle des individus. Elle distribue ainsi les citoyennes et les citoyens en catégories dont les extrêmes regroupent les « populations en bonne santé culturelle » et les populations stigmatisées « en mauvaise santé culturelle », sachant que l’établissement d’une moyenne entre ces extrêmes à appliquer au corps politique ne ferait rien d’autre que dissimuler l’antithèse.

Cette expression, ainsi que les discours qui la légitiment et les pratiques qu’elle assigne, notamment sous forme d’un kit mis à disposition des professionnels de la culture, est récente dans le champ de la culture et dans les usages des opérateurs de la culture. Elle a sans doute pris le temps de germer avant d’être érigée en fétiche parce qu’elle donne sens à des pratiques pédagogiques. Au demeurant désormais adossée aux travaux d’une psychanalyste, Sophie Marinopoulos, dorénavant égérie des politiques interministérielles de l’éveil artistique et culturel, grâce à son dessein de concevoir et déployer une « stratégie nationale pour la Santé Culturelle », laquelle viserait d’abord à « Promouvoir et pérenniser l’éveil culturel et artistique de l’enfant de la naissance à trois ans dans le lien à son parent », elle se trouve le plus souvent élargie par rapport au propos initial de sa conceptrice à toute la population dont certains voudraient dénoncer la « passivité réceptrice ».

Cette naissance d’une politique de santé culturelle des populations mérite qu’on s’en étonne, la questionne et qu’on exerce une pensée critique à son égard. D’autant que ce vocabulaire de la santé est toujours plus envahissant dans les activités sociales. Ne parle-t-on pas de « santé économique » des entreprises ou de « santé morale » des individus, etc. ? Cela étant, pour en rester au cas spécifique de la culture, c’est au point de cerner le domaine culturel en termes d’organismes à activer et d’élaboration de stimuli destinés à produire des excitations « bénéfiques ». Cette politique incite à une extension de l’idéologie de la médecine hors de son domaine. Elle confère une nature médicale à des représentations des tensions sociales qui devraient plutôt être conçues politiquement. Parfois, une telle doctrine est imposée aux professionnels de la santé/culture auxquels est enjoint de rendre à certains la « bonne santé culturelle » et de les guérir durablement. Cette « bonne santé culturelle » servirait de norme de l’ordre culturel, tandis que la « mauvaise » verserait dans le désastre, voire l’infraction culturelles.

Ces remarques qui portent sur la redéfinition d’un problème existant – celui des discriminations – dans un langage médical n’impliquent pas la même réticence à l’égard de la possibilité de concevoir culturellement la santé des humains, de penser les rapports de la santé et de la culture, le poids des inégalités culturelles sur la santé, les liens de la santé et du travail en entreprise, mais aussi la formation culturelle des citoyennes et citoyens à partir des arts et des sciences ou de l’éducation artistique et culturelle. Pas plus qu’elles n’impliquent une critique de ce qui n’est pas en question ici, « la grande santé » nietzschéenne ou « l’excès de santé » baudelairienne, dans la peinture qui pratique l’outrance, voire l’usage de la notion de « diagnostic » chez Michel Foucault !

Des présuppositions

L’exigence dessinée par la notion de santé culturelle, en outre de fournir des raisons à des types d’action particuliers, plutôt empiristes comme le contact avec des œuvres culturelles, renvoie à de nombreuses présuppositions.

Parmi elles, la première engage la fusion de « santé » (substantif) et de « culture » (adjectif), disons, si on suit la doxa, l’assimilation d’une conception de la norme du bon état d’un être ou du bon fonctionnement d’un organisme et de ce qui devrait consister en une action de formation ou de mise en forme de soi de chaque individu par des exercices culturels, dans un cadre politique défini mais toujours remis en question par des œuvres nouvelles. Compte tenu de l’ordre des termes, l’assemblage s’accomplit sous le primat de la santé.

Dès lors, cette présupposition tend à imposer aux individus discernés une éducation culturelle façonnée à l’aune d’une norme extérieure de soin et de thérapie, d’hygiène de vie et de combat contre des causes pathologiques culturelles, qui ne peut être assignée ou entretenue que par des professionnels concentrés sur une mission de « politique sanitaire ». En quoi elle tombe dans un paradoxe, celui de prôner à juste titre une plasticité des individus – ils peuvent se modeler – qu’elle décourage aussitôt en convoquant une norme culturelle de référence, comprise comme une prescription attendue, aussi précise et réglable qu’une mécanique.

Si cette première présupposition est déjà contestable, elle s’articule à une autre par la référence à un « bon état » ou un « mauvais état » des affaires culturelles des individus. Cet aspect ne lasse pas d’accentuer le danger. Comment sont définis ces deux critères du salubre et de l’insalubre ? Qui s’octroie le pouvoir de les décréter et d’opérer avec eux un diagnostic sur des individus qui ne sauraient donc pas qu’ils sont en « bonne » ou « mauvaise » santé ? À partir de quelles causes caractéristiques ou décrépitudes juger de la gravité de la situation et délivrer une ordonnance contre le mal ? Et quels rapports entretiennent-elles avec la question de la culture telle qu’elle prend sens dans l’histoire et la cité ? Toutes questions que les milieux médicaux de la santé connaissent en fonction de leur objet propre. Encore relèvent-elles dans ce cas de travaux précis portant sur un concept de santé dont ils savent qu’il n’est pas un concept scientifique – Jean-Jacques Rousseau estime que la santé est un élément constituant de la nature et il diagnostique que la civilisation provoque les maladies (l’arbitraire, l’ignorance et la chair, y compris les pratiques médicales de son époque) qui ne peuvent être guéries que par une éducation renouvelée et la connaissance de soi –, sur la conception sociale plus que médicale, justement, des normes de la santé.

Encore ces deux premières présuppositions s’amplifient-elle d’une troisième. Celle qui concerne la « maladie » culturelle (la mauvaise santé) et la guérison à y apporter. Cette notion de « maladie », qui serait cette fois culturelle mais non moins suspecte que l’ancienne « folie » ou « maladie mentale », renforcerait alors le traitement que l’opinion veut infliger à l’« anormal » et au « pathologique » culturels. Si santé culturelle il y a, elle pourrait donc se consolider ou se détériorer, se consolider par des stimuli et se détériorer par le truchement d’agents pathogènes contre lesquels nul n’aurait été prévenu ! Encore faut-il envisager le « patient » comme un être qui se trouverait parfois corrompu par ces agents internes ou externes que quelques techniques de traitement empirique appropriées dissoudraient : comme, auprès d’enfants ou d’adultes, « stimuler » l’esprit par le contact, défaire la « passivité » culturelle, « nourrir » l’esprit qui fait montre de sa « malnutrition », dessiller ses yeux, le concentrer sur des références dont le surgissement vaudrait exercice de l’attention, voire, en termes plus contemporains, combattre la déculturation des jeunes générations (par fait d’ordinateurs, de réseaux sociaux, etc.). Toutes techniques appuyées sur une image des constituants de l’esprit individuel, et de son étrangeté cadavérique potentielle.

En fin de compte, et notamment pour ce langage commun, l’expression « santé culturelle » ne trouve à s’appliquer qu’à partir de la logique des verbes « être » (une copule fixante) et « avoir » (déterminant de possession), excluant les devenirs. Les individus « seraient » en bonne ou en mauvaise santé, ils « auraient » la santé ou « auraient » sur eux des signes de décrépitude. En tout état de cause, la santé évoquerait l’idée d’une force qui pourrait se détériorer en obligeant à nommer des parias afin de les soigner, d’une aptitude à résister aux agressions extérieures, d’une constitution solide.

Fracture, faillite et fébrilité

Au cœur de ces présupposés, reste à éclaircir la question de savoir à quoi est suspendu le diagnostic de la « mauvaise » santé culturelle. Se décline-t-elle à partir d’un constat objectif ou relève-t-elle d’une construction normative imposée au corps social par la logique de la domination et des fractures qu’elle instaure. Ce qui commande les discours motivant notre critique, c’est le fait que la solution est donnée avant l’analyse, des fractures semblent à la fois données et paradoxalement fixées alors qu’on voudrait les réduire. Or, s’il y a bien des fractures internes à nos sociétés, lesquelles peut-on montrer résultent d’une histoire et de rapports sociaux à problématiser, ce ne sont ni des fractures surnaturelles, ni des fractures relevant d’une essence ou d’un être des individus auprès desquels on serait censé les constater.

Une autre difficulté décisive porte sur l’usage du terme « culture », ici adjectivé. La culture, décidément, comme la santé est conçue comme un « être », une « manière d’être » ou un « avoir ». Les propos sur la santé culturelle, ainsi conçus à partir d’un modèle nostalgique de la santé, ne peuvent se détacher de l’idée selon laquelle « culturel » ou « cultivé » serait donné à certains, sous certaines modalités servant alors de normes. Il suffirait de les appliquer à ceux qui sont « inertes » grâce à des objets stimulants. Or, là encore, s’il y a bien une question culturelle interne à nos sociétés, la culture ne peut être assimilée ni à des objets culturels spécifiquement requis pour « être » en bonne santé culturelle, ni à des références-types à partir desquelles une « maladie » culturelle pourrait être cernée, ni d’ailleurs aux normes imposées par des institutions culturelles. Elle relève plutôt d’une formation à une multiplicité de démarches (arts, sciences, etc.), de l’hétérogénéité des jugements et de dissentiments culturels propres à rendre le champ culturel dynamique, toujours en devenir.

Face à ces expressions qui traversent désormais le champ culturel, d’autres considérations viennent à l’esprit. Elles sont de plusieurs ordres.

Sociologique : comment considère-t-on ces familles atomisées qui font l’objet de la thérapie, sinon par le mépris puisque celles qui sont désignées comme « malades » semblent l’être par nature, au point qu’il conviendrait de les faire passer de la nature à la culture ou de la passivité à l’activité, en ne se préoccupant guère du fait que nul ne passe jamais de la nature à la culture, mais toujours d’une forme culturelle à une autre ?

Politique : d’abord au sens des politiques culturelles. Cette notion de santé culturelle affirme donc que les institutions échouent à jouer le rôle normatif qui est le leur, et qu’il convient de reprendre le dossier à partir de nouveaux traitements. Elle annonce la faillite de ces institutions mais sur une fondation plus normative encore que celle qui les traverse depuis longtemps, qu’il s’agisse de démocratisation ou de démocratie culturelles.

Éthique : ce rapport, entre « bonne » et « mauvaise » santé culturelle est réglé d’emblée comme un rapport de domination, puisque seuls quelques-uns disposent de la « bonne santé » qu’il s’agit d’imposer aux autres. Les conséquences de ce positionnement sont évidemment nombreuses. Mais surtout elles reposent sur l’implicite reconnaissance des difficultés imparties, à partir d’un aveu requis d’ignorance : l’impératif de dire à quelqu’un qu’il ne sait pas exactement d’où il vient (du « mauvais » côté), quel est son « genre » culturel (sa généalogie familiale désastreuse), que son milieu est « malade », que la solution de ses « problèmes » est dans la soumission au traitement proposé.

Des légitimations

Entre les lignes des discours ministériels, des propos diffusés dans les nombreuses associations culturelles qui s’en réclament, voire des dossiers de conseillers municipaux engagés dans l’action culturelle, ce thème de la santé culturelle fait également l’objet de légitimations discutables. Nous ne chicanerons pas celle qui affirme l’importance de la culture dans l’existence des humains. Bien au contraire. Pas plus que nous n’épiloguerons sur celle qui assure la nécessité et la portée des exercices culturels dans toute société.

Plus suspectes sont les légitimations de la nécessité théorique et pratique d’imposer une telle optique d’une santé culturelle par la formation culturelle des individus et par un signe adressé à la philosophique grecque. Arrêtons-nous sur ces deux légitimations.

La première incite, apparemment à juste titre, à repenser la formation culturelle des individus. Encore est-ce, comme nous l’avons écrit, par fait d’une appréciation portée contre une détérioration soi-disant attestée de celle-ci ou d’une déclaration d’inconsistance de ce qui se pratique actuellement dans tel ou tel milieu. Mais cette légitimation fait l’impasse sur ce qu’elle véhicule en termes de hiérarchie dans les prestations culturelles, de négation des différences dans les formations culturelles et les droits culturels, d’ignorance des dissentiments culturels. Elle valorise l’imposition, l’uniformité et l’homogénéité des conceptions et des références. Elle repose en fin de compte sur une perception d’une cité modélisée à l’aune de la culture des institutions sociales, culturelles et politiques.

S’il y a conflit autour de cette légitimation, c’est que cette idée d’une santé culturelle confond la formation culturelle des individus avec la manière de les former. Or, qui dit formation (au sens de Bildung) dit exercices des femmes et des hommes à la capacité à demeurer debout en toutes circonstances, en un déploiement de règles de l’existence multipliant le refus des assignations dans un échange et une solidarité avec les autres, dans leur proximité et leur altérité. La formation culturelle fabrique des compétences destinées à aider les humains à construire des trajectoires au cours desquelles les existences s’amplifient en refusant de se soumettre ou se disloquer, devant la nécessité de vivre humainement l’échec, la souffrance, voire la finitude. La culture relève d’une tâche infinie. Elle se déploie historiquement, par ruptures et reconfigurations, en processus de resignification des actions et des discours.

En quoi « culture » ne devrait désigner ni une essence ou une identité, ni uniquement un monde d’objets ou de ressources spécifiques (culture élitiste ou cultivée), ni une discipline à apprendre (déterminée par un programme et assignée à des spécialistes, type universitaire), ni une somme de connaissances. Elle ne se réduit pas non plus à une doctrine d’État, relevant d’un ministère de la Culture, par ailleurs nécessaire. De surcroît, s’il faut refuser de la dissocier entièrement de ses institutions et personnels, la culture est plus et autre chose qu’eux.

La seconde légitimation vise à soutenir que cette idée de santé culturelle pourrait restaurer dans notre monde certains principes de la philosophie grecque, ce qui en fortifierait la légitimité, du moins philosophique ou aux yeux des philosophants. Ainsi dit-on que cette idée de santé appliquée à la culture revalorise l’idée antique de « soin de l’âme ». Effectivement, l’on ne peut nier l’ambition thérapeutique de certaines philosophies de l’antiquité. Pour autant, ce qui fait en elles office de santé se dit d’abord « salut » et plus exactement « salut de l’âme », identiquement « santé de l’âme » dans son rapport à la « santé du corps ». Si l’on prend en profil la philosophie d’Épicure, on y lit bien que le salut, la santé et le soin sont trois termes qui se
conjuguent effectivement, mais parce qu’ils ont leur unité dans les exercices philosophiques en leurs trois parties (logique, physique et éthique), et non pas dans des normes imposées de l’extérieur, comme le souligne un autre philosophe, cette fois stoïcien, Épictète : « Ceux qui reçoivent simplement les principes veulent les rendre immédiatement, comme les estomacs malades vomissent les aliments. Digère-les d’abord et, ensuite, ne vomis pas ainsi ; sinon, il advient cette chose sale et répugnante que sont les aliments vomis » (Entretiens, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard, 1962, livre III, chap. XXI).

Dès lors, l’allusion de l’usage ici critiqué de santé à l’Antiquité, ou son analogie avec elle, afin de la légitimer n’a que peu de rapport avec elle. La version grecque ne promet aucune imposition, aucune norme extérieure, mais un ensemble d’exercices à pratiquer en forme de« souci de soi », en rapport avec une théorie du désir, des affections (du pathos), le plaisir au demeurant n’étant pas exclu s’il est approprié à la dynamique du vivant et de l’existant. Et ceci,même si l’Antiquité affirme souvent que l’homme en lequel la raison domine est plus sain que celui qui s’abandonne à la pente de ses désirs (agitation, inattention, fébrilité, inconstance,autant de « maladies » de l’âme), de sorte qu’il est effectivement possible de parler, à certains égards, d’une philosophia medicans, d’une philosophie conçue comme soin recommandé d’ailleurs en vue d’une meilleure santé, ou soulagement d’une âme tourmentée. Ce qui n’autorise pas à plier la philosophie grecque à la légitimation de problèmes contemporains.

Les impasses de la « bonne volonté culturelle »

Notre enquête montre que la toile théorique et pratique tissée par ce projet de muer l’idée de santé culturelle en action politique est assez complète. Elle échafaude une perspective de formation culturelle individuelle à partir de stimuli et de fréquentations imposées par d’autres, tissant simultanément des considérations conceptuelles plus ou moins étayées, des projets de réforme politique, des exigences éthiques. Elle concocte une sorte de fable de la formation culturelle réduite à des consignes d’éducation ou des directives rassemblées en kit de secours devant un désastre supposé ou envisagé dans le gouvernement moderne des populations.

Elle ne se pose aucunement les questions essentielles : si l’humain est social, dans sa plasticité et son devenir même, comment les facultés culturelles sont-elles produites ? Quelles relations entre les facultés, les pratiques et les objets ? Que produisent les signes tels qu’il les rencontre ? Comment articuler la culture sociétale et la culture individuelle ? Etc., toutes questions qui excluent que l’on n’ait, en matière culturelle, à s’adresser qu’à des individus ou des esprits à activer, absents de configuration sociale, de désirs, de jeux de délibérations et d’actions, à considérer individuellement, et en prenant ce qui est appelé « culture » comme une figure d’avance déterminée.

Que les fractures sociales, culturelles et politiques existent nul ne le réfute. Mais elles ne peuvent se traiter par des opérateurs thérapeutiques dont on ferait croire qu’ils sont « neutres ». Alors que, dans tous les cas, le point central est celui de l’émancipation des individus et des groupes sociaux par rapport aux normes imposées.

Il reste toutefois possible de reconnaître deux choses positives concernant cette proposition de défendre l’idée d’une santé culturelle des citoyennes et des citoyens. La première est celle-ci : il n’y a pas de grâce de l’esprit mais seulement de l’éducation ; et il est effectivement difficile de considérer que la formation culturelle des individus – aux arts, par les arts, aux sciences, par les sciences, etc. – est idéale de nos jours, et que les institutions culturelles produisent systématiquement de réelles formations. Mais il conviendrait de se demander quand et par qui cette santé aurait été détruite, et en quoi ceux qui proposent des thérapies sont les seuls à pouvoir réparer les dégâts constatés. N’importerait-il pas plutôt de poser le problème politiquement et de cerner des approches politiques de la diversité des cultures et des normes culturelles ?

La seconde renvoie aux atermoiements de la bonne volonté culturelle qui sert de support à cette entreprise, une bonne volonté culturelle à l’égard des « autres ». Cette bonne volonté ne cesse d’agir et de se penser en surplomb des modalités des rapports sociaux et donc des individus. Elle ne saurait tenir compte d’interactions et d’échanges. Elle sait d’avance quels sont les objets culturels susceptibles de former les esprits.

Encore convient-il de préciser que cette bonne volonté culturelle n’est pas tout à fait équivalente aux doctrines du care (du soin) qui sont élaborées par certains philosophes. Ses principes sont autres : la prise au sérieux de la fragilité de l’être humain dans le cadre d’une société et la constitution d’une attention réciproque entre les individus, célébrant un « nous » à l’encontre des philosophies du « je » ou du « tu ». L’une des différences majeures entre les deux options réside dans la solution de la question : qu’est-ce qui satisfait dans la notion utilisée (« bonne ou mauvaise » santé culturelle) et qu’est-ce qui est satisfait par elle, posée en allégorie d’une société parfaite qui survivrait aux désastres culturels ?


Bibliographie

Canguilhem Georges, Le Normal et le pathologique, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, 1943, Paris, PUF, 2005.
Conche Marcel, « Introduction à Épicure », Lettres et maximes, trad. Marcel Conche, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.
Fassin Didier, « Avant-propos. Les politiques de la médicalisation », in L’ère de la
médicalisation
, dir. P. Aïach et D. Delanoë, Paris, Anthropos, 1998.
Foucault Michel, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.
Hogarth Richard, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.
Laugier Sandra :
Qu’est-ce que le care ?, Paris, Payot, 2009.
Face aux désastres : une conversation à quatre voix sur la folie, le care et les grandes
détresses collectives
, Paris, Ithaque, 2013.
Marinopoulos Sophie, « Stratégie nationale pour la Santé Culturelle : Promouvoir et pérenniser l’éveil culturel et artistique de l’enfant de la naissance à trois ans dans le lien à son parent », site du ministère de la Culture, 2017.

Ruby Christian :

Sénèque, De la constance du sage, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard, 1962.
Winnicott Donald Woods, Processus de maturation chez l’enfant : développement affectif et environnement, Éditions Sciences de l’homme, Paris, Payot, 1970.


*Christian Ruby, philosophe, travaille à l’ESAD-TALM, site de Tours. Il est membre de l’ADHC (association pour le développement de l’Histoire culturelle), de l’ATEP (association tunisienne d’esthétique et de poiétique), du collectif Entre-Deux (Nantes, dont la vocation est l’art public) ainsi que de l’Observatoire de la liberté de création. Membre du CA du FRAC Centre Val-de-Loire, il a publié ces dernières années : Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, Éditions L’Attribut, 2015 ; « Criez et qu’on crie ! » Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment, Bruxelles, La Lettre volée, 2021 ; Des cris dans les arts plastiques, Bruxelles, La lettre volée, 2022.

Site de référence : www.christianruby.net

La culture nichée au cœur d’un hôpital psychiatrique

La Plateforme relaie cet article lumineux sur des pratiques culturelles en milieu de soin. Une piste pour cultiver les relations entre culture et pratiques de santé, pour explorer les dimensions culturelles des droits fondamentaux. Ainsi, le texte présente l’Écheveau : le service culturel à destination des personnes prises en charge à l’hôpital Saint-Jean-De-Dieu à Leuze, en Wallonie picarde. Ce « quasi-centre culturel » est coordonné par Laurent Bouchain, administrateur de Culture & Démocratie et membre actif du groupe art et santé de l’association. Le reportage a été mené par Clara Van Reeth, journaliste chez Alter Échos. Sa version originale est disponible sur le site de la revue.

Illustration réalisée dans le cadre des ateliers de l’Écheveau.

Inscrire la culture comme dimension à part entière d’un institut psychiatrique. C’est le pari un peu fou que s’est lancé l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Leuze, en Wallonie picarde, en créant son propre service culturel à destination des personnes hospitalisées. Ni art-thérapie ni «vitrine culturelle», l’Écheveau s’inscrit dans le réseau des artistes en milieu de soins. Et parvient à faire s’entremêler ateliers artistiques, actions de prévention, suivi hors de l’hôpital… Avec un objectif en ligne de mire : briser les murs de l’hôpital psychiatrique et le tabou de la santé mentale.

L’avenue de Loudun est une nationale comme on en compte des dizaines en Wallonie. Le long de cette bande de bitume rectiligne qui relie la gare de Leuze-en-Hainaut au «vieux Leuze» se dresse, de l’autre côté d’un large portail coulissant, une chapelle au clocher élancé. Elle est le reliquat de l’époque où, en 1905, l’Ordre hospitalier de Saint-Jean-de-Dieu a élu domicile dans cette petite commune située entre Ath et Tournai pour y ouvrir un hôpital psychiatrique. Géré par les frères, des religieux français, l’hôpital avait tout d’un asile de l’époque, probablement assez proche des représentations hollywoodiennes de la folie qui ont abreuvé notre imaginaire collectif. «Si jamais t’es pas sage, c’est là que tu finiras», à «l’asile de fous»: voilà ce qu’on a longtemps dit dans la région pour désigner l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu. Aujourd’hui encore, quand on parle d’aller au «vieux Leuze», les gens du coin savent ce qu’on entend par-là.

De l’époque des frères, il ne reste aujourd’hui plus grand-chose. En 1976, la gestion de l’institut a été reprise par l’Acis, l’Association chrétienne des institutions sociales et de santé. Hormis la chapelle, un seul bâtiment de l’époque a été conservé: l’Écheveau. L’ancienne cafétéria, située à l’entrée de l’hôpital, a été reconvertie en un «bar à médiation culturelle», devenu le quartier-général du service culturel de l’hôpital. L’Écheveau a d’ailleurs donné son nom au projet, qui le porte bien: un entrelacs de dimensions et d’axes de travail au service d’un objectif commun, la culture. Le projet a achevé de métamorphoser l’identité de cet hôpital psychiatrique, désormais à des années lumières de l’«asile de fous» peuplé de patients isolés, médicamentés, immobilisés.

Laurent Bouchain, le coordinateur de l’Écheveau, remonte pour nous le fil de l’histoire. Le metteur en scène et dramaturge de formation, barbe et cheveux blancs coupés courts, raconte comment tout a commencé, dans les années 90, par des ateliers de théâtre, puis d’écriture, puis de vidéo… «C’est comme ça que, progressivement, la culture a commencé à s’inscrire dans l’hôpital. Le temps passant, la direction m’a proposé un emploi à quart-temps pour étudier la faisabilité d’implanter une véritable orientation culturelle au sein de l’hôpital.»

L’énergie de Laurent Bouchain a croisé la volonté du comité de direction de l’époque. Jean-Philippe Verheye, ancien membre du comité de direction et directeur de l’hôpital depuis 2017, se plaît toujours à raconter, à quelques jours de la retraite, comment la culture «a pris de plus en plus de place au sein de l’institution», au point que «si on laissait faire Laurent, on ne serait plus un hôpital psychiatrique mais un centre culturel», lâche-t-il sur le ton de la blague.

Illustration réalisée dans le cadre des ateliers à l’Écheveau

Une «bulle» où l’on fait autre chose

Comme un centre culturel d’ailleurs, l’Écheveau propose des ateliers artistiques aux patients des cinq unités de l’hôpital. Ce mercredi matin, ils sont trois participants à l’atelier de dessin animé par Tom. Qu’à cela ne tienne: l’illustrateur et graveur, une petite trentaine d’années, rassemble sur la table une quinzaine de feutres noirs et un tas de feuilles blanches. Le thème d’aujourd’hui: le portrait. Dans un calme monacal, Léon, Clara et Laura[1] s’appliquent, le dos voûté et les yeux rivés sur leur dessin. Les consignes de Tom se succèdent. Il faut dessiner la personne en face de soi sans jamais lever le feutre de sa feuille. Puis la dessiner sans la quitter des yeux. Ou encore en tenant le feutre à pleine main, comme le ferait un enfant. Chaque consigne provoque son lot de «Oooh» et de «Pfff» chez les trois participants, un sourire en coin, comme pour dire «Je n’y arriverai jamais!»

Pourtant, chacun joue le jeu. Les portraits se multiplient et recouvrent bientôt la table.  Certains sont drôles, d’autres carrément beaux. Tom observe chaque trait, débusque les «tics», émet des conseils pour aborder chaque dessin différemment. Il encourage Clara, qui dessine toujours de petits visages au centre de la feuille, à oser prendre plus de place. A Laura, qui commence systématiquement ses portraits par un rond, il conseille de mieux observer: «Les gens n’ont pas tous la tête ronde, ni tous le même rond».

Silencieuse, un léger sourire aux lèvres, Clara se laisse visiblement gagner par le lâcher-prise que requiert l’exercice. Hospitalisée dans l’unité de la Joncquerelle, dédiée aux comportements dépendants, elle se dit «apaisée» par le dessin et espère «avoir la possibilité de continuer quand [elle sera] dehors.»
Au fil des traits qui noircissent les feuilles, les participants se livrent. Léon surtout a la parlotte. Orthopédiste de profession, il raconte sa passion pour la réparation de bateaux, son rêve de jeunesse de devenir skipper. Avant d’évoquer ses problèmes de boisson, ses tentatives de suicide et cet épisode de crise lors duquel sa mère a fini par l’amener ici. «L’hôpital n’a pas voulu m’hospitaliser car j’étais en crise, c’était une urgence (l’admission à l’hôpital se fait sur base volontaire, NDLR). Mais plus tard, j’ai décidé de revenir et de me faire hospitaliser.»

Face au besoin manifeste de partage de Léon, l’animateur fait montre de réserve. Quand le premier se confie et cherche un échange de regards, le second se penche plutôt sur son dessin. Tom confiera plus tard éviter d’aborder les problèmes personnels durant ses ateliers. «Ils sont déjà dans le « psy » en permanence. Ici, c’est une bulle où l’on fait autre chose, où l’on pense à autre chose. Et puis, parfois, certaines histoires peuvent plomber l’ambiance pour les autres participants.»

[1] Les prénoms des personnes hospitalisées ont été modifiés

Illustration réalisée dans le cadre des ateliers à l’Écheveau

Casser les barrières

L’atelier terminé, chaque participant rejoint son unité. A l’époque des religieux et jusqu’à récemment, l’organisation spatiale de l’hôpital était fortement centralisée. Aujourd’hui, les différentes «ailes» de l’institution sont disséminées et reliées entre elles par de larges parcelles de pelouse. Quand il ne pleut pas comme aujourd’hui, les patients passent le temps en s’y promenant.

Légèrement en retrait se trouve un jardin paysager, où sont parfois organisées des activités culturelles – comme ce trio à cordes venu se produire en concert, quelques semaines plus tôt. Plus loin, enclavé entre deux bâtiments, un lopin de terre accueille du «land art». Autant de preuves, pour Laurent Bouchain, du caractère «transversal» de la culture en général et de son projet en particulier.

Le coordinateur de l’Écheveau poursuit son tour du propriétaire, un trousseau de clés digne de Passe-Partout à la main. Ici, l’atelier d’Isabelle, l’animatrice qui travaille sur le «bas seuil culturel» et dans lequel cohabitent des chats en frigolite recouverts de peinture, des plaques recouvertes de mosaïques et autres collages. Là, l’atelier alpha où des participants se familiarisent avec les bases de la langue française.

Dans les couloirs, des tableaux de patients parsèment les murs et égaient du mieux qu’ils le peuvent les lieux un brin décatis. Derrière une porte couleur vert pomme, la bibliothèque. Si celle-ci a toujours existé, elle n’abritait jusqu’il y a peu qu’un catalogue restreint et radicalement « genré »: la collection « Nous Deux » de livres à l’eau de rose et des livres sur la guerre. «On a décidé qu’il nous fallait une vraie bibliothèque, où toutes les sections soient représentées, explique Laurent Bouchain. Évidemment ça représente des financements. Ça a été un choix politique de la direction de mettre de l’argent là-dedans»

Plus globalement, face au choix de l’hôpital d’investir financièrement dans la culture, la pilule a parfois été difficile à avaler, du côté des soignants notamment. «Au départ, les unités de soin nous sont beaucoup questionnés en disant: « C’est de l’argent qui pourrait nous revenir pour soigner les patients ». Mais aujourd’hui, ce n’est plus un problème. La culture a toute sa place dans l’hôpital», assure Jean-Philippe Verheye.

Illustration réalisée dans le cadre des ateliers de l’Écheveau.

Effets bénéfiques : de « l’hypothèse » à la « réalité ancrée »

Au rez-de-chaussée d’un énième bâtiment, Laurent ouvre soudain la porte sur une grande salle lumineuse, entièrement vide à l’exception d’une scène surélevée, coiffée d’une rampe de projecteurs et d’enceintes. Bref, de quoi accueillir des spectacles… Comme un vrai centre culturel. C’est ici, notamment, que se joue une autre dimension importante du projet, ce que le coordinateur de l’Écheveau nomme l’axe « préventif »: «En santé mentale, une grosse problématique concerne la difficulté qu’ont beaucoup de personnes à nommer leur mal-être ou maladie. Et la société est toujours bercée de représentations très stigmatisantes sur l’hôpital psychiatrique. Notre pari est de se dire que si on fait venir un public extérieur au sein de l’hôpital – pour participer à un évènement festif, toujours à vocation culturelle – cela pourrait réduire les peurs et les préjugés, et favoriser le fait que les gens osent venir ici si, un jour, ils ont vraiment un problème.»

Régulièrement, l’Écheveau invite donc des opérateurs culturels à s’approprier l’espace hospitalier le temps d’une pièce de théâtre, d’un concert ou d’une exposition. Résultat de cette dynamique visant à «casser les barrières»: «Dans la ville de Leuze, l’hôpital est beaucoup plus connu maintenant, du fait de cette intégration culturelle, appuie le directeur. Cela offre aux habitants une autre vue que celle de l’hôpital psychiatrique de type asilaire. Ça déstigmatise les problèmes de santé mentale, et c’est très positif.»

Mais à quel point passer la porte d’un hôpital psychiatrique reste-t-il une étape difficile à franchir ? Pour Clara, la participante à l’atelier de dessin du matin, «c’était un grand pas, une punition même». Pour Laura, «une honte» carrément. Mais toutes deux ont déjà revu leur jugement sur l’hôpital, notamment grâce aux activités culturelles proposées. «Elles m’ont appris à mieux me connaitre», confie la première. «Moi, à être plus sociable», ajoute la seconde.
L’Écheveau se revendique pourtant comme un «endroit non-thérapeutique». A plusieurs reprises, Laurent Bouchain insiste: «Nous ne nous inscrivons absolument pas dans la mouvance de l’art-thérapie. Nous sommes des « artistes en milieu de soin »: il n’y a pas d’axe thérapeutique dans notre travail. Les ateliers que les artistes donnent ici sont exactement les mêmes que ceux qu’ils donnent pour le tout public, hors de l’hôpital. Certes, ce public est différent, mais tous les publics le sont à leur manière.»

Il n’empêche, si le projet s’est maintenu et a pris tant d’ampleur au fil des ans, il doit bien y avoir des effets bénéfiques – thérapeutiques – pour les personnes en souffrance mentale ? Au départ de l’ordre de l’«hypothèse», de la «croyance», ces bienfaits sont rapidement devenus des «réalités ancrées, soudées, démontrées», confirme Laurent Bouchain. «Nos patients ont besoin d’être ramenés du côté de la vie, ajoute Jean-Philippe Verheye. Et les artistes incarnent cette vitalité. La culture est une ouverture majeure, accessible et non discriminante pour les personnes qui ont un problème de santé mentale.»

Bien sûr, tout le monde n’y trouve pas chaussure à son pied. Sur une capacité totale de 133 lits, un tiers environ des patients participe aux activités de l’Écheveau. «Mais même si ce n’est qu’une minorité qui accroche à la culture, ça reste important. Car bien souvent, ce lien continue après leur hospitalisation», conclut le directeur.

Illustration réalisée dans le cadre des ateliers à l’Écheveau

Brouhaha et café chaud

Il est midi. Christine avale son sandwich dans la cuisine de l’Écheveau, tout en passant en revue les livres qu’elle a soigneusement sélectionnés pour son atelier. L’animatrice, fonctionnaire à la province du Hainaut, anime ponctuellement des ateliers à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu depuis sept ans. Aujourd’hui, elle se rend dans une unité de l’hôpital peu visible et dont les portes nous resteront d’ailleurs fermées: le Mesnil. Une unité pour personnes avec double diagnostic – un handicap couplé à un trouble de la santé mentale.

Si Laurent Bouchain met volontiers l’accent sur le fait que les «personnes en burn-out, en dépression, avec une bipolarité, une psychose ou des problématiques neurologiques n’impliquent aucune différence dans l’approche artistique proposée, par rapport à des personnes en dehors de l’hôpital», au Mesnil, c’est une autre histoire.
Pour son atelier de lecture, Christine a dû jongler avec «plusieurs contraintes»: «La taille des livres (des A3, pour qu’ils voient tous les images), le choix de livres, qui ne soient pas trop effrayants… Il faut bien se dire que ce sont des adultes qui ont un âge mental entre trois et six ans. Certaines savent lire, d’autres pas. Certains marchent, d’autres pas. Certains sont violents, d’autres pas.» Au Mesnil, le mobilier est scellé aux murs car s’ils ont six ans d’âge mental, les patients ont aussi la force physique d’adultes. Alors pour Christine, aujourd’hui, la culture se résumera à «créer du lien». «Je m’accroupis en face d’eux, je les regarde dans les yeux. Mon but, c’est de leur apporter un peu de joie, du bien-être. En dehors de ce que leur propose l’Écheveau, ces gens sont oubliés, invisibles, parce qu’ils font peur.»

Alors que l’animatrice ramasse les dernières miettes de son sandwich et rassemble ses affaires, Tom, l’animateur de dessin, se prépare à rejoindre le bar de l’Écheveau, dont il assure la permanence cet après-midi. Une tâche que les sept employés du service culturel se partagent en alternance.
Direction donc l’ancienne cafétéria de l’hôpital – désormais baptisée «bar à médiation culturelle» ou «bar social». A 13 heures tapantes, heure d’ouverture, une douzaine de patients attendent déjà devant la porte. Tom allume le poste de radio, la file s’engouffre à l’intérieur, chacun enlève son manteau; et la salle, d’apparence plutôt anodine, s’emplit soudain d’un brouhaha qui lui donne des allures de troquet du coin – l’alcool en moins. Les allers-retours au comptoir se multiplient, la machine à café carbure. Sur le comptoir du bar, l’agenda de l’Écheveau est là pour inciter tout un chacun à jeter un œil aux activités culturelles du mois. Juste à côté, le listing pour s’y inscrire.

A certaines tables, les conversations vont bon train. A d’autres, quelques personnes partagent simplement un bout de silence. Un homme à la large carrure est avachi sur sa chaise, paraissant presque endormi. «Les médicaments qu’ils prennent ici créent de gros états de fatigue et notamment des problèmes de mémoire, glisse Tom entre deux cappuccinos. Les gens s’inscrivent aux ateliers, puis ils oublient.» Les trois participants de l’atelier de ce matin auraient d’ailleurs dû être huit, à en croire le registre d’inscription.

La somnolence et les trous de mémoire, Willy les a bien connus. Hospitalisé après 14 ans de lutte contre l’alcoolisme, il se souvient encore des effets de son sevrage au valium les dix premiers jours de son internement, de cet état de coton permanent. «Après mon arrivée ici, je m’étais complètement replié sur moi-même. Un jour, l’assistante sociale du service m’a mis en contact avec Laurent, qui m’a donné la chance de me réintégrer dans une vie normale, confie le sexagénaire, le visage marqué, attablé à l’écart de l’agitation. Avec l’Écheveau, j’ai appris à changer mes habitudes, à remplir mes journées autrement. Avant je ne faisais que boire, alors forcément mes journées étaient « bien » remplies. J’ai dû prendre de nouveaux repères, me prouver à moi-même que j’étais capable de faire autre chose.»

S’il n’avait aucune affinité particulière avec la culture avant son hospitalisation – «chef d’équipe dans une usine pétrochimique, mon boulot c’était ma vie» – Willy continue aujourd’hui à fréquenter des expositions et à s’adonner à la lecture. Surtout, depuis qu’il a quitté l’hôpital il y a un an et demi, il officie désormais en tant que bénévole à la bibliothèque de l’hôpital. «Pour aider les gens, avec un mot ou avec un livre. Et pour rester en contact avec le personnel.»

Illustration réalisée dans le cadre des ateliers à l’Écheveau

Des petits pas

Accompagner les gens après leur sortie de l’hôpital pour leur permettre de continuer leur «chemin culturel», c’est encore un autre « fil » du projet de l’Écheveau. Car Laurent Bouchain a une autre casquette: il est aussi référent culturel pour la région du Hainaut au sein du projet 107 (la réforme belge des soins de santé mentale qui mise sur le développement de l’offre communautaire, en s’appuyant notamment sur des équipes mobiles qui assurent le traitement de problèmes psychiatriques au domicile de la personne). A ce titre, il mène régulièrement des «accompagnements culturels» à l’extérieur, pour permettre à d’anciens patients «de maintenir un lien avec la culture et de se maintenir hors de l’hôpital».

Un lundi de décembre, à 9 heures du matin: alors qu’une première neige s’accroche fragilement aux trottoirs et aux capots des voitures, Laurent franchit le seuil de la maison de Florence, dans la région de Mons. Enveloppée dans un large châle mauve, cette dame aux cheveux courts et au large sourire l’accueille sans chichis. Laurent et Florence se connaissent bien, depuis le temps. Leur première rencontre remonte à 2015. Alors qu’elle lutte contre plusieurs addictions, «un mode de vie basé sur la défonce» selon ses propres mots, Florence est suivie par un psychiatre de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Un jour, elle lui fait part de ses pensées suicidaires et réclame, en désespoir de cause, d’être internée. Bien inspiré, le psychiatre refuse, arguant des progrès réalisés par Florence et des risques que ferait peser une hospitalisation sur son indépendance; il lui propose plutôt un suivi à domicile dans le cadre du projet 107.

«Au début, deux femmes venaient chez moi: une assistante sociale et une aide-soignante. En découvrant que j’avais un parcours artistique et une fibre créative, elles ont proposé de me mettre en lien avec Laurent.» Depuis, une relation sincère s’est nouée entre eux deux, faite de sorties culturelles, de discussions autour des intérêts artistiques de Florence et d’un travail de fond sur la motivation. «Laurent, c’est une lanterne», résume Florence. Et son visage s’illumine.

La quinquagénaire s’exprime pleine de joie, de vitalité. Mais au fil de ses phrases parfois décousues, inachevées, on devine aussi les démons avec lesquels elle lutte. Un torrent d’envies créatrices qui ne se concrétisent pas toujours et abiment l’estime de soi.
«On a appris à faire des petits pas, explique Laurent assis à côté de Florence, qui opine du chef. Elle avait tendance à se fixer des objectifs trop ambitieux, puis était paralysée et ne faisait rien. Les petits pas ont permis d’éviter cet effet castrateur.»

Leur entretien mensuel prend plutôt la forme d’un échange informel. Aujourd’hui, Laurent lui demande où en sont ses projets d’écriture. Il la questionne sur ce dont elle manque, en ce moment, d’un point de vue créatif. Lui suggère des noms de personnes ressources, de lieux à contacter.
«Les équipes mobiles s’inscrivent dans une temporalité de trois mois. Mais dans ma fonction de référent culturel, je peux continuer à voir les personnes pendant plusieurs années. Ici, avec Florence, ça fait sept ans.» Et en 2023, leur relation se poursuivra. En fin d’entretien, Laurent et Florence fixent leur prochain rendez-vous de janvier. Puis, dans le jour qui se lève et sous une fine pluie de flocons, Laurent Bouchain repart, la « lanterne de la culture » toujours à la main.

Des chemins pour nos libertés?

Une contribution personnelle1 de Roland de Bodt – écrivain, chercheur et membre de Culture & Démocratie – qui revient sur le caractère révolutionnaire des droits humains en termes de liberté et d’égalité2. Il problématise la mise en œuvre de ces libertés fondamentales à partir des formes actuelles totalisantes, voire totalitaires, qu’en donne le système industriel mondial. Sur cette base, Roland de Bodt en appelle à se ressaisir des théories du libéralisme pour transformer les imaginaires. Il propose les termes « libertés culturelles » plus radicaux que ceux de « droits culturels » pour insister sur les principes éthiques plus essentiels à ses yeux que les moyens juridiques d’y parvenir.

Une trace de la recherche participative, ici, avec le centre culturel d’Anderlecht Escale du Nord, le CIFAS et l’Âge de la Tortue.

Au point du jour, lorsque l’astre offre ses lumières à nos nuits obscures de passions, de méditations et d’ébats, ne trouverions-nous quelqu’avantage à tirer les conséquences de nos actes ? Si d’aventure cette hypothèse était retenue, je formule ici quelques propositions.

De la révolution des libertés

1. Déclarer que les êtres humains, du seul fait de la naissance, sont libres et égaux – est un acte révolutionnairei qui résiste à toute forme de domination et de violence industrielles, économiques, technoscientifiques, théocratiques, militaires, policière, politiques.

2. Postuler que cette liberté est égale, réciproque et responsable ; responsable : parce qu’il y aurait lieu de répondre de son usage devant la communauté des êtres humains ; réciproque : parce qu’il y aurait lieu de reconnaitre à autrui la liberté à laquelle on prétend pour soi-même ; égale : parce qu’elle ne saurait être regardée comme « absolue » sans se mettre au service de la tyrannie et, par-là, dénaturer son essence, ronger ses attributs et ruiner ses vertus – est également un acte révolutionnaire qui résiste à toute forme d’absolutisme industriel, économique, technoscientifique, théocratique, militaire, policier, politique.

3. Reconnaitre aux êtres humains, du fait de la singulière diversité de leurs natures, de leurs choix, de leurs appartenances, de leurs engagements et de leurs formations, une libre et égale dignité – est encore un acte révolutionnaire qui reconnait chacune et chacun comme acteur·ice culturel.le, à part entière, doué.e de conscience, de raison et de solidarité ; octroie, à chacune et chacun, la souveraineté dans les décisions qui concerne sa vie.

4. Prétendre que chaque être humain a droit à la protection de la loi, des services publics et de la communauté humaine pour sauvegarder l’intégrité physique et culturelle de sa personne, sa vie privée, sa correspondance – est un acte révolutionnaire qui condamne toute immixtion et toute velléité de contrôles industriels, économiques, technoscientifiques, théocratiques, militaires, policiers, politiques qui portent atteinte à la souveraineté de la personne humaine, dans les décisions qui concerne sa vie.

5. Accepter que chacune et chacun vive selon ses libres idées et ses libres convictions, jouisse de la libre et légitime faculté de changer d’idées, de convictions et aussi de pays, de conjoint.e, de nationalité, d’association, d’études, d’établissement d’enseignement, de travail, de profession, etc. – est un acte révolutionnaire qui réfute toute forme de régime dogmatique qu’il soit industriel, économique, technoscientifique, théocratique, militaire ou/et politique.

6. Depuis le 10 décembre 1948, les populations de la planète sont soumises à des régimes industriels, économiques, technoscientifiques, théocratiques, militaires et politiques d’une violence de plus en plus illimitée et qui ne cessent de détruire les libertés et les droits de personnes et des communautés ; face à cette évolution historique, à ce nouvel ordre industriel mondial, la préoccupation, la promotion et la défense des libertés fondamentales et des droits des êtres humains sont – en puissance et en acte – de plus en plus révolutionnaires.

De la foi en l’être humain

7. Le seul argument qui fonde un régime de libertés fondamentales et de droits humains universels est celui de la « foi en l’être humain » – voir le préambule de la Déclaration universelle des droits humains de 1948.

8. Les philosophies de l’existence qui fondent les philosophies politiques modernes et reposent sur le paradigme culturel d’un monde idéal et inaccessible, d’un âge d’or antique dont on s’éloigne à chaque génération, d’un paradis perdu, de la destinée humaine irréversible de l’humanité comme chute, corruption et décadence, l’apologie de la « fin du monde » ou la conviction morale – et si largement partagée – que l’être humain est « mauvais par nature », la croyance en un ordre « transhumaniste » susceptible d’extraire le mal et palier les faiblesses des êtres humains par les technosciences, la philosophie des élites et le mépris des populations qui lui est consubstantiel, toutes ces représentations du monde me paraissent, par essence, incompatibles avec l’esprit de solidarité et l’esprit d’espérance sur lesquels repose le paradigme culturel des libertés fondamentales et des droits universels de l’être humain.

9. La question principielle ne me parait donc pas d’évaluer si les sociétés-monde actuelles entendent reconnaitre et proclamer les libertés fondamentales et les droits inaliénables des êtres humains (dans de nombreux cas, elles le font) mais de savoir si elles sont fondées sur un paradigme culturel de la « foi en l’être humain» ou, autrement traduit, de la « fidélité au genre humain » ; ce qui se mesure à l’efficace de ces sociétés-monde dans la mise en œuvre et le respect de ces libertés fondamentales et de ces droits.

10. Les sociétés-monde qui proclament des libertés fondamentales et des droits humains sans mettre en œuvre les conditions qui permettent la réalisation pratique et le respect effectif de ces libertés et de ces droits, m’apparaissent comme des sociétés qui n’ont très probablement pas la foi en l’être humain et dont l’agir – évaluable – n’est pas défini par la fidélité au genre humain mais par d’autres critères industriels, économiques, technoscientifiques, théocratiques, militaires et/ou politiques.

11. Les questions subsidiaires qui émergent alors sont très multiples et requièrent un considérable travail social et culturel notamment pour chercher à déterminer ce que ces sociétés-monde (mais aussi ces états, ces régions, ces villes et communes, ces quartiers) devraient mener comme actions à grande échelle et de manière locale pour que cette « foi en l’être humain », cette « fidélité au genre humain », soit plus largement partagée par les communautés humaines, puisqu’elle apparait comme une sorte de condition « sine qua non » du développement, de la réalisation et du respect des libertés fondamentales et des droits humains.

12. Par conséquent, de mon point de vue : Travailler au développement du paradigme culturel des libertés fondamentales (y compris les libertés culturelles) et des droits humains (y compris les droits culturels) impliquent de travailler au développement d’une culture de la « Foi en l’être humain », de la « Fidélité au genre humain ». Comment fait-on cela dans le monde présent ?

13. Considérant l’évolution de l’ère nucléaire, depuis le 6 août 1945, il me semble que le développement de ces perspectives humanistes s’oriente dans des sens différents, voire éventuellement opposés à l’ordre industriel mondial, à son économie capitaliste, aux technosciences qu’il a assujetties, aux théocraties, aux ordres militaires, aux conduites policières et politiques actuelles.

Du libéralisme

14. Depuis le 6 aout 1945, c’est-à-dire depuis le début de l’ère nucléaire, les dirigeant.e.s du système industriel mondial se présentent sous le masque du libéralisme ; ils ornent leurs manteaux des paillettes du libéralisme, de leur scintillement. Considéré de leur point de vue, cela leur confère une légitimité philosophique et les relie – de manière pas trop contraignante aux principes des libertés et aux droits fondamentaux, voire-même à la théorie de la démocratie. C’est de bonne guerre ! Et la guerre, ils connaissent. C’est leur métier. La condition de leur développement. Leur métier premier. Mais cela ne nous oblige, en aucune manière ni à y croire ni à en convenir.

15. Ils financent aussi des centres de recherche en économie, en gestion et en stratégie industrielles, auprès des plus grandes universités de la planète, afin d’élaborer l’argumentation qui permette l’actualisation des théories du libéralisme, aux besoins de leur développement industriel moderne et de leurs dominations des populations, réduites au « marché ». C’est un travail très sérieux, un investissement prioritaire et magistral. Il est central et non marginal. Les enjeux de ces actualisations successives de la notion de libéralisme sont vitaux pour le développement industriel. Il s’agit de créer des concepts crédibles, légitimant et rassurant, tant auprès des actionnaires que des administrations publiques et des gouvernements. C’est un travail méticuleux de perversion du langage, de publicité, de fake-news acceptables, pour arriver à créer une image positive et établir une bonne conscience industrielle, tout en autorisant des concentrations de pouvoir et des violences économiques, non seulement sur les populations mais également sur les gouvernements et les services publics, de plus en plus absolues.

16. De manière transnationale, ces centres de recherche universitaires ont créé le concept de « néo-libéralisme », à partir des années 1990, pour scinder l’évolution du concept de libéralisme industriel de ses sources originelles, c’est-à-dire du libéralisme politique et juridique, hérité de l’humanisme des Lumières. Ainsi, le néolibéralisme permet d’autonomiser la pensée du libéralisme industriel, de la gangue des libertés fondamentales et des droits humains. C’est aussi une révolution ! Le « néo-libéralisme » permet de métamorphoser le principe d’égale liberté en principe de liberté absolue.

17. Aujourd’hui de très nombreux intellectuel.le.s, chercheur·euses en sciences politiques, commentateur·ices, syndicalistes, animateur·trices culturel·les ou sociales·ux, acteur·ices du monde politique de la gauche dite « progressiste » ont validé ces conceptions, produites à la demande et au bénéfices du système industriel mondial. Ils ou elles leur donnent crédit. Ils ou elles les emploient comme des outils qu’ils mettraient à leur disposition. Ils ou elles décrivent l’état du monde tel qu’il est observable, aujourd’hui (inégalités sociales, destruction de la planète, surconsommation, etc.) comme s’il était le produit et le résultat du libéralisme, incarné par le système industriel mondial. Certains commentateurs utiliseront même les notions de « libéralisme inégalitaire » ou de « libéralisme totalitaire » comme si la notion de libéralisme n’était plus du tout adossée à la notion de libertés ou de droits.

18. Il résulte de cette adhésion, très majoritairement admise, que le système industriel mondial a confisqué, depuis 1990, la pensée relative au libéralisme et que la gauche, les mouvements culturels et sociaux, progressistes, se sont démobilisés de la pensée et de l’actualisation des théories du libéralisme, aujourd’hui. Et non seulement, ils ou elles ont renoncé à investir la pensée du libéralisme dans le sens de l’égale liberté mais, plus encore, aveuglés par les définitions du libéralisme qui ont été produites au bénéfice du système industriel mondial, ils ou elles sont devenu.e.s radicalement « anti-libéral » : parce que le libéralisme c’est le mal sur terre !

19. Je ne partage pas ces opinions parce que je suis amené à penser que la question essentielle, aujourd’hui, pour le système industriel mondial, c’est précisément la liquidation de toute forme de libéralisme politique et juridique. à terme, ce sera probablement aussi la liquidation de toute forme de libéralisme économique. Marcuse avait très bien analysé la situation dans le milieu des années trente ; mais le parallélisme s’arrête là parce que les industries nazies n’avaient pas la même puissance de domination qu’aujourd’hui.

20. J’estime que la situation vécue par les populations de la planète, soumises au système industriel mondial actuel, ne relève pas du tout d’un quelconque « libéralisme » (qui joue la fonction d’un habillage, d’un leurre, pour abuser les braves gens) mais caractérise plus certainement un absolutisme industriel. Et nous pouvons observer presque chaque jour, que cet absolutisme industriel mondial a des prétentions et des pratiques de plus en plus totalisantes (contrôler toutes les dimensions de la vie de tous les êtres humains), voire même totalitaires (se substituer à la souveraineté de chacune et de chacun dans les décisions qui le ou la concerne). Il n’y a pas de totalitarisme libéral parce que le totalitarisme industriel est exactement le contraire du libéralisme.

21. En outre, je voudrais attirer l’attention sur les faits suivants :

  • d’une part et de mon point de vue, il n’appartient certainement pas au système industriel mondial de définir unilatéralement ce que c’est que le libéralisme ; cette liberté de qualifier les régimes appartient à toutes et à tous ; il n’est pas du tout acceptable que le système industriel mondial finance un travail permanent universitaire et des campagnes médiatiques quotidiennes afin de corrompre et de pervertir une philosophie libérale qui doit rester le lieu de nos réflexions et de nos conceptions de l’égale liberté, de l’égale dignité, qui est notre héritage, à nous les habitant·es de cette planète ;
  • d’autre part et toujours de mon point de vue, il n’appartient pas à la gauche sociale de renoncer à investir la pensée en matière de théorie du libéralisme juridique, politique, social et économique ; c’est inacceptable et il faut débattre ensemble pour voir comment reprendre la main relativement à cet objet de nos réflexions.

22. Ainsi et sur la base de ces remarques sommaires, il m’apparait assez clairement, à l’esprit, que pour travailler au développement d’un paradigme culturel des libertés fondamentales et des droits humains universels, c’est-à-dire et y compris en matière de libertés culturelles et de droits culturels ; il nous appartient préalablement de reprendre la main sur les théories du libéralisme3. Ce qui suppose une transformation magistrale des imaginaires qui, à gauche, considèrent le libéralisme conformément à ce qu’en prétend et en abuse le système industriel mondial.

Des droits culturels

23. Je réitère mon analyse : je pense qu’en prenant pour titre l’expression « droits culturels » plutôt que l’expression « libertés culturelles », la Déclaration de Fribourg a mis la charrue avant les bœufs ! Je ne suis pas juriste. Dans ma petite pensée personnelle, l’essentiel de ce qu’il faut pouvoir mettre en œuvre, réaliser et respecter, en cette matière, ce sont bien nos libertés culturelles. Le droit est – à mes yeux et dans mon esprit simpliste – le moyen d’exercer et de garantir l’usage de ces libertés. Donc en appelant la Déclaration de Fribourg, « Déclaration sur les droits culturels », j’ai l’intime conviction que les rédacteurs ont mis en lumière le moyen plutôt que les principes éthiques et juridiques les plus fondamentaux et les plus essentiels.

24. Je plaide donc pour que le titre de la Déclaration soit modifié en : « Déclaration de Fribourg pour les libertés culturelles » ! Il sera probablement utile de relire minutieusement le texte de la déclaration pour l’actualiser à ce nouveau titre mais je ne crois pas que cela va entrainer de grands chambardements. Simplement, la Déclaration va se retrouver sur ses bases les plus essentielles pour rayonner dans le monde. Il faudra peut-être préciser qu’il s’agit de la voie culturelle vers une égale liberté qui doit permettre à chacune et à chacun de se réaliser sur la voie d’une culture de la libre et égale dignité.


1. La présente contribution personnelle est rédigée dans le cadre du chantier des « dramaturgie du XXIème siècle » de l’association ARSENIC 2, en collaboration avec Claude Fafchamps.

2. L’expression « révolution des droits de l’homme » est mobilisée par Marcel GAUCHET dans l’ouvrage éponyme, La révolution des droits de l’homme paru chez Gallimard en 1989. Le texte reconstitue le moment de gestation des dix-sept articles de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen arrêtés par l’Assemblée nationale constituante en France le 26 aout 1789. Cette reconstitution permet de souligner à la fois caractère révolutionnaire de reconstruction d’une société sur base de la liberté et de l’égalité, ainsi que tous les conflits et contradictions qui seront inséparables dans les suites du texte.

3. Par exemple, je trouve le concept de « commun » développé par Pierre Dardot et Christian Laval – dans leur titre éponyme Commun : essai de révolution au XXIe siècle, paru chez La Découverte en 2014 – mériterait une approche contradictoire, dans le cadre de ce réinvestissement porté à la théorie du libéralisme.

Quels enjeux actuels pour les droits culturels ? – Université d’été Amnesty

A la suite de notre article sur le plaidoyer international et local en faveur des droits culturels, nous revenons sur l’Université d’été Amnesty International Belgique Francophone de septembre dernier à l’Université de Namur, en plein contexte de fêtes de Wallonie.

Cet évènement a été l’occasion de rassembler chercheur·ses, travailleur·ses sociaux·les et culturel·łes, militant·es et activistes en nombre pour échanger autour des droits humains, en particulier sur les droits sociaux, économiques et culturels. Une journée bien riche en réflexion et partage dont nous relayons ici les vidéos des différents moments disponibles sur le site d’Amnesty. Tout d’abord, le moment consacré aux enjeux actuels des droits culturels; ensuite ceux abordant la complémentarité, la justiciabilité et les politiques des droits sociaux, économiques et culturels; enfin, ceux qui questionnent les régimes fiscaux, la responsabilité des entreprises et les politiques néolibérales au regard des droits humains.


Pour entrer en matière, commençons avec les échanges autour des enjeux actuels des droits culturels avec Patrice Meyer-Bisch, président de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels et coordonnateur de la Chaire UNESCO droits humains et démocratie à l’Université de Fribourg, la modératrice Maryse Hendrix, coordinatrice culture chez Amnesty International Belgique Francophone, et Thibault Galland, chargé de recherche et d’animation pour la Plateforme d’observation des droits culturels de Culture & Démocratie.

A partir de la Déclaration de Fribourg et des droits culturels, il a ainsi été question de pouvoir d’agir en termes de droits et de ressources et ce, par le prisme du droit à l’éducation et à la formation pour permettre la connaissance et la reconnaissance de l’individu, des collectifs et de leurs savoirs. En ce sens, a été explicitée l’enjeu d’une définition plus large de la culture au-delà des arts et du patrimoine, dans l’optique d’un accès et d’une participation à la vie culturelle, tant pour un individu que pour un groupe, seul ou en commun. Les droits culturels désignent donc les droits, libertés et responsabilités pour une personne, seule ou en commun, de choisir et d’exprimer son identité et de participer aux références culturelles, comme autant de ressources qui sont nécessaire tout au long de sa vie à son processus d’identification, de communication et de création. Au passage, cela indique la centralité des droits culturels pour aborder les autres droits humains, pensons aux droits à la santé à comprendre depuis les enjeux propre à la diversité.

Dans le contexte de la recherche participative menée par la Plateforme, une pluralité d’enjeux ont été exposés:

  • A travers l’histoire des politiques culturelles en Fédération Wallonie-Bruxelles, il est évidemment question d’enjeux politiques sur ce qui fait matière culturelle et d’enjeux financement par le biais de la subsidiation.
  • Dans le secteur des centres culturels avec le décret du 21 novembre 2013, se pose des enjeux propres aux référentiels à partir desquels les travailleur·ses des centres culturels doivent développer des projets d’action culturelle mais aussi évaluer ces actions. Au passage, le décret rend possible d’autres modes de gouvernance avec la participation tant des pouvoirs politiques locaux que des citoyen·nes dans les projets menés, ainsi que d’autres possibilités d’organisation du travail pour les équipes.
  • Dans le cadre de la recherche à proprement parler, l’enjeu majeur tient à l’observation et l’évaluation de l’effectivité des droits culturels et ce, tant par le prisme des populations qui exercent ces droits qu’à travers les projets que les centres culturels mènent avec celles-ci. Sur cette base, se dégage des enjeux repris dans les dernières publications qui sont propres au langage et à la traduction des référentiels notamment, des enjeux propres au temps et au plaisir nécessaires pour œuvrer à l’effectivité des droits culturels, des enjeux en termes de responsabilité des secteurs et des politiques culturelles, ainsi que de plaidoyer en faveur des droits culturels comme l’atteste la boussole des droits culturels dans le rapport Un futur pour la culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Voici la vidéo qui reprend et prolonge les échanges (cliquez sur l’image):


Complémentarité, Justiciabilité et Politiques des droits Sociaux, économiques et culturels

Avec Françoise Tulkens, professeure et ancienne juge à la Cour européenne des droits humains, Olivier de Schutter, professeur de droit international et Rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les Droits de l’Homme au Haut-Commissariat des Droits humains de l’ONU, et le modérateur Philippe Hensmans, directeur général chez Amnesty International Belgique francophone, un temps a été consacré aux aspects complémentaires des droits civils et politiques avec les droits sociaux, économiques et culturels.

L’exposé part ainsi de ces différentes catégories de droits qui, bien que distingués en droits-libertés, droits-créances et droits-solidarité ou en différentes générations, restent perméables les uns aux autres. En atteste la conférence de Vienne de 1993 qui stipule que tous les droits humains sont universels, interdépendants et indissociables, traités de façon équitable et équilibrée, sur un pied d’égalité, en accordant la même importante. Des distinctions tiennent à des différences de mise en œuvre entre ces droits, quoique des liens intimes tiennent ces droits ensemble. Un exemple: pensons à ce que les droits civils et politiques ne s’effectuent pas dans un vide mais bien dans des contextes et milieux sociaux, économiques et culturels.

Voici la vidéo qui poursuit les échanges sur cette base (cliquez sur l’image):

Avec Diane Roman, professeure de droit public et juriste, Laurent Fastrez, juriste à l’Institut fédéral des droits humains, et Laurent Deutsch, responsable activisme et éducation aux droits humains chez Amnesty International Belgique francophone, un temps a permis d’aborder la question de la « justiciabilité » des droits économiques, sociaux et culturels. Pendant longtemps, ces droits sont restés programmatiques mais l’on assiste aujourd’hui à des reconnaissances progressives de ces droits dans les cours et tribunaux en vue de garantir les conditions effectives pour assurer ces droits. S’est notamment posé toute la problématique du non-recours à ces droits et les possibilités d’en jouir ou non.

Voici la vidéo qui reprend les échanges (cliquez sur l’image):

Avec Jean Tonglet, directeur de revue pour les Ateliers du Quart-monde, Philippe Hensmans, directeur général chez Amnesty International Belgique francophone et Christine Mahy (absente), secrétaire générale et politique du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, un autre temps a permis d’évaluer les politiques sociales en Belgique en fonction des droits humains.

Voici la vidéo qui poursuit les échanges (cliquez sur l’image):


Régimes fiscaux, Entreprises et Néolibéralisme

Avec Philippe Defeyt, économiste et co-fondateur de l’Institut pour un développement durable, Henk Van Hootegem, coordinateur du service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, Wivynne Gaziaux, Chargée d’études pour les Femmes prévoyantes socialistes, et François Perl, conseiller chez Solidaris, un temps a permis d’aborder les enjeux propres aux régimes fiscaux au regard des droits humains.

Voici la vidéo qui reprend les échanges (cliquez sur l’image):

Avec Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux et Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11, ainsi que la modératrice Montserrat Carrerras, un temps a été consacré à l’évolution des politiques néolibérales et leur effet sur les droits humains.

Voici la vidéo qui expose les différents échanges (cliquez sur l’image):

Avec Olivier de Schutter, professeur de droit international et Rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les Droits de l’Homme au Haut-Commissariat des Droits humains de l’ONU, Arie Van Hoe, Executive manager du Centre de compétence de la Fédération des entreprises de Belgique, et le modérateur Philippe Hensmans, directeur général chez Amnesty International Belgique francophone, un temps a permis d’aborder les enjeux des responsabilités des entreprises au regard des droits humains et du cadre régulateur en Europe et en Belgique.

Voici la vidéo qui reprend les échanges (cliquez sur l’image):


Deux documentaires ont permis d’exposer et d’aborder des questions propres aux droits humains, en partant notamment de situations liées aux droits du travail pour venir aux autres droits fondamentaux.

The Workers Cup d’Adam Sobel (2018) :

La vie d’une petite culotte de Stéfanne Prijot (2019):

Le plaidoyer pour les droits culturels : entre local et international

Au niveau international, les 7, 8 et 9 décembre derniers, a eu lieu à Bruxelles le dernier module de la formation-action Paideia du Réseau Culture 21, organisée sur place par la Plateforme d’observation des droits culturels et l’Astrac. La thématique de ce module portait sur le plaidoyer en faveur des droits culturels.

Les participant·es franco-belges ont pu échanger sur l’avancée de leur démarche locale respective ici en Fédération Wallonie-Bruxelles avec la Plateforme d’observation des droits culturels et l’Astrac, ainsi qu’à Rouen, Dunkerque, en Essonne, à Nantes, en région Auvergne-Rhône Alpes, en Drôme, à Lyon, à Paris.

Des participant·es externes belges ont été invité·es dans le cadre d’un forum ouvert autour des pratiques en matière de droits culturels. Les échanges d’expériences entre Belgique et France ont été riches et variés, qu’il s’agisse des enjeux de mobilisation et de culture commune autour des droits culturels, de la question de l’impact et de l’évaluation de l’effectivité des droits culturels, des tensions entre management et droits culturels, etc. Le lendemain, des exposés autour du plaidoyer, de l’interdépendance et l’indivisibilité des droits fondamentaux ont été partagés par Mylène Bidault et Patrice Meyer-Bisch de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels à Fribourg, ainsi que Dragana Korljan qui officie au Haut-Commissariat des Droits humains aux Nations Unies à Genève. Des ateliers thématiques autour des dimensions culturelles des autres droits humains ont été déployés avec des interventions de Laurence Cuny et Jean-Pierre Chrétien-Goni autour des libertés artistiques, de Magali Ramel autour des droits à l’alimentation, d’Anne-Catherine Lorrain autour du numérique et des biens communs, de Christine Mahy autour de la grande pauvreté et l’accès aux droits de base, de Basil Gomes autour du droit à l’identité linguistique et culturelle des personnes sourdes.

Le mercredi 7 en soirée, les participant·es ont pu écouter des chargé·es de projet du centre culturel de Forest, le Brass, et du centre culturel d’Evere, l’Entrela’. L’occasion a été prise pour partager autour d’actions visant à plus grande effectivité des droits culturels que ce soit Ecran total avec des jeunes et en milieu numérique au Brass, ou le Quartier durable City Zen avec des citoyen·nes autour d’un potager collectif avec l’Entrela’.

Avec cette dimension internationale, nous croisons la dimension locale du territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles dans lequel s’inscrit la Plateforme avec la recherche participative menée avec les Centres culturels de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour insister sur le plaidoyer pour les droits culturels et à la suite de notre article « Les droits culturels au coeur des politiques culturelles? » et du rapport « Un futur pour la culture » de juillet 2020, nous reprenons en ce sens le discours que Mme Bénédicte Linard, Ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles a énoncé lors de la journée de l’éducation permanente ce vendredi 21 octobre 2022 à la Marlagne. Ce discours appuie l’importance des droits culturels et leur diffusion à travers les politiques culturelles des différents secteurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles, en particulier l’éducation permanente. Un bel exemple de plaidoyer en faveur des droits culturels !

« Bonjour à toutes, bonjour à tous,

La dernière « Journée de l’éducation permanente » a eu lieu en 2014. Il y a
donc presque 10 ans. En une décennie, notre monde, notre société a été
radicalement bouleversée.

Peu d’entre nous auraient pu il y a 10 ans prévoir la crise sanitaire que nous
avons traversée et qui nous a toutes et tous profondément marqués. Qui aurait pu imaginer qu’elle serait suivie d’une invasion de la Russie en Ukraine, engendrant une crise énergétique inédite.

Crise sociale, crise démocratique, crise climatique… Ces crises successives ont un impact majeur sur notre société, sur nos relations aux autres, sur notre démocratie, sur notre « vivre ensemble ». Elles nous obligent à redéfinir nos priorités, elles nous obligent à repenser notre rapport aux autres et au monde. Non, on ne peut pas continuer à faire « comme on a toujours fait ».

Je sais que beaucoup d’entre vous attendaient cette journée. Je suis
convaincue que le secteur avait ce besoin de se réunir, de « faire corps« 
ensemble. Une rencontre « en vrai », loin des écrans, qui permet ces échanges informels et pourtant oh combien importants. C’est le premier objectif de cette Journée.

C’est la première fois que cette journée est organisée grâce à une collaboration entre le Service, la Fédération sectorielle (FESEFA), le Bureau du Conseil Supérieur de l’Éducation Permanente et l’Inspection. J’ai eu l’écho d’une bonne ambiance de travail. Je me réjouis de cette belle collaboration et félicite les organisatrices et les organisateurs pour le riche programme de cette journée !

Cette Journée a aussi été conçue dans la perspective de l’organisation d’une
seconde, « en rebond » à celle-ci, l’an prochain. Il ne faudra donc pas attendre 10 ans pour nous retrouver. C’est plutôt une bonne nouvelle !

Franck Lepage, dans sa conférence gesticulée « L’éducation populaire,
monsieur, ils n’en ont pas voulu » raconte comment, en France, l’éducation
populaire a été exclue du Ministère de la Culture et ce dès sa création.

Ce n’est pas le cas en Fédération Wallonie Bruxelles, et c’est une très bonne
chose !

Cela signifie que la critique de la société, la critique du pouvoir, les luttes sociales, politiques, environnementales ont une dimension culturelle. Cette présence de l’éducation permanente au sein de mes compétences de ministre de la Culture signifie que la culture de la démocratie est une des fonctions essentielles des politiques culturelles.

Vous le savez mieux que moi, l’Éducation permanente est un des secteurs
culturels qui est le plus en contact avec les autres politiques publiques – le logement, la santé, le milieu carcéral, le travail social, l’alimentation,
l’enseignement, l’environnement, – et ce secteur est traversé par des questions de société majeures : les luttes contre les discriminations, la décolonisation, la lutte contre la pauvreté…

L’Éducation permanente a, en quelque sorte, un pied dans la culture et un pied dans les autres politiques publiques, ce qui lui donne la capacité de ramener au centre des préoccupations de l’ensemble des secteurs culturels, les luttes, les combats de l’ensemble de la société… Et, de la sorte, garantir que jamais le secteur culturel ne « sera hors sol », que jamais la fonction des politiques culturelles ne soient simplement celles de « vernir » et cacher les rugosités, les aspérités, les conflits de notre société. Ces rugosités, ces aspérités, ces conflits doivent être « apparents », ils doivent être abordés, questionnés, débattus et mis en lumière pour que la démocratie fonctionne.

L’Éducation permanente est fondamentalement un secteur de « contre-
pouvoir »
, il permet que le pouvoir politique ait face à lui des interlocutrices et interlocuteurs structurés, vigilants, issus de la société civile.

L’Éducation permanente consolide, renforce, arme la société civile, le tissu associatif, augmente ses capacités d’expression. En ce sens il est aussi une réponse à la crise de la représentativité et de la confiance envers le monde politique que traverse nos systèmes démocratiques.

Au sein de l’éducation permanente, chacun est reconnu comme autrice et
auteur de changement, et ce secteur fait vivre un espace de débat entre les citoyennes, les citoyens et les décideurs politiques.

J’invite donc les associations d’Éducation permanente à chercher toujours plus le contact et à travailler dans le cadre de partenariats avec d’autres opérateurs culturels et à y infuser leurs logiques d’action participative. Chacun a à y gagner.

La présence de la présidente du Conseil supérieur de l’éducation permanente au Conseil Supérieur de la Culture vise à établir cette porosité entre le secteur de l’EP et les autres secteurs de la culture qu’on a eu trop tendance à séparer. Et je salue d’ailleurs la présence aujourd’hui de la vice-présidente du CSC, un indice qui montre que cette transversalité, ce décloisonnement, devient concret.

Mon souhait, c’est de voir naitre toujours plus de partenariats et de
transversalité entre des associations d’éducation permanente et des
bibliothèques, des musées, des théâtres, des compagnies, des artistes, etc.
C’est ce qui a été proposé par les deux appels à projet “Un futur pour la
culture” ouverts à tous les acteurs culturels, y compris l’éducation permanente.

Je le disais, l’éducation permanente entre pleinement dans les politiques culturelles, et en tant que Ministre de la Culture, je veux marquer mon action en œuvrant à décloisonner ce secteur culturel.

Outre la question de la transversalité, vous le savez, depuis que je suis Ministre de la Culture, la question de l’accès à la culture est aussi une de mes priorités.

Mais cette question – et c’est important ! – je ne l’aborde pas uniquement
comme l’accès à des spectacles, des expositions, des concerts, via un travail de médiation. Il est en effet essentiel que cet accès à la culture soit entendu
comme une participation, comme un accès aux moyens d’expression culturelle pour le plus grand nombre et notamment pour les personnes minorisées.

Je terminerai en rappelant qu’il y a en Belgique francophone une véritable
culture de l’Éducation permanente, un héritage, un ancrage que beaucoup nous jalousent. Cet héritage, nous devons en être fiers et le valoriser.

L’éducation permanente est à mes yeux un enjeu primordial dans notre
démocratie, et elle a toute sa place au cœur de nos politiques culturelles.
Travailler « au rapprochement entre les lieux de décision et les personnes », c’est d’ailleurs en ces termes que le Conseil Supérieur de l’Éducation
permanente identifie la mission des associations d’Éducation permanente. C’est aujourd’hui un enjeu démocratique majeur, dans un contexte où il nous faut recréer du lien, au sein de la société, ainsi qu’entre les
citoyennes et citoyens et le monde politique,
face aux nombreuses crises et enjeux actuels majeurs.

Je vous remercie. »

Bénédicte Linard, ministre de la Culture et vice-Présidente du Gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles

7-9/12/22 – Formation et rencontres franco-belges autour des droits culturels

La Plateforme d’observation des droits culturels de Culture & Démocratie et l’ASTRAC s’associent dans le cadre du cycle Cultiver les droits culturels. Expérimenter Paideia pour contribuer à l’appropriation des droits culturels en facilitant leur traduction dans les pratiques, et vice versa.

Dans ce contexte, un temps d’approfondissement et de rencontres franco-belges sera organisé avec Réseau Culture 21, le mercredi 7 décembre après-midi et soirée et la journée du jeudi 8 décembre à Forest (Bruxelles).

L’initiative s’intègre dans une formation longue de Réseau Culture 21 dont nous accueillons le module de clôture en Belgique !

Le programme prévoit des échanges de pratiques franco-belges et une journée de réflexions et de discussions sur le développement du plaidoyer pour les droits culturels et le rôle des instruments internationaux.

Plus d’informations ici

Nous avons la chance de pouvoir accueillir à cette occasion une bonne trentaine de nos collègues et complices qui souhaitent aller plus loin dans leurs explorations des droits culturels ! Une connaissance de base de ces droits est attendue ; une certaine familiarité avec la démarche Paideia sera utile.

Attention, si vous souhaitez participer à tout ou une partie des moments de formation-rencontres, le nombre de places étant limité, nous vous invitons à vous inscrire sans attendre ! Pour la même raison, nous pourrons décider, en fonction de l’affluence, de donner la priorité à une personne par organisation.

Clôture des inscriptions le 28 novembre.

Au plaisir d’échanger et de vous compter parmi nous !

20/10/2022 – la Journée #3 du cycle Cultiver les droits culturels

Ce 20 octobre dernier avait lieu la 3e Grande Rencontre du cycle Cultiver les droits culturels: expérimenter Paideia. Cette journée était organisé par la Plateforme d’observation des droits culturels de Culture & Démocratie et l’Astrac, réseau des travailleur·ses en centres culturels, au Centre culturel d’Ottignies Louvain-La-Neuve.

Autant d’images qui témoignent d’une journée enrichissante ! Tant de marques d’intérêt, de démarches énergiques et de réflexions dans les échanges entre travailleur·ses de centres culturels en Fédération Wallonie-Bruxelles et au-delà.

Un pas de plus pour faire culture commune autour des droits culturels !


Voici les principaux outils utilisés dans le cadre du cycle de travail.
N’hésitez pas à vous les approprier!

  • Vidéo: Quelques notions-clé des droits culturels selon la Déclaration de Fribourg expliquées par Patrice Meyer-Bisch; Christine Saincy, Milène Bidault, Jean-Pierre Chrétien-Gony et Luc Carton
  • Carnet: À la découverte des droits culturels guidé·e·s par la Déclaration de Fribourg et la démarche Paideia.
    La Déclaration de Fribourg déclinée à travers 8 droits ou notions fondamentales.

    Fichier en format pdf pour impression sous forme de livret
  • Effectivité des droits culturels. Fiche pour observer et analyser une action ou une pratique au regard des droits culturels.
    Outil d’auto-évaluation d’une action/pratique au regard des 8 droits de la Déclaration de Fribourg. L’analyse s’effectue au fil d’allers-retours entre l’auteur·e de la fiche et un·e personne formée à la démarche Paideia qui se charge de la relecture et dont les questions invitent l’auteur·e à approfondir ses réflexions. La confrontation de plusieurs analyses réalisées dans un même contexte peut permettre de définir des problématiques, enjeux et propositions communes pour nourrir un plan d’action. Contactez-nous pour plus d’informations.

Comment observer l’effectivité des droits culturels ?

La Plateforme d’observation des droits culturels de Culture & Démocratie a développé un outil de communication du rapport final de la recherche participative menée avec les Centres culturels entre 2019 et 2021. Ce rapport a été rédigé à l’issue de ces trois premières années de recherche de la Plateforme sur le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. La version synthétique est disponible sur cette page du blog.

Cet outil a pour objectif de rendre accessible la recherche menée par la Plateforme. Il expose les points essentiels du rapport de façon lisible par un travail graphique favorisant l’appropriation de la recherche.

Pour obtenir la version imprimée ou si vous avez des questions, vous pouvez contacter thibault@cultureetdemocratie.be.

La version numérique est disponible via le lien ci-dessous.


Notez que les textes de cet outil sont publiés sous licence Creative Commons.

17/9/22 – Rencontre autour des enjeux actuels des droits culturels

Dans le cadre de l’Université d’été 2022 d’Amnesty International Belgique Francophone, consacrée aux droits économiques, sociaux et culturels,

Patrice Meyer-Bisch, président de l’Observatoire de la Diversité et des Droits culturels et coordonnateur de la Chaire UNESCO droits humains et démocratie à l’Université de Fribourg, et Thibault Galland, coordinateur de la Plateforme d’observation des droits culturels de Culture & Démocratie sont invités à échanger autour des enjeux actuels pour les droits culturels.

Le dialogue sera l’occasion d’exposer les enjeux fondamentaux de la Déclaration de Fribourg en termes de droits culturels et de plaidoyer tant au niveau international que local, et ce, au même titre que les autres droits humains fondamentaux.

Nous reviendrons également sur la situation en Belgique francophone, notamment par le biais de la recherche participative menée par la Plateforme d’observation des droits culturels avec les Centres culturels autour de leur décret de 2013 faisant de multiples références explicites aux droits culturels.

Modération: Maryse Hendrix, coordinatrice culture chez Amnesty

  • Samedi 17 septembre 2022
  • de 14h à 15h30
  • Université de Namur, 94 rue de Bruxelles à 5000 Namur
  • Ouverte à tous·tes mais inscription obligatoire et contribution de 5 à 10€.

Plus d’informations sur le programme complet de la journée et pour l’inscription.