A l’occasion du 15e anniversaire de la Déclaration de Fribourg, la Plateforme d’observation des droits culturels s’est rendue à l’Université de Fribourg pour participer aux deux journées consacrées à ce texte de référence en matière de droits culturels. Bon nombre de professionnel·les de ces matières juridiques ainsi que des secteurs culturels, sociaux et administratifs s’étaient réuni·es en vue d’entamer un travail de révision de la Déclaration et de rédaction d’un second texte sur les dimensions culturelles des autres droits humains. Les enjeux étaient donc de taille ! On en est ressorti enrichi de rencontres humaines significatives et d’échanges ouvrant sur de nouvelles perspectives de travail !

Plusieurs chercheur·ses sont intervenu·es sur des questions débattues dans le contexte des droits culturels. Qu’il s’agisse :
- de la pertinence de ces matières juridiques par rapport aux conflits actuels et des exigences propres à une paix durable, de l’ambivalence propre au dissensus comme moteur de démocratie ;
- de la valeur primordiale de l’information, comme base de tous les autres droits culturels ;
- de la nécessité de faire commun à travers des mémoires et des patrimoines capables de prendre en compte la multiplicité des appartenances ;
- de l’évolution du phénomène religieux, de la nécessité du dialogue interculturel plutôt que des postures relativistes, universalistes et réductrices des spécificités des cultures ;
- de l’importance des droits culturels en matières de trajectoires migratoires.
S’en est suivi une table ronde autour des perspectives qu’ont offertes les droits culturels, de leurs succès mais aussi des défis actuels que la Déclaration doit encore relever. Le prisme des droits culturels et ce texte en particulier a permis de développer la participation culturelle en termes de méthodes et de contenus par rapport à des enjeux de co-construction, de création partagée, de coopération… En même temps, il s’est agi de questionner la dimension « opératoire », l’effectivité desdits droits, leurs effets concrets selon les pratiques et les pays. Par exemple, une recherche récente sur la réception de la Déclaration de Fribourg en Amérique Latine montre à quel point le texte tient lieu de socle pour appréhender la diversité et la multiculturalité dans le cadre des politiques publiques. Pensons à l’exemple de la Convention constituante au Chili qui fait de la culture un des enjeux majeurs à la suite de luttes sociales et économiques. Par ailleurs, en France, notamment avec la loi NOTRe, s’est posée la question de la mise en pratique de ces droits. C’est dans une optique pédagogique que s’est alors développée la démarche Paideia comme espace de travail, de réflexions sur les pratiques et les méthodologies de travail autour des droits culturels et de la Déclaration de Fribourg.

Si l’effectivité concrète des droits culturels est en progression dans différents territoires, cela reste une tâche au long cours qui pose plusieurs défis et problèmes liés à la mise en œuvre des normes juridiques. Le premier tient au degré même de référence aux articles de la Déclaration, ainsi qu’à la nécessité de nommer ces droits en tant que tels dans les pratiques de terrain ? L’intérêt en ce sens est de croiser les perspectives sur ces droits, celle de la Déclaration basée sur un travail conceptuel mais aussi celles théorisées par d’autres chercheurs·es en droits culturels ou dans les dimensions culturelles des droits humains, comme la recherche de Céline Romainville ancrée dans l’examen des textes juridiques. D’autres défis sont ceux que posent les droits culturels en termes de droits individuels et de droits collectifs, comment concilier les différentes réalités humaines à travers les droits pour être autant dans « le seul » que dans le « en commun », en vue de favoriser l’inclusivité et pointer vers l’intersectionnalité ? Comment intégrer des enjeux écologiques liés au développement durable qui soient décentrés de la stricte perspective humaine, plus particulièrement comment inclure des enjeux liés aux droits environnementaux, aux droits des écosystèmes et de la nature ? Comment soutenir et dynamiser d’autres types de fabrication de savoirs, qui prennent en considération des facteurs de symétrisation des savoirs, qui soutiennent d’autres modes de connaissance et d’expérience que celles propres aux paradigmes occidentaux ? Comment faire en sorte que les droits culturels résistent à l’instrumentalisation et la récupération politique, pour éviter qu’ils ne servent que de couche superficielle sans qu’aucune refondation des politiques publiques ne soient véritablement en cours ? Comment partager la responsabilité entre les différents niveaux de pouvoir quant à la mise en œuvre et l’effectivité des droits culturels ?
Pour tâcher d’adresser ces défis et problèmes, une première étape de travail a été de constituer des groupes en vue d’une révision de la Déclaration. Plusieurs sous-groupes sont partis du texte même de la Déclaration, un autre sous-groupe a mis en exergue la dimension transversale du numérique dans ce texte, et enfin, un dernier sous-groupe a questionné les enjeux de guerre et de paix à partir des articles de la Déclaration. Lors de la mise en commun des sous-groupes, est ressortie la nécessité de mieux interconnecter les droits entre eux, de mieux articuler les droits et les ressources disponibles, de veiller aux rapports aux êtres vivants, au non-humain, à l’environnement ainsi qu’aux dimensions collectives des droits. Une piste de travail en ce sens serait de préciser les définitions et compléter les terminologies utilisées dans la Déclaration, en ce qui concerne les questions de réparation et de prévention des conflits. Une autre piste serait d’étoffer le commentaire de la Déclaration pour y intégrer des enjeux portés par le numérique en matière de droits humains, des enjeux propres à la découvrabilité1, à la transformation des pratiques et usages, au non recours des droits culturels. Pour ce qui est à venir, des groupes de travail vont prolonger ces premières impulsions et les amener à se concrétiser dans le texte de la Déclaration et son commentaire.

Une deuxième étape de travail a interrogé la centralité des droits culturels au sein des droits humains. À travers des groupes de travail thématiques, l’objectif était d’explorer les dimensions culturelles des droits humains au-delà des droits culturels au sens strict. Ce faisant, il s’est agi d’approcher les multiples dimensions du phénomène culturel pour tâcher d’en enrichir sa compréhension, pour en tracer les logiques systémiques et complexes à partir des droits humains. Réciproquement, l’enjeu était aussi de préciser dans quelle mesure l’objet même du droit est culturel, puisqu’il se situe dans une relation. Par exemple l’alimentation tient fondamentalement de la culture et pas juste dans ses usages ou d’un simple enjeu d’accès à la nourriture. Et ceci, même dans les situations d’urgence alimentaire. Interroger le droit à l’alimentation dans une logique de droits culturels signifie s’interroger et mettre en exergue les enjeux de dignité qui se jouent autour de l’objet du droit en lui-même (la nourriture) et travailler plutôt sur les relations de sens activées par l’acte de s’alimenter.2
Suivant la même logique de dignité, les groupes de travail ont débattu de la dimension culturelle des autres droits humains.
Vu l’ampleur de la tâche, ces groupes ont débuté leur travaux en balisant les champs conceptuels selon différents aspects. Qu’il s’agisse :
- du « travail », de sa signification, la créativité qu’il permet, de sa centralité sociale et de la métaphore de la culture comme un travail, des conditions dans lesquelles le travail s’exerce et de la liberté de pouvoir le choisir ou de faire le choix de ne pas travailler… ;
- du « soin », comme relation d’interdépendance et mode d’attention, de place de la dignité, de la transmission des pratiques de soin et la coproduction de ses savoirs, de la gouvernance, de l’institution des espaces de soin comme espaces de production de représentations culturelles… ;
- de l’« alimentation », de la dignité de son accès, des systèmes alimentaires, de ce que nourrir implique notamment dans son lien avec le vivant et les relations sociales, de la transmission et des savoir-faire, de la protection par l’État en contexte d’urgence mais aussi dans les situations courantes… ;
- de l’« habitat et du territoire », de la notion d’appropriation, des conditions d’habitat et des usages, de l’hospitalité, du rapport à l’environnement, de la spiritualité et la mémoire, des standards, de l’espace-temps et du territoire… ;
- de la « liberté d’expression », de sa nécessité de précision selon les contextes et milieux culturels, selon qui parle et comment, de l’enjeu de la réponse et de la relation de communication… ;
- de la « liberté d’association », des impacts économiques, sociaux et politiques, de la démocratie culturelle et du rôle de l’association dans la fabrique de la société, du pouvoir d’agir, de la régulation, de la responsabilité des acteurs publics, privés et sociaux,
Le travail des différents groupes thématiques est donc à poursuivre mais cette première étape ouvre déjà des perspectives autour d’une culture de la dignité à partir des dimensions culturelles des droits humains. Cela amorce une approche culturelle de la dignité dans laquelle la notion de jouissance aurait un rôle complémentaire à jouer avec la notion de reconnaissance. Des travaux enthousiasmants qui seront relayés sur le blog au fur et à mesure des avancées, la Plateforme participera d’ailleurs étroitement au groupe de travail sur le soin.
1. La découvrabilité renvoie à la capacité d’un contenu d’être découvert, à la faculté de le rendre accessible et visible ainsi que de le mettre en valeur. Pour plus d’infos : <https://culturelaval.ca/guide-decouvrabilite-des-contenus-numeriques/>.
2. Publié par Culture & Démocratie, l’article de Christine Mahy problématise les droits d’accès et de participation à la vie culturelle. Elle analyse comment la mise en œuvre de ces droits à travers des politiques sociales a pu contribuer à des effets négatifs tels que la déprivation culturelle ou le manque de moyens pour accéder aux richesses culturelles. Par ce biais, elle appelle à lier la question des droits culturels à d’autres droits, à vérifier dans quelle mesure la culture produit de l’égalité ou de l’inégalité, ainsi qu’à promouvoir un droit à la reconnaissance citoyenne. Cfr Christine Mahy, « La mise en œuvre du droit de participer à la vie culturelle dans les politiques sociales », Cahier 05 de Culture & Démocratie, disponible en pdf <https://www.cultureetdemocratie.be/numeros/cahier-05-20-ans-de-culture-democratie-d-un-siecle-a-un-autre-nouveaux-enjeux-nouveaux-defis/>.