Santé et droits culturels

La Plateforme a été invitée à contribuer à Santé conjuguée1, la revue de la fédération des maisons médicales à l’occasion de son 40e anniversaire. L’article présente une généalogie des droits culturels visant à tisser des liens avec les secteurs du soin et de la santé.

Si l’on compare la Déclaration d’Alma-Ata, la Charte d’Ottawa ou la Déclaration de Jakarta avec les référentiels des droits culturels tels que la Déclaration de Fribourg ou le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, on constate à quel point ces textes construisent un sens commun.

Les pratiques de soin s’établissent et varient selon l’ordre social, politique et culturel, les acteurs et actrices de terrain et les institutions de la santé appartenant à des luttes politiques et sociales autant qu’ils s’inscrivent dans un milieu culturel selon leurs représentations. Pensons aux multiples conceptions de la maladie, de la souffrance et de la santé, pensons aux divers modèles, structures et cadres sociaux qui permettent ou empêchent l’accessibilité aux pratiques de soin, pensons à la circulation de l’information, à l’éducation et la transmission de recherches et de connaissances médicales, qu’elles soient conventionnelles ou alternatives. Et tout ceci en abordant à peine les enjeux propres au dialogue interculturel au sein des relations entre patients et soignants, que ces enjeux soient liés aux incompréhensions et barrières des langues, aux rencontres et conflits de valeurs, aux différences de dispositions corporelles ou de traditions spirituelles2. La liste de tous les facteurs culturels à prendre en compte reste encore à définir si tant est qu’un jour elle puisse être exhaustive ! C’est là un point à souligner : en situant les réseaux d’acteurs et d’actrices, institutions et pratiques de soin au sein de milieux culturels, nous n’en donnons qu’une photographie cadrée sur une partie du paysage et à une période donnée. Il s’agit d’assumer le caractère situé de ce dont nous cherchons à rendre compte, tant au niveau de l’objet que des méthodes déployées. Ce faisant, la démarche doit appeler à l’échange, au décentrement, à l’exercice critique et à la coopération. Ces représentations ou formes culturelles peuvent toujours évoluer ; les réseaux, milieux et circonstances peuvent toujours s’étoffer ; et donc les pratiques de soin, les acteurs et actrices et institutions de la santé peuvent toujours s’améliorer et progresser vers un projet commun3.

Une invitation à collaborer

Mais en ayant ramassé tout cela, nous n’avons fait qu’enfoncer des portes ouvertes tant sont de plus en plus considérées les dimensions culturelles du soin et de la santé. Depuis 1997, la Déclaration de Jakarta sur la Promotion de la santé au XXIe siècle notamment appelle à collaborer de façon multisectorielle autour de la santé, en connectant les politiques de santé avec l’ensemble des autres politiques publiques4. À cet égard, le domaine du droit condense l’ensemble de toutes ces circonstances, tantôt sous forme de leviers, tantôt sous forme de limites à l’action. Ceci, tout en gardant au moins le mérite d’ouvrir la possibilité d’agir, d’avoir des effets sur l’ordre social, politique et culturel. En témoignent, localement en Région wallonne et en Région de Bruxelles-Capitale, les décrets qui fixent les missions et les conditions d’agrément des associations de santé intégrée tout en leur garantissant des moyens financiers pour réaliser leurs missions.

Plus globalement, nous posons l’hypothèse que les droits culturels offrent une perspective innovante parmi d’autres instruments internationaux. Même s’ils n’ont pas directement force de loi, ils constituent des ressources pour analyser les actions menées dans un milieu, pour évaluer les politiques publiques dans un contexte, et ce, dans une perspective culturelle suffisamment large pour inclure les réseaux de pratiques de soin, d’acteurs et actrices et d’institutions de la santé. Qu’il s’agisse de l’identité, de la diversité, du patrimoine, de la communauté, de la participation, de l’éducation, de la formation, de l’information et de la coopération, on voit déjà combien tous ces paramètres constitutifs des droits culturels peuvent être pertinents pour l’action publique en matière de santé et de soin.

Sur cette base, esquissons une généalogie des droits culturels, ce qui nous permettra ensuite d’ouvrir des pistes de réflexion et donner matière à problématiser les actions du secteur des maisons médicales. Généalogie5, car les droits culturels ne sont pas issus d’une origine unique, ils sont plutôt « éclatés et fragmentés entre plusieurs sources en droit international des droits de l’homme, entre instruments de protection de certaines catégories de personnes et instruments universels » (Céline Romainville parle de « nébuleuse de droits fondamentaux » et en appelle à une clarification)6. Il s’agit ici de retracer les trajectoires conceptuelles des droits culturels pour en clarifier les tenants et aboutissants, pour en dégager des points de débats entre les différentes filiations. Comme sources de référence, on peut citer :

  • La Déclaration universelle des Droits de l’Homme (DUDH) de 19487, notamment l’article 22, qui évoque, dans le cadre de la sécurité sociale, « la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à la dignité et au libre développement de [la personnalité de toute personne, en tant que membre de la société] », ainsi que l’article 27 qui, en insistant sur le droit de participer à la vie culturelle8, mais en étant dépourvu de force obligatoire, va fonder toute une trajectoire des droits culturels basée sur l’accès et la participation à la culture.
  • Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels9, texte quant à lui juridiquement contraignant émis par l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1966, va prolonger ces droits économiques, sociaux et culturels qu’on appelle aussi la deuxième génération des droits fondamentaux, en reprenant à son article 15 au rang des droits culturels : le droit de participer à la vie culturelle, le droit de bénéficier du progrès scientifique et de ses applications, le droit de bénéficier de la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique et la liberté scientifique et culturelle.
  • En Belgique, c’est en 1993 – soit quarante-cinq ans après leur formulation dans la DUDH – que les droits culturels sont intégrés dans la Constitution belge à son article 23, en tant que droit à l’épanouissement culturel et social.
  • Des instruments universels et régionaux font encore mention plus ou moins explicite des droits culturels. Pensons à la Déclaration universelle de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) sur la diversité culturelle de 2001 qui, si elle élargit la notion de culture à « l’ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social et qu’elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeur, les traditions et les croyances », rapproche les droits culturels des enjeux propres à la diversité, aux débats sur l’identité et le pluralisme.
  • D’autres sources appellent à une extension du qualificatif « droits culturels » à d’autres droits tels que le droit à l’éducation, les droits linguistiques ou la liberté de culte, voire l’ajout de nouveaux droits à cette catégorie de « droits culturels » tel que le droit à l’identité culturelle.

Des sources multiples

Elles contribuent à la nébuleuse conceptuelle. Toutefois, l’on pourrait schématiser deux trajectoires conceptuelles majeures des droits culturels pouvant être mises en débat entre elles : celle de l’accès et la participation à la culture, et celle de l’identité et de la diversité. L’une défendue par Céline Romainville et l’autre par le Groupe de Fribourg en la personne de Patrice Meyer-Bisch ne sont certainement pas contradictoires. Disons que leur méthode de recherche et leur effectivité sont différentes, la première est plutôt juridique avec une analyse fine des textes de loi qui cherche à avoir des effets légaux et politiques, le deuxième reste ancré dans le droit, mais davantage pour le problématiser philosophiquement et avoir des effets sur les représentations. Des points de débats concernent entre autres :

  • La définition que l’une et l’autre trajectoire donnent de la culture avec, pour Romainville, une lecture plus restrictive centrée sur les beaux-arts et le patrimoine, et pour Meyer-Bisch, une lecture plus englobante du phénomène culturel qui est inspirée de l’anthropologie.
  • Le questionnement de la centralité des enjeux liés à l’identité culturelle et aux modes de vie dans les droits culturels étant donné que ceux-ci sont déjà protégés par le principe de non-discrimination dans la DUDH.
  • La réelle effectivité des droits culturels étant donné leur caractère général et abstrait, ainsi que la difficulté à traduire ceux-ci en politiques culturelles et dans les pratiques.

De ces débats, on peut retirer des raisons et des moyens pour stimuler l’intervention sociale et l’innovation en matière de politiques publiques. Ainsi, le décret du 21 novembre 2013 relatif aux centres culturels10 est un résultat visible et incarné dans le droit communautaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Si le texte reste complexe dans son appropriation11, en pratique il permet que se développent un surcroît de sens et de créativité des actions à travers l’observation et des outils d’évaluation au regard des droits culturels de même qu’un partage plus organique et ancré des territoires d’action à travers des logiques de coopération entre partenaires socioculturels. Dans ce secteur, les droits culturels se font levier du pouvoir d’agir des acteurs et actrices de terrain et des populations à la mesure que ces droits sont intégrés dans les pratiques. De manière transversale, ils permettent de mettre en lumière la question des langages dans les pratiques, la nécessité et l’effort de traduction entre les codes formels et informels, théoriques et pratiques, institutionnels et de terrain ; les questions du temps et du plaisir à prendre dans les actions menées pour favoriser un épanouissement des participants et des acteurs ; enfin, la question de leur responsabilité autant celle des élues et élus et des institutions. Certes, les secteurs des centres culturels et des maisons médicales divergent dans leur visée et leur action, néanmoins, et on le retrouve dans ces aspects transversaux, ils convergent vers le projet social, politique et culturel commun d’une société plus accessible, participative et engagée sur des valeurs, des libertés et des devoirs. De là, à se servir des droits culturels comme support d’analyse et de réflexion de l’action des maisons médicales, il n’y a qu’un pas…

Une responsabilité partagée

À dire vrai, ce pas est à prolonger plus qu’à impulser. Cela suppose une participation intersectorielle de nombreux acteurs et actrices socioéconomiques et politiques au-delà de la santé et de la culture.

Les gouvernements ont des obligations envers les titulaires de droit, mais aussi envers les institutions qu’ils doivent soutenir afin d’œuvrer équitablement à la protection sanitaire et au patrimoine culturel. De façon complémentaire, les acteurs et actrices et les titulaires ont aussi une responsabilité envers leurs institutions de santé et de culture. Tant pour la culture que pour la santé, il est nécessaire d’avoir des visions à court, moyen et long terme quand on observe la diffusion des premiers textes au sortir de la Deuxième Guerre mondiale et leur rayonnement actuel qui est encore à amplifier dans la perspective d’un développement durable. Pour ce faire, il faut considérer les enjeux identitaires et communautaires en termes de santé et de culture. Il faut favoriser l’information, l’éducation, l’autonomie, la participation et la coopération des acteurs et actrices et des expertises. Tout ceci pour tâcher de faire commun à travers les pratiques, pour développer ensemble des institutions ouvertes à la diversité.

Un point de travail en ce sens serait le développement de « compétences transculturelles cliniques »12, ce que peut soutenir l’anthropologie médicale à travers une problématisation de la culture ainsi que les droits culturels en tant que supports d’analyse et d’évaluation de l’effectivité des actions menées.


1. L’ensemble du numéro 99 de la revue est disponible via le lien suivant : https://www.maisonmedicale.org/-La-culture-c-est-bon-pour-la-sante-.html

2. T. Nathan, Nous ne sommes pas seuls au monde, Le Seuil, 2001.

3. I. Stengers, Réactiver le sens commun : Lecture de Whitehead en temps de débâcle, La Découverte, 2020.

4. M. Vanderveken, B. De Reymaker, « La dimension culturelle de la santé », Le Journal de Culture & Démocratie n° 36, novembre 2014.

5. F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Gallimard, 1985. M. Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969.

6. C. Romainville, Pour comprendre les « droits culturels » et le droit de participer à la vie culturelle, Culture et Démocratie, 2013.

7. http://www.un.org

8. La Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles viendra en 1982 préciser ce que l’on peut comprendre par « vie culturelle en la détaillant en termes de patrimoine culturel, de création artistique et intellectuelle et d’éducation artistique, etc. », https://unesdoc.unesco.org.

9. http://www.ohchr.org. On pourrait également citer le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, également adopté en 1966 par l’ONU, qui précise d’importantes composantes du droit de participer à la vie culturelle.

10. Moniteur belge, 29 janvier 2014.

11. Une recherche participative que je coordonne accompagne les centres culturels en vue d’intégrer les référentiels des droits culturels au sein des actions culturelles et de développer l’effectivité de ces droits dans les pratiques : https://plateformedroitsculturels.home.blog/.

12. P. Hudelson « Que peut apporter l’anthropologie médicale à la pratique de la médecine ? », Santé conjuguée n° 48, octobre 2008.

15 ans de la Déclaration de Fribourg

A l’occasion du 15e anniversaire de la Déclaration de Fribourg, la Plateforme d’observation des droits culturels s’est rendue à l’Université de Fribourg pour participer aux deux journées consacrées à ce texte de référence en matière de droits culturels. Bon nombre de professionnel·les de ces matières juridiques ainsi que des secteurs culturels, sociaux et administratifs s’étaient réuni·es en vue d’entamer un travail de révision de la Déclaration et de rédaction d’un second texte sur les dimensions culturelles des autres droits humains. Les enjeux étaient donc de taille ! On en est ressorti enrichi de rencontres humaines significatives et d’échanges ouvrant sur de nouvelles perspectives de travail !

Plusieurs chercheur·ses sont intervenu·es sur des questions débattues dans le contexte des droits culturels. Qu’il s’agisse :

  • de la pertinence de ces matières juridiques par rapport aux conflits actuels et des exigences propres à une paix durable, de l’ambivalence propre au dissensus comme moteur de démocratie ;
  • de la valeur primordiale de l’information, comme base de tous les autres droits culturels ;
  • de la nécessité de faire commun à travers des mémoires et des patrimoines capables de prendre en compte la multiplicité des appartenances ;
  • de l’évolution du phénomène religieux, de la nécessité du dialogue interculturel plutôt que des postures relativistes, universalistes et réductrices des spécificités des cultures ;
  • de l’importance des droits culturels en matières de trajectoires migratoires.

S’en est suivi une table ronde autour des perspectives qu’ont offertes les droits culturels, de leurs succès mais aussi des défis actuels que la Déclaration doit encore relever. Le prisme des droits culturels et ce texte en particulier a permis de développer la participation culturelle en termes de méthodes et de contenus par rapport à des enjeux de co-construction, de création partagée, de coopération… En même temps, il s’est agi de questionner la dimension « opératoire », l’effectivité desdits droits, leurs effets concrets selon les pratiques et les pays. Par exemple, une recherche récente sur la réception de la Déclaration de Fribourg en Amérique Latine montre à quel point le texte tient lieu de socle pour appréhender la diversité et la multiculturalité dans le cadre des politiques publiques. Pensons à l’exemple de la Convention constituante au Chili qui fait de la culture un des enjeux majeurs à la suite de luttes sociales et économiques. Par ailleurs, en France, notamment avec la loi NOTRe, s’est posée la question de la mise en pratique de ces droits. C’est dans une optique pédagogique que s’est alors développée la démarche Paideia comme espace de travail, de réflexions sur les pratiques et les méthodologies de travail autour des droits culturels et de la Déclaration de Fribourg.

Si l’effectivité concrète des droits culturels est en progression dans différents territoires, cela reste une tâche au long cours qui pose plusieurs défis et problèmes liés à la mise en œuvre des normes juridiques. Le premier tient au degré même de référence aux articles de la Déclaration, ainsi qu’à la nécessité de nommer ces droits en tant que tels dans les pratiques de terrain ? L’intérêt en ce sens est de croiser les perspectives sur ces droits, celle de la Déclaration basée sur un travail conceptuel mais aussi celles théorisées par d’autres chercheurs·es en droits culturels ou dans les dimensions culturelles des droits humains, comme la recherche de Céline Romainville ancrée dans l’examen des textes juridiques. D’autres défis sont ceux que posent les droits culturels en termes de droits individuels et de droits collectifs, comment concilier les différentes réalités humaines à travers les droits pour être autant dans « le seul » que dans le « en commun », en vue de favoriser l’inclusivité et pointer vers l’intersectionnalité ? Comment intégrer des enjeux écologiques liés au développement durable qui soient décentrés de la stricte perspective humaine, plus particulièrement comment inclure des enjeux liés aux droits environnementaux, aux droits des écosystèmes et de la nature ? Comment soutenir et dynamiser d’autres types de fabrication de savoirs, qui prennent en considération des facteurs de symétrisation des savoirs, qui soutiennent d’autres modes de connaissance et d’expérience que celles propres aux paradigmes occidentaux ? Comment faire en sorte que les droits culturels résistent à l’instrumentalisation et la récupération politique, pour éviter qu’ils ne servent que de couche superficielle sans qu’aucune refondation des politiques publiques ne soient véritablement en cours ? Comment partager la responsabilité entre les différents niveaux de pouvoir quant à la mise en œuvre et l’effectivité des droits culturels ?

Pour tâcher d’adresser ces défis et problèmes, une première étape de travail a été de constituer des groupes en vue d’une révision de la Déclaration. Plusieurs sous-groupes sont partis du texte même de la Déclaration, un autre sous-groupe a mis en exergue la dimension transversale du numérique dans ce texte, et enfin, un dernier sous-groupe a questionné les enjeux de guerre et de paix à partir des articles de la Déclaration. Lors de la mise en commun des sous-groupes, est ressortie la nécessité de mieux interconnecter les droits entre eux, de mieux articuler les droits et les ressources disponibles, de veiller aux rapports aux êtres vivants, au non-humain, à l’environnement ainsi qu’aux dimensions collectives des droits. Une piste de travail en ce sens serait de préciser les définitions et compléter les terminologies utilisées dans la Déclaration, en ce qui concerne les questions de réparation et de prévention des conflits. Une autre piste serait d’étoffer le commentaire de la Déclaration pour y intégrer des enjeux portés par le numérique en matière de droits humains, des enjeux propres à la découvrabilité1, à la transformation des pratiques et usages, au non recours des droits culturels. Pour ce qui est à venir, des groupes de travail vont prolonger ces premières impulsions et les amener à se concrétiser dans le texte de la Déclaration et son commentaire.

La Plateforme (Maryline et Thibault) en plein échange avec différents intervenant·es (Groupe de Fribourg, Paideia, autres institutions et universités).

Une deuxième étape de travail a interrogé la centralité des droits culturels au sein des droits humains. À travers des groupes de travail thématiques, l’objectif était d’explorer les dimensions culturelles des droits humains au-delà des droits culturels au sens strict. Ce faisant, il s’est agi d’approcher les multiples dimensions du phénomène culturel pour tâcher d’en enrichir sa compréhension, pour en tracer les logiques systémiques et complexes à partir des droits humains. Réciproquement, l’enjeu était aussi de préciser dans quelle mesure l’objet même du droit est culturel, puisqu’il se situe dans une relation. Par exemple l’alimentation tient fondamentalement de la culture et pas juste dans ses usages ou d’un simple enjeu d’accès à la nourriture. Et ceci, même dans les situations d’urgence alimentaire. Interroger le droit à l’alimentation dans une logique de droits culturels signifie s’interroger et mettre en exergue les enjeux de dignité qui se jouent autour de l’objet du droit en lui-même (la nourriture) et travailler plutôt sur les relations de sens activées par l’acte de s’alimenter.2

Suivant la même logique de dignité, les groupes de travail ont débattu de la dimension culturelle des autres droits humains.

Vu l’ampleur de la tâche, ces groupes ont débuté leur travaux en balisant les champs conceptuels selon différents aspects. Qu’il s’agisse :

  1. du « travail », de sa signification, la créativité qu’il permet, de sa centralité sociale et de la métaphore de la culture comme un travail, des conditions dans lesquelles le travail s’exerce et de la liberté de pouvoir le choisir ou de faire le choix de ne pas travailler… ;
  2. du « soin », comme relation d’interdépendance et mode d’attention, de place de la dignité, de la transmission des pratiques de soin et la coproduction de ses savoirs, de la gouvernance, de l’institution des espaces de soin comme espaces de production de représentations culturelles… ;
  3. de l’« alimentation », de la dignité de son accès, des systèmes alimentaires, de ce que nourrir implique notamment dans son lien avec le vivant et les relations sociales, de la transmission et des savoir-faire, de la protection par l’État en contexte d’urgence mais aussi dans les situations courantes… ;
  4. de l’« habitat et du territoire », de la notion d’appropriation, des conditions d’habitat et des usages, de l’hospitalité, du rapport à l’environnement, de la spiritualité et la mémoire, des standards, de l’espace-temps et du territoire… ;
  5. de la « liberté d’expression », de sa nécessité de précision selon les contextes et milieux culturels, selon qui parle et comment, de l’enjeu de la réponse et de la relation de communication… ;
  6. de la « liberté d’association », des impacts économiques, sociaux et politiques, de la démocratie culturelle et du rôle de l’association dans la fabrique de la société, du pouvoir d’agir, de la régulation, de la responsabilité des acteurs publics, privés et sociaux,

Le travail des différents groupes thématiques est donc à poursuivre mais cette première étape ouvre déjà des perspectives autour d’une culture de la dignité à partir des dimensions culturelles des droits humains. Cela amorce une approche culturelle de la dignité dans laquelle la notion de jouissance aurait un rôle complémentaire à jouer avec la notion de reconnaissance. Des travaux enthousiasmants qui seront relayés sur le blog au fur et à mesure des avancées, la Plateforme participera d’ailleurs étroitement au groupe de travail sur le soin.

Sur le chemin enrichissant et lumineux du retour

1. La découvrabilité renvoie à la capacité d’un contenu d’être découvert, à la faculté de le rendre accessible et visible ainsi que de le mettre en valeur. Pour plus d’infos : <https://culturelaval.ca/guide-decouvrabilite-des-contenus-numeriques/>.

2. Publié par Culture & Démocratie, l’article de Christine Mahy problématise les droits d’accès et de participation à la vie culturelle. Elle analyse comment la mise en œuvre de ces droits à travers des politiques sociales a pu contribuer à des effets négatifs tels que la déprivation culturelle ou le manque de moyens pour accéder aux richesses culturelles. Par ce biais, elle appelle à lier la question des droits culturels à d’autres droits, à vérifier dans quelle mesure la culture produit de l’égalité ou de l’inégalité, ainsi qu’à promouvoir un droit à la reconnaissance citoyenne. Cfr Christine Mahy, « La mise en œuvre du droit de participer à la vie culturelle dans les politiques sociales », Cahier 05 de Culture & Démocratie, disponible en pdf <https://www.cultureetdemocratie.be/numeros/cahier-05-20-ans-de-culture-democratie-d-un-siecle-a-un-autre-nouveaux-enjeux-nouveaux-defis/>.

Actualité de la démocratie culturelle, entre éducation populaire et droits culturels

Luc Carton, Philosophe1

Tribune publiée dans le cadre des Rencontres nationales de l’éducation populaire, les 17, 18 et 19 mars 2022

En nous et entre-nous, une fatigue démocratique grandissante et dangereuse2: peu de citoyen·nes imaginent encore aisément, sauf pour s’en défaire ou s’en laver les mains, déléguer à des mandataires le soin de faire le travail démocratique à leur place, via l’exercice du droit de vote.

Symétriquement, de moins en moins de responsables politiques lucides s’estiment investis durablement d’un mandat suffisamment légitime pour se passer d’un retour consultatif, concertatif ou délibératif devant tout ou partie du peuple, dans la plupart des politiques publiques. Mais ces « retours » restent des expédients, parfois des simulacres. Ils cachent mal le « bore out » (épuisement, faute de sens) démocratique des citoyen·es, figure jumelle du « burn out » (épuisement par excès de contradictions à arbitrer « seul·es ) démocratique des élu·es.

Le régime d’une démocratie confinée dans les seules élections est bel et bien terminé, mêmes si les habitudes persistent, dangereusement, au point de voir le champ politique en bonne partie « colonisé » par des acteur·trices politiques qui n’ont pas l’intention de préserver l’État de droit ni d’honorer la promesse des droits humains déclarée en 1948 : entre 30 et 45% de l’offre politique de la présidentielle française de 2022 ? Près de 45% de la présidentielle américaine en 2017 et combien encore plus en 2024 ?

La raison profonde est bien identifiée depuis longtemps : pour déléguer sa responsabilité politique de citoyenne et de citoyen en toute confiance, il faut s’appuyer sur une vision partagée du monde entre électrices, électeurs et élu·es.

Dans un monde complexe, si bien croqué par Edgar Morin depuis un demi-siècle, dans une Culture au pluriel, si bien annoncée par Michel de Certeau dès 1974, ce lien entre les deux faces de la représentation n’est plus disponible.

Les développements du capitalisme informationnel, la privatisation et la marchandisation de la culture à l’ère numérique viennent considérablement compliquer l’exigence d’une représentation commune du monde, d’une architecture intelligible des conflits, bref, le socle culturel de la démocratie comme « être au-monde ». D’où notamment l’affaissement des partis politiques, leur fragmentation, leur atomisation, leur impuissance culturelle. D’où une difficulté comparable des grandes organisations sociales, syndicales ou mutualistes, de renouveler la légitimité du lien de représentation sociale, faute d’un travail culturel de grande intensité.

En même temps, l’on se découvre un immense désir de démocratie3: pas une démocratie à déléguer à quelques-unes et quelques-uns, une démocratie à faire, à habiter du proche au lointain, un monde à se représenter en profondeur, largeur et longueur et couleurs, d’innombrables contradictions à analyser, délibérer et arbitrer, du commun à instituer, au-delà du clivage entre propriété privée et propriété publique : des usages en commun comme le proposent Pierre Dardot et Christian Laval dans Commun , Essai sur la révolution au XXIème siècle, (Éditions La découverte, 2014). Assumer la fin des hiérarchies, la sortie du patriarcat, inaugurer l’égalité en actes. Dépasser l’enfance de la démocratie où les « élus–parents–patrons–pères–chefs » arbitraient à quelques-uns. Introduire la démocratie dans les entreprises, la déployer mieux dans les associations, syndicats et mutuelles, la cultiver mieux dans la conduite des acteurs de l’économie plurielle, sociale et solidaire, l’investir en profondeur dans les fonctions collectives et les services publics, dans les collectivités publiques elles-mêmes.

Devant-nous, une transition essentielle à faire, renouer avec le vivant, s’inscrire dans le respect des écosystèmes, restaurer les équilibres climatiques, ré-encastrer l’économie dans la société – comme nous y invitait Karl Polanyi dans La Grande Transformation dès 1943 – contester même qu’il puisse se perpétuer une économie déliée du social et de l’environnement, indifférente à ses externalités et dégâts, destructions et nuisances immédiates et différées. Se ressaisir de l’impensé de la social-démocratie : la démocratie économique – et pas seulement la démocratie interne à instituer via un bicaméralisme d’entreprise que propose Isabelle Ferreras4 – est le chemin nécessaire de la transition.

Autour de nous, dans un monde où les empires et leur logique guerrière menacent l’humanité même, les droits humains et les formes et les forces démocratiques, le patriarcat se remilitarise, dans l’intime des violences faites aux femmes, dans l’extime des violences institutionnelles aux personnes. Si nous ne surmontons pas notre propre fatigue démocratique, c’est le référentiel des droits humains qui s’effacera et les autoritarismes triompheront.

Le retour d’empire qu’exprime la guerre que fait (le fantasme de la grande) la Russie à l’Ukraine est cela-même : le déploiement parfaitement insensé d’une puissance qui ne vise que sa puissance, quitte à mesurer cette puissance, monstrueusement, au nombre des destructions humaines qu’elle engendre. Mais cette guerre est aussi en nous, dans nos propres difficultés à entrer en égalité, à sortir personnellement du patriarcat.

Derrière-nous et avec nous, ce que peut l’histoire aujourd’hui5, une longue tradition d’éducation populaire, d’émancipation culturelle dans l’action collective, à renouveler en situation dans la situation ici esquissée : faute de représentation commune du monde, disponible, stable et durable et communicable, un immense travail « culturel » pour élaborer, échanger et confronter nos représentations du monde est à entreprendre et démultiplier, dans toutes les circonstances de la vie sociale : dans les associations, dans les syndicats et mutuelles, dans l’économie plurielle, sociale et solidaire, dans les fonctions collectives et services publics, dans l’espace public même, spatial et immatériel.

Jusqu’à mettre le champ politique, ses acteur·trices, ses formes et ses forces sous pression : habiter la distance – l’abime – de la délégation, dans l’ensemble des collectivités publiques. Des Mairies comme maisons communes des citoyennes et citoyens en action démocratique au quotidien.

Cette éducation populaire nouvelle est appelée à se déployer dans le contexte où les inégalités se sont indéfiniment individualisées, dans le sillage de l’éclatement du salariat étudié par Robert Castel dans les Métamorphoses de la question sociale (Fayard, 1995), aujourd’hui démultiplié par les effets conjugués de la mondialisation et de la numérisation.

A lire d’urgence le dernier livre de François Dubet aux Éditions Le Seuil, Tous inégaux, tous singuliers, Repenser la solidarité. C’est dire que le « camp de la justice sociale » n’est plus déjà dessiné et que nos désirs de convergences de luttes exigent beaucoup plus de patience et d’endurance de chacune d’entre elle : une patience culturelle, des conflits à instruire sur le sens culturel des conflits socio-économiques et sociopolitiques.

C’est pourquoi cette éducation populaire nouvelle ne peut viser un camp, une classe, un monde, mais le commun lui-même, l’espace public démocratique. Et c’est pourquoi la visée de cette éducation populaire est appelée à se saisir des droits humains, indivisibles dans leur principe et interdépendants dans leur mise en œuvre, et, en particulier, des droits culturels et des dimensions culturelles des droits humains.

Car le cœur du conflit central aujourd’hui est de nature culturelle : comme Herbert Marcuse l’avait anticipé dans l’Homme unidimensionnel, ce qui est au cœur implicite des conflits, aujourd’hui, est la dimension de sens de ces conflits, dans sa triple acception : le sens instruit par nos émotions et sensations, le sens que porte l’intelligibilité du travail de la raison, le sens du mouvement, de la direction du cheminement vers un horizon. C’est bien la thèse que nous propose Alain Touraine, depuis 2005, dans Un nouveau paradigme (Fayard).

A l’horizon, loin devant : généraliser l’expérience démocratique6, l’approfondir, en démultiplier les formes et les forces, lui proposer un exercice continu (Dominique Rousseau) par chacun, seul·e et en commun, en l’investissant massivement de culture, de travail sensible et intelligible : une démocratie culturelle comme régime général de la démocratie, bien au-delà d’une orientation des politiques culturelles  ces politiques culturelles elles-mêmes, appelées à devenir générale, transversales à l’ensemble des politiques publiques.

Nous avions entamé ce travail de refondation de l’Éducation populaire fin des années 90, notamment au sein de diverses fédérations d’éducation populaire.7 Le parti communiste n’était pas mûr, pas plus que le PS de Jospin. Plus largement, nous n’avions pas encore pris la mesure des menaces qui pèsent, de l’intérieur, sur la vitalité démocratique, ni sur son effectivité publique et politique. Et nous n’imaginions pas encore l’ampleur des menaces externes du retour des Empires à l’ère du capitalisme informationnel. La « guerre en nous » n’était pas encore là. La cause de l’avenir de l’Éducation populaire disparut presque de l’espace public jusqu’à ce jour. Quelques-uns -dont les travaux remarquables de Christian Maurel8 poursuivirent bien heureusement leurs travaux de mémoire, d’études et d’avenir, dans une longue indifférence politique.

Il est grand temps de formuler et mettre en œuvre une politique nouvelle et ambitieuse de l’Éducation populaire politique9; une politique libérée de ses tutelles, une politique de la démocratie approfondie, visant un exercice généralisé des droits culturels et des dimensions culturelles des droits humains. Une politique transversale interrogeant et mobilisant l’ensemble des politiques publiques, l’ensemble des collectivités publiques.

Merci à Madame la Maire de Poitiers, merci au CNAJEP, merci aux nombreux alliés de cette belle renaissance, enfin, pour initier et accompagner une transition démocratique en grande profondeur !


1. Luc Carton fait partie de la Plateforme d’Observation des Droits Culturels. Il est vice-président de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels de Fribourg (Suisse), co-président de l’association Culture & démocratie (Bruxelles), chercheur associé auprès de l’Association Marcel Hicter pour la démocratie culturelle.
Contact : luccarton2@gmail.com

2. Dominique Rousseau, Six thèses pour la démocratie continue, Éditions Odile Jacob, 2022. Lire également, du même auteur, l’article publié dans Le Monde le 21 février 2022 : « Nous sommes au bout d’un cycle, celui d’une démocratie représentative pensée à la fin du XVIIIe siècle ».

3. Luc Carton, Cultiver et démultiplier la démocratie, publié chez Culture & Démocratie, 27 mai 2021.

4. Dans une « Tribune » publiée à l’échelle mondiale et co-signée par 3000 chercheuses, le 15 mai 2020 : « Démocratiser (l’entreprise), démarchandiser (le travail), pour dépolluer (la planète) ».

5. Patrick Boucheron, « Ce que peut l’histoire », Leçon inaugurale au Collège de France, le 17 décembre 2015.

6. Luc Carton, « Un immense désir de démocratie, déployer les droits culturels et les dimensions culturelles des droits humains », Carte blanche par La Libre Belgique le 12 novembre 2019.et co-signée par Françoise Tulkens, Bernard Foccroule, et Sabine De Ville, Une version augmentée est également disponible sur le site de Culture & Démocratie. 

7. Nous nous étions réunis à La Sorbonne, en novembre 1998, pour penser l’avenir de l’éducation populaire. Marie-George Buffet, alors ministre communiste de la Jeunesse et des Sports du Gouvernement d’Emmanuel Jospin, nous avait soutenus dans une Offre publique de réflexion sur cet avenir de l’Éducation populaire. Des milliers de militantes et de militants y avaient investi joyeusement les Universités et séminaires d’été, d’automne et d’hiver, autour notamment de Franck Lepage, d’Alexia Morvan, de Fernand Estèves et de moi-même, sans oublier l’équipe de Denise Barriolade, au Ministère. Relisez les Actes des Rencontres de la Sorbonne de 1998 publiés par l’NJEP.
Relisez le Rapport d’Étape rédigé par Frank Lepage : Le travail de la culture dans la transformation sociale, Une offre publique de réflexion du ministère de la jeunesse et des sports sur l’avenir de l’éducation populaire, publié en janvier 2001, toujours disponible en ligne.

8. Christian Maurel, Éducation populaire et puissance d’agir, Les processus culturels de l’émancipation, L’Harmattan, 2010.

9. Titre de la remarquable thèse de doctorat en Sciences de l’éducation d’Alexia MORVAN, Pour une éducation populaire politique, à partir d’une recherche-action en Bretagne, 2011.

Les droits culturels, entre pratique et théorie

Paul Biot

Formateur, Fédération du Théâtre-action, membre du comité de pilotage de la Plate-forme d’observation des droits culturels, membre de Culture & Démocratie.


Le 13 décembre 2021, dans les locaux de PointCulture Bruxelles, eut lieu une rencontre mêlant histoire et perspectives des droits culturels en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), entre praticien·nes et théoricien·nes, entre questions et parfois réponses et solutions.

C’était surtout une étape dans l’approche de ces droits, telle que l’ont initiée et développée Culture & Démocratie et sa Plateforme d’observation des droits culturels, La Concertation – action culturelle bruxelloise, la Fédération du Théâtre-action, l’ASTRAC, la Fondation Marcel Hicter – Pour la démocratie culturelle, et Article 27, réunissant quantité d’opérateurs de terrain qui quotidiennement agissent concrètement pour les rendre effectifs.

Une étape, car il s’agissait de « présenter une constellation de démarches d’exploration des droits culturels qui partagent les mêmes enjeux avec des approches différentes […] et de tenter d’aller vers un langage commun à partir de ces différents fils : aujourd’hui, c’est l’occasion de faire émerger les croisements entre nos démarches, de consolider ces liens ».

Il existe en effet bien des façons de « parler droits culturels », de les apprivoiser, d’en enrichir les démarches existantes, culturelles et sociales, d’apprécier leur effectivité et de percevoir les obstacles à leur mise en œuvre. C’est l’objectif de la Plateforme d’observation des droits culturels, c’est la perspective de l’ASTRAC, c’était celui de la formation à l’« Approche des droits culturels »1 mise en place par La Concertation sur proposition de la Fédération du Théâtre-action2, réalisée de décembre 2020 à mars 2021, sous une forme inusitée – Covid oblige – de six rencontres en visio-conférence, accompagnées d’ateliers animés par Mathias Mellaerts de la Fondation Marcel Hicter et Marie Camoins d’Article 27. Ce fut ensuite, en présentiel, un « laboratoire » issu de la formation, mis en œuvre dans une collaboration entre La Concertation et la Fondation Marcel Hicter.

Je dirai un peu plus loin quelques mots sur la partie formation de ce parcours de près d’un an, car il importe d’abord de savoir de quelle « constellation » de paroles et d’actions cette étape est le carrefour, entre quelles démarches et quels enjeux elle fait le lien, dans quels passés à la fois singuliers et communs elle plonge ses racines orientées vers les droits culturels.

Voici donc cette brève plongée historique, proposée dans un ordre chronologique, qui annonce chez chacun des partenaires de cette étape – avec parfois d’étonnants aspects prémonitoires –, l’approche de ces droits humains et le sens particulier donné à la culture.

Le plus ancien, celui qui donnera son nom à la Fondation, Marcel Hicter en personne. Paris, janvier 1970, sur les braises encore chaudes de Mai 68 : « La culture n’est pas une matière extérieure à l’être humain. On n’a pas accès à la culture, on la fait surgir des individus. C’est la prise de conscience du besoin de s’exprimer et la maitrise du ou des moyens de cette expression, c’est la participation. »3

Bruxelles, novembre 1974 : « La culture est une attitude : d’accueil, de dialogue, une manière d’être et d’agir, d’être responsable » dont « la conception renvoie non à une vision patrimoniale mais à la population elle-même ».4 C’est déjà en 1974, l’annonce de la déclaration de Mexico de 1982 sur « les créations anonymes, surgies de l’âme populaire », au bien-nommé chapitre Culture et Démocratie.

Athènes, mars 1976 : « La démocratie culturelle affirme, pour tous, des droits égaux, et tend à créer pour chacun les conditions matérielles et spirituelles de l’exercice de ses droits. »5 C’est, avec 40 ans d’avance, le fondement du décret sur les Centres culturels (ci-après CC) de 2013.

En 1971, issu de la même rupture culturelle de mai 68, naît le Mouvement du Théâtre-action6 dont la démarche visait à « permettre aux groupes défavorisés de se réapproprier un langage pour faire entendre leurs problèmes et leur options propres ». C’est-à-dire, sans vraiment le savoir, la mise en œuvre concrète de l’effectivité des droits culturels des personnes les plus vulnérables et éloignées de la culture, des collectivités marginalisées et discriminées, et qui depuis 50 ans aujourd’hui, « expriment leur humanité » – comme on dit à l’Unesco – dans près de 4000 créations théâtrales collectives.

Plus proche de nous, en 1991, naît l’ASTRAC, le réseau des professionnels en Centres culturels. Une des leçons de mai 68 était l’indispensable reconstruction du lien entre les champs culturel et social. Leur décloisonnement figurera en bonne place dans l’exposé des motifs du décret sur les CC de 2013 fondé sur les droits culturels. En 2019, dans son Mémorandum destiné aux candidat·es aux élections régionales et fédérales 2019-20247, l’ASTRAC rappelle que pour réaliser la plénitude de ces droits, ce décloisonnement est une priorité. En collaboration avec Culture & Démocratie et dans le cadre de la formation-action Paideia « Animation de groupe local pour développer les droits culturels » du Réseau Culture 21, elle inaugure en novembre 2021 un cycle de cinq rencontres abordant les questions qui se posent aux travailleur·ses des CC dans leurs pratiques quotidiennes des droits culturels. La seconde rencontre a lieu le 8 février 2022 à Wépion.

1994 : fondation de Culture & Démocratie (ci-après C&D). C’est aussi l’année de la modification de la constitution belge qui reconnait en son article 23 les droits culturels, et affirme le droit à « l’épanouissement culturel ». En 1996 C&D va participer à la campagne sur cet article 23 modifié et se présente comme « le lieu de rencontre où se rejoignent le social et le culturel ».

À partir de 2009, les droits culturels deviennent, avec Céline Romainville, une variable permanente des orientations de l’association. Plusieurs articles et ouvrages développent la matière. En 2014, C&D accueille Patrice Meyer-Bisch, et soutient sa perspective d’une formation européenne Paideia – qui ne verra le jour qu’en France.

En 2015, une commission droits culturels est organisée au sein de C&D. En 2016, à l’appel d’associations et d’institutions françaises chargées depuis le vote de la loi NOTRE8 (juillet 2015) de mettre en œuvre les droits culturels, cette commission délègue à trois reprises deux de ses membres dans le Puy-du-Dôme (Auvergne). C&D publiera sur son site le Manuel d’approche des droits culturels issu de ces rencontres.

Dès 2017, à l’initiative de C&D, le projet de Plateforme d’observation des droits culturels prend naissance. Avec l’appui de comités d’accompagnement et de pilotage, l’association va assurer sa mise en œuvre à partir de 2019.

En 1999 le Théâtre de Poche à Bruxelles avait pris pour axiome l’article 27 de la DUDH9 sur « le droit de toute personne de prendre part librement à la vie culturelle » et créé l’association Article 27, avec pour objectif de garantir un accès pour tou·tes à l’offre culturelle, en application de la politique de démocratisation de la culture. Ce sera le « ticket égal au prix d’un pain » symbolisant l’équivalence entre les besoins primaires du corps et de l’esprit. Depuis lors, l’association développe des pratiques de participation active priorisant la population défavorisée et la démocratie culturelle.

En 2021 Marie Camoins, déléguée par l’association, partage avec les participant·es de la formation « Approche des droits culturels » les processus d’analyse et d’évaluation d’Article 27 en matière d’effectivité de ces droits humains.

Enfin, au tournant exact du millénaire nait La Concertation – action culturelle bruxelloise. D’abord association de fait créée par neuf CC bruxellois en tant qu’organe commun de réflexion et d’action, elle devient en 2005 une plateforme qui s’ouvre bientôt aux autres associations du secteur socioculturel et artistique en Région bruxelloise, dans une optique de promotion et de développement des droits culturels. Le Décret de 2013 sur les CC fondé sur ces droits lui sera applicable.

Premiers croisements

Des représentant·es de la FTA, d’ASTRAC et de La Concertation sont membres des comités de la Plateforme d’observation des droits culturels de C&D. Par ailleurs il était prévisible que la rencontre ait lieu entre la démarche de co-construction de La Concertation et celle de l’ « Approche des droits culturels » de la Fédération du Théâtre-action. En 2019, le projet d’une journée de travaux se construit pour l’année 2020. Le Covid reportera en 2021 ce projet qui deviendra celui d’une année de rencontres s’adressant aux professionnel·les de la culture et du socioculturel, chargé·es de mettre en œuvre les droits culturels, pour qui les droits et libertés de la population se traduisent en obligations de « respecter, de protéger et d’apporter les moyens de leur réalisation ».

Les rencontres, d’approches historiques, théoriques et pratiques, et un laboratoire, furent autant d’espaces de questionnements sur les droits culturels et les divers obstacles rencontrés dans leur mise en œuvre. Ils convergèrent – rien de surprenant à cela – avec maintes conclusions du rapport final de la Plateforme d’observation des droits culturels de C&D. Voici, ci-après, de manière succincte, quelques exemples significatifs.

Vertus versus compétences

« Aimer les gens  être engagé, militant  avoir de la bienveillance  manifester de la curiosité, de la sensibilité, de l’ouverture aux différences  être ouvert à la rencontre, à l’écoute, au partage, au faire ensemble. » Telles sont les vertus attendues de l’animateur·ice responsable d’une action de terrain assurant l’effectivité des droits culturels de la population. Les vertus et non les compétences, qui sont d’une nature moins subjective. Cette différence de nature donne à mieux percevoir comment se posent aux structures culturelles – associatives ou publiques – les questions relatives à la mise en œuvre concrète de ces droits et des conditions de leur effectivité.

La recherche de légitimité(s)

Ces questions reflètent également de manière plus ou moins déclarée l’incertitude tant des travailleur·ses « de terrain » que des responsables – deux fonctions qui souvent s’entrecroisent – quant à leur légitimité à travailler la matière des droits culturels, tant à l’égard de la population qu’envers la structure qui les emploie, et, en leur sein même, à l’égard de leurs propres instances et des pouvoirs subsidiants10. La recherche de l’effectivité des droits culturels entraîne en effet, entre ces différents niveaux, des questionnements de nature similaire qui conduisent à une évidence : les pratiques ambitionnant de répondre à cet enjeu dans les relations entre un opérateur et la population imposent, pour se réaliser pleinement, de les appliquer de manière similaire au sein de la structure elle-même. Se saisir de cette exigence sera un des enjeux du laboratoire11.

Un autre aspect de cette quête de légitimité partagée par les travailleur·ses culturel·les  ce qui provoque leur questionnement face à leur approche naturelle, sensible, des droits culturels  ce qui les trouble et les irrite lorsqu’ils et elles apportent aux gens les moyens d’expérimenter concrètement leurs droits et libertés culturel·les, sont avant tout les obstacles qu’ils et elles rencontrent pour les mettre en œuvre.

Un premier obstacle : le fossé du langage

Un obstacle souvent énoncé en premier est le fossé du langage entre droit et culture et, parallèlement, entre théorie et pratique, qui pour être comblé, exige des termes clairs et compréhensibles si l’on veut éviter la « fracture entre ceux et celles qui savent et ceux et celles qui agissent ». Ce qui se passe lorsqu’un opérateur culturel ouvre le chemin de la population environnante, à son droit de participer effectivement à l’invention culturelle et artistique, résisterait à une transposition aisée en termes administratifs : comme le dira un participant à la formation : « Pour expliquer ce qui se passe, les mots manquent. » Il y aurait dans la traduction des actes favorisant l’effectivité des droits culturels une part difficilement réductible à leur description objective.

Le groupe de réflexion n’a cependant pas retenu l’hypothèse d’une opposition entre la parole et l’écrit, entre l’oralité, dominante dans la création participative des gens, et sa transcription dans un cadre d’évaluation préétabli. N’apparait pas non plus de fracture entre le processus le plus souvent collectif et aléatoire de l’invention culturelle, et l’exercice le plus souvent solitaire de son analyse, pour soi-même et pour son objectivation à l’usage des tiers.

On ne peut cependant totalement écarter la contradiction – à tout le moins le paradoxe – entre les droits culturels – d’accéder, de participer, de décider – qui mettent en œuvre des libertés, et le compte-rendu dans un cadre préétabli, d’actions qui donnent priorité au processus et à l’expérience personnelle ou collective sur leurs résultats estimés en termes de production quantifiable. Ces actions revendiquées par les acteur·ices de terrain – ces « militants de la bienveillance, de la curiosité, de la sensibilité, de l’ouverture aux différences »12, sont destinées à « donner confiance, mobiliser, écouter », aider les gens à expérimenter leur inventivité culturelle, le plus souvent insoupçonnée pour soi-même et inouïe pour les autres, et à la partager.

Une analyse du processus et le récit de l’aventure partagée s’avèrent pourtant indispensables pour saisir la part peu ou prou indicible de l’effectivité des droits culturels, née de l’intuition des animateur·ices, de leur perception des langages de toutes natures, à l’écoute des surgissements inattendus et de la poésie présente en chacun·e, attentif·ves aux solidarités collectives, par lesquels s’exprime concrètement, et peut-être essentiellement, l’effectivité de ces droits.

L’indispensable décloisonnement

Parmi les obstacles évoqués, le cloisonnement apparait en second – entre culture et social, entre culture et politique – qui sabote l’enjeu de la transversalité et pose la question de la diversité et de l’absence d’une grande partie de la population dans le quotidien du travail de terrain. Leur décloisonnement figurait déjà parmi les objectifs du décret sur les CC de 2013. Il sera répété sur plusieurs modes dans le Mémorandum de l’ASTRAC de mars 201913. Apparemment, on est encore loin du compte.

Pour ne pas opposer besoin de culture et besoins dits primaires, il faut décloisonner social et culture, et espérer que, selon le mot d’un participant, les droits culturels « sublimeront » l’ensemble des droits humains. Cette exigence et cet espoir donnent la mesure de l’indispensable interaction entre droits culturels et droits politiques, entrelacés à d’autres droits humains, entre politiques culturelles et politique en général. Ils en montrent aussi la difficulté : ainsi la « non-essentialité » de la culture dans les décisions du gouvernement fédéral pendant la pandémie du Covid fait apparaitre l’absence dramatique d’interaction entre politique culturelle fondée sur les droits culturels et politique générale, qui, ne fût-ce qu’en raison de ses incidences sociales, appelle avec force le pouvoir politique à une autre posture que celle de l’indifférence à l’égard des besoins culturels de la population.

Comment être juste ?

La mosaïque des questions sur les légitimités et les obstacles ouvre alors au « comment faire ? », les méthodes pour passer des paroles aux actes, comment les gens peuvent exprimer ce dont ils sont porteurs, de quelles médiations user pour trouver la « position juste » ?

Un décret ne suffit pas à faire bouger les lignes et à interroger le territoire. Pour impliquer tous les publics, pour amener chacun·e à apporter sa parole et à participer, il faut en comprendre la logique. Dans l’ombre des normes, des articles de décrets, c’est le plus souvent une question d’intuition, de sensibilité et de comportement des animateur·ices, de pratiques nées d’engagements personnels des travailleur·ses culturel·les, de « juste posture ».

Comment être juste devant l’impératif des priorités sociales, parfois de survie ? Y aurait-il des droits culturels différents selon les publics ? Selon les situations ? L’action des institutions et des associations culturelles doit-elle répondre à toutes les attentes de tous les publics ? Comment en effet être juste entre des contraintes concurrentes ? Comment être juste devant le grand écart entre politiques descendantes et pressions ascendantes, qui apportent aux équipes des CC – mais les associations indépendantes n’en sont pas indemnes – l’irritante sensation d’être parfois coincés entre deux contraintes contradictoires. D’une part, une forme d’instrumentalisation par le pouvoir subsidiant et, d’autre part, les appels venant de la population, exprimés sur un mode social : deux impératifs aux logiques concurrentes et parfois contraires, qui placent l’institution et ceux et celles qui y travaillent en déséquilibre entre un rôle d’agent des pouvoirs publics et celui de courroie de transmission des dits et non-dits de la population.

Comment, particulièrement, être juste, confronté aux contraintes que la pandémie impose et qui – au mieux – renvoient à la seule consommation passive de la culture ? Cette question de la juste posture allait en effet mener à la revendication par un CC d’une résistance légitime aux contraintes sanitaires, imposées par l’État et ce en dépit de ses engagements internationaux14 en matière de droits culturels.

L’homologie entre fonctionnement de la structure et travail de terrain

La recherche d’une juste posture conduit les institutions culturelles subventionnées à s’interroger sur les effets de leurs missions décrétales sur la structure de l’institution et son fonctionnement. Se saisir de cette question était l’un des objectifs du laboratoire, tant s’avérait indispensable une similitude de posture entre le travail sur le terrain et celui au sein de la structure.

Il parait en effet de plus en plus évident que doit exister une homologie entre l’approche des droits culturels de la population dans le travail de terrain et l’application de ces droits en interne : pour relier ce qui part de l’équipe, pour mettre des mots sur les actes et trouver un langage commun lorsqu’au moment des évaluations il faudra, de plus, jongler avec des critères différents selon les domaines et les décrets.

Ces pistes de réflexions demandaient à être approfondies, en interrogeant les rapports de pouvoir et de hiérarchie au cœur des institutions et associations qui s’impliquent, par choix ou par obligation, dans la recherche de l’effectivité des droits culturels. Cette conclusion s’est imposée à Mathias Mellaerts, chercheur à la Fondation Marcel Hicter qui a accompagné par des ateliers tout le processus de la double formation organisée en visio-conférence par La Concertation au cours du premier trimestre 2021.

Avec un groupe qui en est issu, ce travail de recherche va, dans le laboratoire conçu par La Concertation et la Fondation Marcel Hicter, expérimenter des outils d’inspiration graphique fondés sur « l’émergence des droits culturels comme nouveau référentiel de l’action », et inviter à « expérimenter de nouvelles dynamiques d’organisation interne des institutions », ou « comment construire et penser l’organisation du travail en valorisant à la fois l’engagement participatif de chacun·e et la responsabilité de tous et toutes ? ».15

En soutenant cette expérience de laboratoire, La Concertation, qui souhaitait donner une suite aux contributions des participant·es de la formation « Approche des droits culturels », voulait interroger la mise en pratique des droits culturels « par des postures impliquantes en équipe et avec les populations », poursuivre la réflexion sur « les moteurs et les freins aux droits culturels dans la pratique quotidienne », et « trouver ensemble des outils et stratégies de nature à renforcer le pouvoir d’agir des participant·es par rapport au cadre institutionnel et politique ».16 Pour la Fédération du Théâtre-action, initiatrice et responsable final du programme d’ « Approche des droits culturels », poursuivre les journées de formation théorique par l’accompagnement de ce laboratoire était une évidence.


1. Une présentation de cette expérience de formation en vidéo-conférence est à lire sur le site de la Plateforme d’observation des droits culturels.

2. Avec le soutien du service de la formation continue de la FWB (Éducation permanente).

3. Exposé de Marcel Hicter devant l’Assemblée de la FICEMEA en 1970, in Pour une Démocratie culturelle, édition de la Direction générale de la Jeunesse et des Loisirs du ministère de la Communauté française avec la Fondation Marcel Hicter, 1980, p. 172.

4. Exposé de Marcel Hicter lors du symposium organisé dans le cadre du programme du Conseil de Coopération culturelle du Conseil de l’Europe consacré aux animateurs socio-culturels en 1974, in Pour une démocratie culturelle, op.cit., p. 290.

5. Exposé de Marcel Hicter à l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en 1976, in Pour une démocratie culturelle, op.cit., p. 337.

6. Aujourd’hui Fédération du Théâtre-Action (FTA).

7. Astrac.

8. La loi – française – de la Nouvelle Organisation des Territoires de la République.

9. Déclaration universelle des droits humains de 1948.

10. Un des enjeux déjà du Décret sur les Centres culturels de 2013.

11. cf. infra, L’homologie entre fonctionnement de la structure et travail de terrain.

12. Rapport d’évaluation collective sur les Journées « Approches des droits culturels » organisée par la Concertation, déc 2020 mars 2021, document FTA pour le Service de la Formation continue FWB.

13. Astrac.

14. Lire l’article « La responsabilité des Centres culturels en matière de droits culturels » par Virginie Cordier et Thibault Janmart.

15. Document d’invitation à participer au laboratoire Concertation bruxelloise/Fondation Hicter 2021, responsable Mathias Mellaerts.

16. Ibid. , Texte de Lara Lalman, La Concertation – action bruxelloise, 2021.

Cultiver les droits culturels – Expérimenter Paideia #2 – 08/02/2022

Faisant suite au premier volet du cycle de rencontres « Cultiver les droits culturels – Expérimenter Paideia #1/ Explorer, défricher : Introduction aux droits culturels » initié par l’ASTRAC et la Plateforme d’observation des droits culturels (Culture & Démocratie) le 16 novembre 2021 aux Abattoirs de Bomel à Namur, nous avons le plaisir de vous convier à ce nouvel évènement.

Nous aurons l’occasion de vous retrouver le mardi 8 février 2022 lors de la Journée professionnelle de l’ASTRAC à la Marlagne (chemin des Marronniers 26, 5100 Namur), lors d’un atelier pour analyser sa pratique au regard des droits culturels selon la méthode Paideia.

>>> Plus d’informations et inscription (obligatoire !) en suivant ce lien. <<<


Depuis fin 2012, Réseau Culture 21 développe en partenariat avec l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’Homme de l’Université de Fribourg (IIEDH) et son Observatoire de la diversité et des droits culturels la recherche-action appelée Paideia. Celle-ci a pour objectif d’analyser collectivement comment les droits fondamentaux et en particulier les droits culturels sont pris en compte dans les politiques et les actions de développement territorial.

L’analyse de « cas d’école » constitue un pilier central de la méthode Paideia. Elle permet d’interroger la prise en compte des droits culturels au sens large dans les différents aspects d’une action et vise à une plus grande effectivité de ces droits dans le cadre d’un programme dépassant l’échelle de celle-ci.

Le plus souvent, la réalisation d’une analyse de cas se concrétise individuellement, par écrit pour donner lieu à une « fiche de cas ». À l’occasion de la Jpro2022, les participants auront l’occasion de tester l’approche collectivement, sous la forme d’un atelier basé sur l’écoute active.


Animation : Julia Bailly (ASTRAC), Valérie Lossignol (Central – Centre culturel de La Louvière, ASTRAC), Pascale Piérard (Centre culturel Ourthe et Meuse, ASTRAC) et Liesbeth Vandersteene (ASTRAC).
Nous serons accompagnées par Luc Carton, philosophe, vice-président de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels (Fribourg, Suisse), ancien inspecteur FWB et Jean-Luc Piraux, comédien.

Parlez-vous droits culturels ? – 13 décembre 2021

Lundi 13 décembre 2021, 9h30-16h30

PointCulture Bruxelles, rue Royale 145, 1000 Bruxelles.

La Plateforme d’observation des droits culturels (Culture & Démocratie), La Concertation asbl-Action Culturelle Bruxelloise et l’Association Marcel Hicter ont initié différentes démarches qui explorent les droits culturels et œuvrent à leur culture commune. Elles vous invitent à venir parler « droits culturels » lors d’une journée d’information et d’expérimentation au départ de leurs recherches.


Programme

9h15 | Accueil et café


9h30 | Introduction : différentes approches de la mise en pratique des droits culturels
Avec : Paul Biot (Culture & Démocratie, Théâtre-action), Lara Lalman (La Concertation),
Mathias Mellaerts (Association Marcel Hicter), Marie Camoin (Article 27), Liesbeth
Vandersteene (ASTRAC) et Morgane Degrijse (Plateforme d’observation des droits culturels, Culture & Démocratie)


10h15 | Observer l’exercice des droits culturels ? – Retours sur les travaux de la Plateforme d’observation des droits culturels
Avec : Morgane Degrijse (Plateforme d’observation des droits culturels, Culture & Démocratie)


10h30 | Discussion-débat avec les centres culturels partenaires de la recherche : comment observer l’exercice des droits culturels ?
Avec : Thierry Wenes (centre culturel de Fosses-la-Ville), Pascale Piérard (centre culturel
Ourthe et Meuse), Emilie Lavaux (centre culturel de Genappe) et d’autres intervenant·es à confirmer
Animation : Liesbeth Vandersteene et Morgane Degrijse


11h15 | Pause-café


11h30 | Suite des débats de la matinée

12h15 | Repas


13h30 | Ateliers : En quoi ce que je fais et la façon dont j’agis participent à la réalisation des droits culturels ?

Expérimentation des outils développés par Mathias Mellaerts (Association Marcel Hicter), Aliette Griz (Midis de la Poésie), Virginie Cordier, Thibault Janmart et Laetitia Raesschaert (La Vénerie), Amélie Michaud et Antoine Schwarz (Maison de la Création), Edith Grandjean (Wolubilis), Hélène Janssens (Archipel19), Olivier Roisin (Mouvance asbl), Lapo Bettarini et Lara Lalman (La Concertation asbl) et Paul Biot (Culture & Démocratie).

1) Les droits culturels en images

Explorer les droits culturels et les associer à une pratique associative et/ou professionnelle.

2) La culture, toi et moi

Faire émerger les différentes représentations que recouvre le mot « culture » et explorer le rapport intime que nous entretenons avec elles.

3) La participation, une question d’attitude ?

Explorer et questionner sa posture relationnelle dans un cadre participatif.

4) Le jeu des citations cultes

Découvrir l’histoire des droits culturels de manière interactive et ludique.


15h30 | Pause-café


15h45 | Avec quoi repartons-nous ?


16h15 | Conclusions

Avec : Luc Carton (Culture & Démocratie)


Un retour sur l’ensemble de la journée peut être trouvé sur le blog de La Concertation asbl

Bientôt une partie des interventions (introductions, table ronde et conclusions) disponibles en ligne sur ce blog !

La responsabilité des Centres culturels en matière de droits culturels (Article)

Les droits culturels, source d’obligations de nature universelle – L’exemple de la Vénerie

L’analyse – remarquable à plus d’un titre – qui va suivre évoque une question débattue lors d’une formation à l’Approche des droits culturels de janvier à mars 2021: celle de la responsabilité des Centres culturels en tant que porteurs, par délégation, des engagements internationaux de l’État en matière de droits culturels.

>>> Voir à ce sujet l’article de Paul Biot <<<

Une responsabilité ruisselant des organes supérieurs de la structure étatique vers les entités fédérées et, par délégation de missions et affectation de moyens, vers les opérateur·ices présent·es dans la cité. Une présence concrète qui rend les Centres culturels d’autant plus responsables qu’ils doivent répondre d’une répartition équitable de leurs actions au sein d’une population d’un territoire donné, où ils sont l’image permanente de la dimension culturelle de la puissance publique.

C’est dans la contradiction entre les obligations internationales de la Belgique en matière de droits culturels et les contraintes imposées par une situation sanitaire ponctuelle que s’est posée à l’équipe du Centre culturel de La Vénerie la question de la manifestation de sa responsabilité politique en matière de droits culturels de la population.

Paul Biot

Formateur en droits culturels
Fédération du théâtre-action
Culture & Démocratie (Plateforme d’observation des droits culturels)


La responsabilité des Centres culturels en matière de droits culturels

L’effectivité des droits culturels prise comme mesure des engagements internationaux de la puissance publique

Mars 2021 : le Centre culturel La Vénerie organise trois concerts successifs du musicien Quentin Dujardin. Nous sommes en plein confinement et le gouvernement interdit l’ouverture des lieux culturels, tout en autorisant les lieux de cultes de rassembler quinze personnes. Si le triple set s’est déroulé sans encombre, l’action pose toutefois question au regard de ce que l’on appelle « les droits culturels » et leur place depuis le début de la crise.

Introduction

12 mars 2021 : Quentin Dujardin, acte deux. Dès le début du premier des trois concerts programmés, c’est tout un parterre qui frémit sur des notes aux consonances lointaines, chargées de désirs et investies d’une signification toute particulière. En effet, depuis plusieurs mois maintenant, toute représentation devant un public (non professionnel) dans une salle est interdite. À l’instar d’autres comme le secteur HORECA, la Culture est mise au coin et les droits culturels confisqués. Ce jour-là, chaque personne risque des poursuites pénales, une amende, ou de terminer la soirée au commissariat de police. Et pourtant, la justesse des notes rejoint celle de l’acte. Que signifie-t-il au regard des droits culturels ?

Une épopée artistique et institutionnelle

C’était en février, le jour de la Saint-Valentin, que Quentin Dujardin tirait la première flèche en plein milieu de la cible à l’église de Crupet. Constatant qu’un culte pouvait accueillir quinze personnes en intérieur, quelle différence entre un officier cultuel et un officier culturel ? C’est donc avec son bon sens et sa guitare qu’il tente un geste symbolique. Il sera interrompu par la police après son premier morceau. Le malaise se lit sur certains visages, chacun·e dans sa fonction semble interrogé·e par cette situation ubuesque, que l’on soit citoyen·ne, policier·ère, représentant·e d’ici et d’ailleurs (voir l’article suivant). S’ensuit une procédure juridique rapidement éteinte par le classement du dossier sans suite avec un simple rappel à l’ordre (voir l’article suivant). L’artiste se sent infantilisé. La ministre Annelies Verlinden enfonce encore légèrement le clou en déclarant que la liberté d’expression artistique ne serait pas englobée par la liberté d’expression (voir l’article suivant). Cela encourage Quentin Dujardin à poursuivre.

Prochaine étape : jouer dans des institutions culturelles, trop silencieuses selon lui. L’artiste contacte une dizaine de lieux avant de trouver une structure qui osera poser un acte fondamental : ouvrir sa salle pour poser le débat. Car s’il y a bien quelque chose qui est refusé au monde culturel dans son ensemble depuis plusieurs mois, c’est la possibilité de se questionner sur le sens de son existence en temps de crise. Tombé dans le dossier « Indifférence » du gouvernement fédéral, la détresse psychologique engendrée ne se vit pas qu’au niveau individuel chez celles et ceux qui incarnent le secteur, elle transcende également le plan structurel.

L’équipe de direction de La Vénerie met en débat le conseil d’administration et l’équipe. On prend le temps, malgré l’urgence. Une rencontre avec Quentin est organisée et est le fruit d’un débat vivant au sein de l’équipe, où les opinions divergentes prennent le temps d’exister. Le débat est tout aussi animé au sein du conseil d’administration. Finalement, sentant l’adhésion majoritaire, la direction de La Vénerie donne le feu vert pour organiser les concerts vingt-quatre heures avant le lancement.

Le temps de mettre tout en place au niveau des règles sanitaires, de discuter des modalités de remplissage (pour favoriser un accès tant aux habitant·es venu·es soutenir leur Centre culturel que le monde associatif ou politique), de fignoler l’accueil et la gestion sur place (une société boitsfortoise privée d’encadrement d’évènements proposera de gérer gratuitement d’éventuels débordements pour soutenir l’action), l’artiste débarque avec sa guitare et se lance, non sans émotion sur trois concerts. Dans un déroulement raisonné et raisonnable, la nuit s’installe avant le couvre-feu. Et pour une fois, les seul·es qui ne débarquèrent pas, ce furent les forces de l’ordre.

Les droits culturels mis en lumière

« Nous avons tous des droits, parmi ceux-ci il y a les « droits culturels ». Exercer ses droits culturels permet à chaque personne de voir et imaginer le monde et de mieux agir sur lui. En Belgique, ce sont entre autres les Centres culturels subventionnés par la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui travaillent pour contribuer à un meilleur exercice des droits culturels de toutes et tous. » – Site de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Cet extrait, issu du site de la Fédération Wallonie-Bruxelles, rentre en parfait contraste avec la situation d’interdiction que subissent les droits culturels en Belgique lors de ce confinement. Lors de la première vague, une réponse rapide était nécessaire et il s’agissait bien de rassembler la population autour d’un effort collectif pour préserver le secteur de la santé, frappé de plein fouet par les cas COVID en escalade. Lors de cette première moitié de 2021, nous avons vécu trois vagues, plusieurs méthodes de confinement, des changements de protocoles très nombreux et vivons sous le régime de la trentaine des fameux « arrêtés COVID ».

D’une manière plus intime, nous nous sentons chacun·e, jusque dans nos sphères familiales, affecté·es de manière unique sur nos valeurs, nos choix et notre respect de la « norme sanitaire ». Plus le temps passe, plus les incohérences de certaines mesures nous irritent, nous blessent profondément : comment comprendre, par exemple, qu’un artiste ait pu se produire entre les rayons frais et les conserves dans un supermarché où plusieurs personnes se succèdent, alors que les salles de spectacles demeurent portes closes ? Comment agréer la légitimité d’une mesure qui autorise les citoyen·nes à recevoir au jardin, mais interdisait les toilettes, et en parallèle limitait fortement les contacts en extérieur, au mépris de nombre de foyers n’ayant aucun espace ouvert ? Comment ne pas comprendre le malaise que vit la jeunesse, prise entre une école où l’espace s’est vécu de façon orthogonale, et les activités extra où il·elles doivent voiler leurs émotions d’un masque de papier, quand elles peuvent avoir lieu ?

Au final, il ne s’agit là que d’endroits où habituellement se produisent, se construisent et se vivent les droits culturels. Le gouvernement, par l’amoindrissement transversal de tous les pans de notre vie spontanée (aller au restaurant, au cinéma, au théâtre, en famille, sur la place du village, etc.) a opéré en réalité une éclipse totale sur les droits culturels, sur la liberté d’expression et la liberté d’opinion, le tout sans processus démocratique identifiable. Car à l’heure des évènements de cet article, aucun débat public dans une instance démocratique n’a encore porté ses fruits sur le sujet. À ce titre, si les Centres culturels subventionnés doivent travailler à ce que chacun·e puisse exercer au mieux ses droits culturels, on comprend aisément que l’acte deux de Quentin Dujardin touche au cœur de notre métier. Nous devions ouvrir ce débat. Car il s’agit bien de cela : le postulat de base de la pratique des droits culturels est d’avoir, en tout temps, un espace de délibérations et d’expression sur nos vies. Le débat ouvert en interne était l’expression pure et simple de mise en pratique des droits culturels. Et c’était vivant !

La responsabilité et ses limites

Si l’aspect douteux au niveau démocratique est bien évident, une autre facette de la pratique des droits culturels ne l’est pas pour autant. En tant qu’opérateur·ice culturel·le subsidié·e, une question traverse notre pratique de façon incessante : à partir de quel moment pouvons-nous remettre en cause ce même pouvoir qui nous finance ? Dans les Centres culturels, la question est loin d’être simple et s’aborde de façon tridimensionnelle.

De façon structurelle d’abord, les conseils d’administration sont composés à la fois de représentant·es privé·es (particulier·ères ou associations) et de mandataires publics (élu·es communaux·les et fonctionnaires de la Fédération Wallonie-Bruxelles), selon les articles 85 et 86 du Décret du 21 novembre 2013 relatif aux Centres culturels. Si ce bicaméralisme, dans son ambition initiale, souhaite rassembler autour de la table un large panel de la société civile et politique, il peut parfois faire preuve de blocage. Il est difficile d’ignorer les pressions « de ne pas accepter l’évènement » qu’ont pu vivre d’autres institutions devant la proposition de cet acte deux qui induisait une illégalité de facto. Car le jeu politique qui se joue entre les niveaux fédérés et fédéral risque de produire un effet « miroir » dans les hémicycles culturels, pour le meilleur comme pour le pire.

De manière institutionnelle ensuite, les subsides pour l’emploi et le fonctionnement d’un Centre proviennent majoritairement des institutions communautaires (FWB, COCOF, etc.) et communales. Ce sont également ces mêmes services qui participent à circonscrire l’action, via l’application des protocoles dans tous les pans de la vie sociale. En toute légitimité, on peut dès lors s’attendre à ce qu’un organisme majoritairement entretenu par ces institutions s’attelle à faire respecter à la lettre les règles d’interdiction. Mais rien n’est plus trompeur. Un Centre culturel est avant tout là pour faire vivre l’esprit d’un décret, qui stipule notamment en son article deux : « L’action des Centres culturels contribue à l’exercice du droit à la culture et plus largement, à l’exercice de l’ensemble des droits culturels par tous et pour tous dans le respect de l’ensemble des droits humains ». Bien sûr, un centre ne doit pas faire obstruction à l’encontre des règles de l’ordre public. Mais parce qu’il doit garantir l’exercice de l’ensemble des droits culturels en tant que droits humains, il doit permettre en tout temps le débat et le partage qui y sont liés. Il est de sa responsabilité sociétale d’organiser la réflexion là où elle doit se passer et se vivre. On notera le conflit immédiat entre cette position et l’absence de débat sur le secteur au niveau fédéral à l’époque.

Un dernier aspect de la responsabilité se loge au sein même de l’équipe du Centre. En tant que professionnel·les du terrain, nous sommes tous les jours questionné·es sur les limites que peut avoir notre action en temps de pandémie. Devons-nous « montrer l’exemple » en appliquant le discours officiel, ou devons-nous oser poser la question de l’alternative ? L’acte deux présenté à La Vénerie a directement remis chaque membre de l’équipe face à ses propres conceptions de la crise. Elle a chamboulé notre réflexion, notre engagement et notre capacité à utiliser notre métier comme vecteur de changement. Elle a appuyé une question pressante : quelle responsabilité ai-je envers l’autre ? Et inutile de croire que nous sommes les seul·es, bien d’autres avant nous se sont déjà repositionné·es et d’autres continuent à le faire. Mais nous, avec notre double casquette de citoyen·nes et de professionnel·les de la culture, ou plutôt comme garant·es de l’application de droits culturels, avec nos outils, nos connaissances et méthodes, comment décidons-nous d’agir ?

Une incarnation des droits culturels

Les trois concerts illégaux de Quentin Dujardin à La Vénerie, c’est une possibilité d’incarnation des droits culturels. Et les déclinaisons sont nombreuses.

Sur le fond, l’évènement a permis un questionnement multidimensionnel sur la manière dont nous devions répondre, organiser et vivre les droits culturels le vendredi 12 mars. Nous avons formulé en équipe une réponse et laissé chacun·e jauger de sa propre implication. On pourrait ainsi classer les positionnements en trois catégories : le refus de l’évènement, le soutien sans participation, et le soutien avec participation. Conscient·es de cette fameuse double casquette (citoyen·ne et professionnel·le), il nous apparaissait essentiel que chacun·e puisse articuler ces deux identités pour se situer. Il s’agissait de mettre un débat à sa juste place, sans forcer. Nous n’aurions par ailleurs pas réalisé l’évènement si nous ne sentions pas une majeure partie de l’équipe favorable à celui-ci. Cela n’aurait été ni fidèle ni juste par rapport aux forces vives. Au final, outre un soutien majoritaire de l’équipe, sur dix-neuf, huit membres du personnel ont préparé et/ou géré l’évènement sur place.

En parallèle, nous avons pu assister à des engagements multiples de la société civile et politique sur place : un ancien vice-recteur d’université, des membres de fédérations de Centres culturels (Association des Centres Culturels et La Concertation), des membres du conseil d’administration de La Vénerie, des élu·es politiques locaux·les, un député fédéral, d’ancien·nes directeur·ices du Centre culturel, ainsi que de nombreux·ses citoyen·nes. Par la suite la ministre de la Culture saluera dans la presse la façon responsable dont La Vénerie avait réussi à faire entendre et défendre les droits culturels(voir l’article de Charline Cauchie « Réouverture de la culture en Europe : où en est-on ? »). Et comment ne pas mentionner les polices, zonale et fédérale qui à aucun moment ne sont intervenues ? S’agit-il là d’un aveu, d’un oubli, d’une ignorance, d’une prise de conscience ou d’une question de priorités ? Le pouvoir judiciaire demeure jusqu’à ce jour muet sur la question.

Sur la forme, les trois concerts se sont déroulés de manière raisonnable et raisonnée. Les règles de l’ordre public sanitaire ont été scrupuleusement respectées (distance physique, masque et gel, absence d’attroupements). La symbolique est forte : pourquoi ne pas faire confiance aux opérateur·ices subsidié·es, ou en capacité de se comporter comme tel·les, c’est-à-dire des professionnel·les ? Le manque de confiance est à la hauteur des incohérences que subit notre vie culturelle aujourd’hui. Et là encore, les droits culturels s’illustrent de façon admirable : nous démontrons par nous-mêmes, par une attitude citoyenne et réfléchie, qu’une alternative est possible. Face à un discours infantilisant, nous faisons nos preuves une énième fois. En fin de compte, l’illégalité de notre incarnation des droits culturels ne revêt qu’un caractère mineur. Car au regard de ces droits, l’action est juste. Nous accomplissons notre mission de Centre culturel, en plein milieu de la cible.

Les droits culturels : quel rôle dans les crises ?

Notre explication a montré que la gestion de crise actuelle du COVID n’intègre en rien les droits culturels. Or, le postulat d’existence de ces droits dans les droits humains, inaliénables par définition (consacrés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme), leur donne un caractère intemporel et inexorable. Si leur pratique peut être plus cadrée selon la crise, on ne peut pas pour autant agir comme s’ils n’existent pas.

À l’heure des évènements de cet article, les gouvernements en Belgique semblent pourtant partis sur cette voie de l’indifférence. Et les conséquences de cette grossière erreur sont déjà visibles. Le manque d’adhésion croissant de la population aux règles (voir l’article suivant), la hausse de consultations chez les psychologues liés à l’épuisement pandémique (voire l’article suivant), des groupes de jeunes qui occupent les parcs en grand nombre (la Boum), les soirées dites « clandestines » n’en sont que quelques exemples. L’expression culturelle muselée, la catharsis qui y est liée ne peut plus se produire sur ses scènes habituelles. C’est donc chez soi qu’elle rumine. Et tant le·a citoyen·ne lambda tant le·a responsable politique en seront ou en sont déjà les victimes. Car à un moment ou un autre elle pourrait ressortir à vif. Et il ne faudrait pas que cela devienne un privilège, la fracture n’en serait que plus abyssale et potentiellement violente.

Ne devrions-nous donc pas plutôt considérer les droits culturels, au même titre que d’autres outils, comme un moyen adapté de gérer une crise ? Le temps de la réaction passé, il apparait aujourd’hui évident que la privation de ces droits ressemble de plus en plus à un acharnement thérapeutique arbitraire (sic) plus qu’à une vraie mesure de containment visant à éviter une montée de cas mathématique qui serait directement liée aux « réouvertures ». La présence plus qu’insuffisante de représentant·es socio-culturel·les dans les instances de conseil ou de décision au niveau des gouvernements illustre de nouveau tout le problème : aurait-on pu vivre une gestion de crise plus apaisée, avec une société plus paisible, si notre secteur avait été convié directement aux discussions ? Nous avons à cœur de le penser.

À l’heure où nous clôturons cet article, les secteurs de la culture et de l’horeca ont pu sensiblement rouvrir et l’on parle déjà de nouvelles discriminations comme le Covid Safe Ticket. Il semble qu’à nouveau, un carcan est en train de se resserrer autour des lieux de culture. Plus qu’une imposition sur la manière de la faire et de la vivre, c’est à présent son accès, droit fondamental inaliénable, que l’on tente de limiter, instaurant ainsi une ligne de fracture entre les « bon·nes » et les « mauvais·es » citoyen·nes. Rentrons-nous dans une période où le degré d’obéissance déterminera la liberté de parole et de partage ? Pour paraphraser Hannah Arendt, le danger n’est pas tellement la manipulation et le mensonge, mais plutôt sa résultante. À l’aide d’une pléthore de moyens contestables et mal adaptés comme le Covid Safe Ticket (pour ne citer qu’un exemple), le seul réflexe qu’il nous reste serait la résignation, insipide et incolore.

Nous nous devons de rester des lieux de pensée, d’ouverture et de partage des opinions. En aucun cas des lieux d’exclusion. Résister pas juste pour désobéir. Résister pour mieux renvoyer l’incohérence et l’inhumanité. Entre la réflexion et l’action, on ne mesure que son courage.

Virginie Cordier, directrice de La Vénerie

Thibault Janmart, adjoint à la direction de La Vénerie

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